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LE PLAY S«^iiateDr, ins{>eetenr frétu^rul des inilKss iretAoéiRl «ox Exp*Mitioiis universelles ^ TOURS * jliMM^ îiÀME ET FILS, LIBRAIRES-KDITElins 'S^' PARIS, DENTU, LIBRAIRE ri ,/l*AI*AI8- ROYAL, 19, OALBRIR D'ORLÉANH é-n' ■ 1870 -*«*■'■ l'j ^. 1 V ^\ L'ORGANISATION DU TRAVAIL L / L'ORGANISATION DU TRAVAIL SELON LA COUTUME DES ATELIERS ET LA LOI DU DÉCALOGUE AVEC UN PRÉCIS d'OBSErVXTIONS COMPARÉES SUR LA DiermcnoN du bien kt du mal dans le HâaïuE du travail LES causes du mal ACTUEL ET LES MOYENS DE RÉFORME LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES , LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS (jM.^Ft LE J>LAY Sénatear, inspecteur général des mines Commissaire général aux Expositions nnirerselles de 1855 , de 186t et de 1867 Antenr des Oworicn européens et de la Réforme socitUe Les politiques veulent , en un État bien réglé , plus de maîtres es arts mécaniques que de maîtres es arts libéraux. RicHBÙBU, Tettament polit., I, ii, 10. TOURS ALFRED MAME ET FILS, LIBRAIRES -ÉDITEURS PARIS , DENTU , LIBRAIRE PALAIS-ROTAL, 19, GALERIE D'ORLÉANS 1870 ^^é^ ^ SOMMAIRE 3 VfZ^ DES PRINCIPALES DIVISIONS DE L*OUVRAGE Observation préliminaire sur les renvois vi Avertissement vu Chapitre I«^ — La distinction du bien et du mal .... 1 — II. — La pratique du bien, ou la Coutume . . 135 — m. — L'invasion du mal, ou la corruption . . 168 — IV. — Le retour au bien, ou la réforme. . . . 201 — V. — Les objections et les réponses 225 — YL — Les difQcultés et les solutions 305 Documents annexés 489 Table analytique des matières 543 Index alphabétique 549 Liste des Autorités sociales et des auteurs cités 559 SUBDIVISIONS ET SIGNES QUI Y RENVOIENT Les six chapitres se subdivisent en 72 paragraphes , placés sous les signes § 1 à § 72. Les 17 documents annexés sont placés sous les lettres A à R. Dans chaque subdivision , les notes portent une série de numéros commençant par Tunité. Ces signes , ces lettres et ces chiffres , intercalés entre paren- thèses dans le texte , signalent les rapprochements qui peuvent être faits d'une subdivision à Tautre. Ainsi, par exemple : (§5) renvoie au 5* paragraphe. ( § 39, n. 2) — à la 2« note du 39" pai'agraphe. (n. 8) — à la 8« note du § où le renvoi est placé. (C) — au document C des documents annexés. OBSERVATION PRÉLIMINAIRE SUR LES RENVOIS INTERCALES pANS LE TEXTE L'organisation du travail touche par tous ses points à l'organisation générale des sociétés. Les questions qu'elle soulève sont complexes : elles ne sont , à vrai dire , que Tune des formes du problème social ; et elles sont , pour la plupart, exposées dans les soixante- douze paragraphes de cet ouvrage, selon Tordre qu'indique l'euchaînement mé- thodique des idées. Seulement , de fréquents renvois inter- calés dans le texte (à l'aide des signes indiqués p. v) signalent la connexion qui existe entre certaines idées que la méthode a classées dans des paragraphes différents. Tous les lecteurs n'ont pas à faire usage de ces renvois. Ceux qui lisent l'ouvrage du commencement à la fin ne doivent pas s'interrompre pour retrouver en arrière un détail déjà connu , ou pour chercher en avant une explica- tion prématurée. Au contraire, ceux qui ne s'occupent que du sujet traité dans un paragraphe peuvent se reporter avec profit aux di- vers aspects du même sujet , présentés dans d'autres sub- divisions. Ces passages à consulter sont signalés par les renvois. AVERTISSEMENT L'Empereur a daigné me consulter, en 18S8 et en 1868, sur lé malaise et l'anta- gonisme qui envahissent, depuis 1830, les ateliers de travail de TOccident. Chaque fois il a fixé son attention sur le même fait : il a été heureux d'apprendre que le bien-être et l'harmonie se conservent dans une foule d'é- tablissements français ou étrangers ; que dès lors , en imitant ces modèles , on peut sûre- ment guérir le mal, sans recourir aux pa- nacées des réformateurs contemporains. L'Empereur voit la véritable organisation du travail dans la Coutume , constituée par la pratique même de ces ateliers modèles (SS 19 à 25). Mais, en se référant à l'avis des légistes et à l'opinion dominante du pays, il conserve des doutes sur les causes du mal actuel (§§ 26 à 32) et sur les moyens VIII AVERTISSEMENT de réforme (§§ 33 à 37). Il verrait donc avec satisfaction que la libre discussion vînt lever les objections opposées à la réforme, et ré- soudre les difficultés de l'exécution. J'ai tenté une première fois, en 1864, de répondre à ce désir (R). Je recommence au- jourd'hui cette tentative, pour un but plus spécial et avec des termes plus précis. Dans ce nouvel ouvrage, comme dans les précé- dents, je pars d'une vérité fondée à la fois sur l'expérience et la raison. Tandis que, depuis deux siècles (§17), les riches oisifs , les sceptiques , les lettrés et les gouvernants inculquent l'erreur à la nation , puis s'éteignent, pour la plupart, sans posté- rité , certaines familles de tout rang , vouées à l'agriculture , à l'industrie et au commerce prospèrent et se perpétuent sous la salutaire influence du travail, de la Coutume et du Décalogue. Ces familles, même dans les plus humbles situations, possèdent la science la plus utile, celle qui maintient l'union parmi les hommes. Elles se reconnaissent toutes à un même caractère : elles exercent sur leurs collaborateurs et leurs voisins l'autorité légitime qui se fonde sur le res- pect et l'affection. Elles peuvent être juste- AVERTISSEMENT IX ment nommées « les Autorités sociales (§ 5) »; et , en fait , chez les peuples prospères , elles dirigent partout la vie privée (§ 67) et le gouvernement local (S 68). Les familles qui ont occupé cette situation, en France , aux grandes époques de prospé- rité (SS 14 et 16), ont été détruites ou amoin- dries par l'absolutisme des souverains et la corruption des cours , puis par les persécu- tions exercées au nom du peuple. Mais de nouvelles familles se reconstituent sans cesse par le travail, le talent, la vertu; et nulle race, en Europe, ne donne à cet égard de plus beaux exemples (§ 18). Ces familles rem- pliraient le rôle qui leur appartient chez tous les peuples prospères, et elles rétabliraient promptement le bien-être et l'harmonie, si elles n'étaient pas désorganisées sans re- lâche par deux lois de la révolution ( §§ 42 à 49), et dominées partout par les fonction- naires (S 54). La restauration de ces autori- tés naturelles amènera enfin l'ère nouvelle qui ne put s'ouvrir en 1789; car elle réta- blira sans secousse les bons rapports sociaux qui furent successivement détruits par la cor- ruption de l'ancien régime et les violences de la révolution. Comme au xvu® siècle (§ 16), AVERTISSEMENT le bienfait de la paix sociale se liera natu- rellement, dans la penséç des populations, au souvenir de la dynastie qui aura pro- voqué la réforme (§72). Je me reporte souvent à cette vérité, en constatant la stérilité des changements qu'on apporte, depuis 1789, aux formes de la sou- veraineté (S8,n. Ilàl3), avec une mobilité de vue et une persistance de méthode qui rappellent la périodicité des saisons. Le but, que nous cherchons si haut, est près de chacun de nous. Il faut revenir aux institu- tions qui donnèrent à nos aïeux la prospé- rité ^ et qui la conservent encore chez les peu^s classés au premier rang dans l'opi- nioft des Européens (62 à 66). Tout ^n adop- tant les formes de notre temps, il faut re- placer la société sur ses bases éternelles : la vie privée , sur le foyer, l'atelier, la paroisse et la corporation (§ 67) ; le gouvernement local, sur le département rural et la com- mune urbaine ( § 68 ) ; le gouvernement central, sur la province et l'État (§ 69). Il faut, en un mot, réformer les seules insti- tutions qui n'aient pas varié depuis le ré- gime de la Terreur (§ 37). Dans ce livre, comme dans les précé- AVERTISSEMENT XI dents , je n'enseigne aucune vérité qui me soit propre , et je me renferme dans un rôle plus modeste. Pénétré d'abord, comme les hommes de mon temps , des erreurs qui régnent en France, je me suis efforcé de revenir au vrai. A cet effet, j'ai recherché, pendant de longs voyages, les Autorités sociales qui résident sur leurs établisse- ments; et ma mission se réduit à exposer les vérités qu'elles m'ont enseignées. J'au- rais atteint le but indiqué par l'Empereur, si j'avais résumé clairement leurs pratiques et leurs opinions. Mon enquête reste plus que jamais ou- verte; car le présent ouvrage, en coordon- nant les faits déjà recueillis, offre le meilleur moyen de les compléter. Je continue donc à faire appel aux Autorités sociales de la France et de l'étranger. Je les prie de me signaler les résultats d'expérience que je n'aurais pas assez mis en lumière. Je ré- clame surtout ces informations pour les pra- tiques de la vie privée et du gouvernement local qui assurent la paix publique , sous les régîmes de contrainte comme sous les ré- gimes de liberté (§8). J'examinerai, avec la déférence due à leurs auteurs, les do- XII AVERTISSEMENT cuments nouveaux qui me seront commu- niqués, et j'en tiendrai compte dan^ une autre édition. L'honorable imprimeur qui entreprend l'édition de cet ouvrage pratique lui -môme la Coutume des ateliers, et il en démontre les bienfaits par son exemple (Q). Il n'a vu, dans cette publication, qu'un nouveau moyen de repousser des erreurs dangereuses et de propager les vrais principes de l'organisa- tion du travail. Adoptant la règle que j'ai toujours suivie, il m'a spontanément oifert de consacrer les profits éventuels de l'en- treprise à une œuvre permanente tendant au même but. Les hommes qui voient les dangers actuels de l'Europe et l'urgence de la réforme comprendront l'opportunité de nos efforts. J'ose espérer qu'ils nous donneront leur concours , soit pour répandre la vérité contenue dans ce livre, soit pour mettre en lumière une vérité plus complète , soit enfin pour organiser • une propagande plus méthodique et plus efficace. L'ORGANISATION DU TRAVAIL CHAPITRE le^ LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL NÉCESSITÉ DE LA DISTINCTION PRÉALABLE DU BIEN ET DU MAL. Les règles essentielles à Torganisation des ateliers de travail se confondent, à beaucoup d'égards, avec les principes généraux de la constitution des sociétés. Je me trouve donc souvent conduit , dans le cours du présent ou- vrage, à rappeler ceux de ces principes qui sont contestés de notre temps. Cette obligation m'est particulièrement imposée dans ce premier cha- pitre: mais ici, comme dans les chapitres sui- vants, je n'étends jamais ces aperçus au delà des questions usuelles ou des notions générales de géographie et d'histoire , qui sont strictement indispensables à l'exposé de mon sujet. l 2 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL L'intérêt universel qu'excite en Occident la question du travail provient surtout du mal qui règne dans beaucoup d'ateliers, et qui trouble Tordre social. Mais, jusqu'à présent, ce mal est moins étendu que ne le croient ceux qui en souffrent ; et mon premier soin est de prémunir le lecteur contre les conclusions trop générales qu'on tire souvent , parmi nous , des faits qu'on a sous les yeux. Les deux régions extrêmes de l'Europe offrent un contraste marqué, en ce qui concerne l'or- ganisation du travail et les rapports mutuels des patrons et des ouvriers. En Orient *, on voit rarement les dissensions intestines se produire au sein des ateliers voués à l'agriculture, aux exploitations de mines et de forêts, aux indus- tries manufacturières , au commerce , et , en gé- néral, aux arts usuels ^ La paix s'y maintient à la faveur de certains usages également respectés des patrons et des ouvriers. En Occident, beau- coup d'ateliers conservent ce même état d'har- monie ; d'autres , au contraire , s'écartant de la tradition , tombent dans un état d'antagonisme 1 Voir au § 9 la défînilion de VOrieiit et de rOccident, puis celle de la région centrale qui les sépare. = 2 Je désigne sous le nom d'aris usuels les méthodes de travail qui, par Teffort des bras et des machines ou par l'intervention des agents naturels, produisent, élaborent et transportent la plupart des objets utiles à l'homme. J'appelle atelier, selon la notion habituelle, le lieu de travail relevant d'un môme chef. § r" — NECESSITE DE LA DISTINCTION 3 qui n'est pas moins dangereux pour les nations que pour les familles. Le désordre ne peut s'introduire parmi les populations qui pratiquent les travaux mécani- ques des arts usuels sans s'étendre aux classes qui se livrent aux arts libéraux fondés surtout sur les travaux de la pensée. Souvent même ce sont ces classes qui , par leurs erreurs et leurs vices, prennent l'initiative de la corruption ou retardent l'avènement de la réforme : de là le principe énoncé par un grand homme d'État, dans son testament politique ^. Ces funestes in- fluences ont régné en France, à l'époque actuelle (§ 17), plus que dans toute autre contrée de l'Eu- rope : elles sont surtout venues des gouvernants ou des lettrés; et elles ont successivement ame- né, avec des caractères pernicieux qui étaient oubliés depuis huit siècles (§ 44), la décadence morale sous l'ancienne monarchie, l'instabiUté sous les révolutions de notre temps. Cependant, si le mal des ateUers de travail n'est, ni le plus dangereux, ni le plus profond, c'est de beaucoup le plus apparent ; c'est également celui qui four- nit maintenant, à nos révolutions périodiques, leur personnel et leurs moyens d'action. Après avoir décrit, dans un autre ouvrage , les carac- tères généraux des deux groupes de professions \ 3 Voir répigraphe de Fouvrage. = 4 Les arts usuels et les arts libéraux, (/./i Réfopme sociale ^ t. H, p. 10 à 20.) 4 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL je me trouve donc amené, selon le désir exprimé par l'Empereur ^, à revenir spécialement sur les ateliers des arts usuels. C'est principale- ment en ce qui touche ces ateliers que je re- chercherai les vraies pratiques de Torganisation du travail. L'antagonisme social apparaît dans les ate- liers , et le malaise se développe parmi les popu- lations, dès qu'on abandonne les pratiques qui caractérisent les ateliers prospères ; et il suffit de revenir à ces pratiques pour remédier au mal. Mais l'abandon des bons usages résulte presque toujours de l'oubli des principes ; en sorte que , pour introduire la réforme dans les mœurs ou les institutions, il faut d'abord la faire pénétrer dans les esprits. Il est donc opportun, en ce qui touche la distinction du bien et du mal , de rap- peler aux populations désorganisées par les dis- cordes sociales de l'Occident plusieurs notions primordiales , qui se transmettent , avec la Cou- tume, dans les ateliers où la paix continue à régner. C'est l'exposé de ces notions qui est l'objet de ce chapitre. Je ne présenterai à ce sujet qu'un résumé sommaire, sans reproduire les dévelop- pements donnés dans mes précédents ouvrages ^. J'y ajouterai toutefois quelques considérations & Voir ravertisseraent. = « Les Ouvriers européens (G); et la Réforme sociale (R). § 2 — LE BIEN ET LE MAL DANS L'ATELIER 5 qui sont pour les chapitres suivants une intro- duction nécessaire. § 2 « LE BIEN ET LE MAL DANS L'ATELIER DE TRAVAIL. Au milieu de la diversité des hommes et des choses, la meilleure organisation du travail se reconnaît partout à certains sentiments et , plus visiblement, à certaines pratiques traditionnelles. Ces pratiques deviennent rares dans plusieurs régions de l'Occident; mais elles se révèlent sou- vent à l'observateur qui étudie l'ensemble de l'Europe , à celui surtout qui s'impose l'obliga- tion de séjourner parmi les familles de tout rang, attachées aux ateliers jouissant de la con- sidération publique. Ces familles possèdent le bien-être physique , intellectuel et moral ; elles ont toute la stabilité que comporte la nature humaine; enfin, dans leurs rapports mutuels, elles offrent un état complet d'harmonie. Cette heureuse situation se manifeste elle - même par des indices fort apparents. Les individus sont contents de leur sort, et ils sont attachés à l'ordre établi. Les classes ouvrières , en particulier, montrent une extrême répugnance pour tout changement ; en sorte qu'une fonction essentielle aux classes dirigeantes (§ 3) et aux Autorités sociales (§ 5) 6 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL consiste à faire naître autour d'elles le goût des innovations utiles. Les tendances opposées se rencontrent tout au plus chez quelques individus pervers; et elles ont un caractère purement ac- cidentel. D'ailleurs, ces symptômes de désordre, rapprochés de la pratique vicieuse des oppo- sants, blessent l'opinion publique et affermissent le règne du bien dans tous les cœurs. Dans cette organisation , la paix acquise à l'a- telier ne s'étend pas toujours à la province et à l'Etat (§69). Mais, lorsque les passions politiques divisent les classes dirigeantes et donnent nais- sance aux guerres civiles , la discorde ne pénètre pas dans le personnel du travail. Les ouvriers se bornent à épouser la cause de leur patron, et ils se groupent autour de lui pour le défendre. Quand les classes dirigeantes échappent à ces passions , le mérite de l'organisation sociale est toujours décelé par un caractère saisissant qui dispense , au besoin , le voyageur de toute obser- vation approfondie. La paix publique se main- tient partout , sans l'intervention d'aucune force armée ; la police locale est exercée par des agents qui ne portent qu'un insigne inoffensif de l'au- torité publique *. Souvent même, pour réduire encore les frais du service , on se borne à expo- 1 Cette coutume est fréquente dans beaucoup d'Etals euro- péens : elle est conservée notamment dans la plupart des dis- tricts ruraux de la Grande-Bretagne. § 2 — LE BIEN ET LE MAL DANS LWTELIER 7 ser, de loin en loin , cet insij^me à la vue des populations *. Les ateliers de travail , lorsqu'ils sont désor- ganisés par Terreur et la corruption des hommes, offrent les caractères inverses de ceux que je viens de décrire. Les familles sont livrées au malaise et à Tinsta- bilité. Celles qui coopèrent aux mêmes travaux sont, en outre, agitées par l'antagonisme. Sou- vent même ce fléau divise ceux que Dieu , dans sa bonté, avait unis par les liens les plus intimes : les maris et les femmes, les pères et les en- fants, les maîtres et les serviteurs. Aigris par la souffrance et l'isolement, les individus ne s'at- tachent point à l'ordre de choses qui les entoure. Ils sont mécontents de leur situation et avides de changement. Quand la guerre civile est suscitée par l'an- tagonisme des classes dirigeantes , les ouvriers se coalisent ouvertement contre leurs patrons. Quand la paix publique n'est pas ostensiblement troublée, la discorde intestine cesse parfois d'être apparente ; mais elle tend à éclater, dès qu'une 2 Telle est la coutume en Biscaye. « Un banc, parfois com- a plétement vide, mais devant lequel on voit une lance fichée « en terre, ancien symbole de l'autorité, suffit pour faire « observer au peuple le môme ordre que si le maire était prê- te sent. » (Mémoire sur la Biscaye par M. de Trueba, archiviste de la province.) — Société d'économie sociale (P), Bulletin, t. n , p. 267. 8 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL cause nouvelle d'agitation survient au milieu de ce calme trompeur. Ce déplorable état de la so- ciété se révèle partout au voyageur par l'orga- nisation militaire donnée aux polices locales ^, L'absence ou la présence habituelles d'une force armée, dans les diverses parties d'un même empire, sont un des sûrs indices de la répartition du bien et du mal. Ainsi, dans les campagnes' de l'Angleterre et de l'Ecosse, les constables chargés de la police locale sont seulement munis de baguettes. Dans les agglomérations manu- facturières (§ 29) de ces mêmes provinces, ils sont, en outre, pourvus de quelques moyens cachés de défense. En Irlande, ils sont ostensi- blement armés comme les sergents de ville à Paris , et les gendarmes ruraux de la France en- tière. § 3 LE PERSONNEL DU TRAVAIL ET LES CLASSES DIRIGEANTES. Pour achever ces définitions du bien et du mal, je dois donner ici quelques explications sur la distinction que j'ai signalée incidemment 3 Quand le mal est poussé à ses dernières limites, la force armée n'est pas seulement Tauxiliaire des gouvernants : elle de- vient, en quelque sorte, le principe de leur autorité. Cet état de choses a existé pendant la décadence de l'empire romain ; ir paraît se reproduire aujourd'hui en Espagne. § 3 — LES ATELIERS ET LES CLASSES DIRIGEANTES 9 (§§1 et 2) entre les classes dirigeantes et le per- sonnel des ateliers de travail. Ainsi que je Tai indiqué ci-dessus (§4^*"), je considère surtout , dans cet ouvrage , la situation des personnes attachées aux ateliers des arts usuels. Celles-ci forment partout, à vrai dire, la masse de la nation , et les caractères distinctifs de la constitution sociale résultent des rapports établis entre ces personnes et les classes diri- geantes. Je désigne sous ce nom F ensemble des individualités éminentes ( trop souvent étran- gères à la conduite des ateliers) qui dirigent la société , soit en usant de pouvoirs formels con- férés par les institutions publiques, soit en s' ap- puyant sur des influences morales dérivant de la tradition , de la richesse , du talent ou de la vertu. Or il existe presque partout un contraste frappant entre ces deux classes* en ce qui touche la propagation du bien et du mal. Les peuples sauvages ou barbares pourvoient péniblement à leurs besoins , à l'aide de travaux grossiers , ou de pratiques violant plus ou moins la loi morale. Ces peuples sont presque entiè- rement absorbés par ces travaux; mais ils n'y trouvent guère que. des conditions d'abaisse- ment. Ils ne peuvent sortir de leur état d'infé- riorité que sous la direction d'un petit nombre 1 La Hé forme sociale, chap. iv, t. U, p. 1 à 208. 10 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL d'hommes , la plupart étrangers qui ont conquis leur autorité par le talent et la vertu. Les peuples civilisés présentent, de loin en loin , les masses arrivées à la vertu sous la di- rection de gouvernants dignes de leur situation. Par la bienfaisante influence de la Coutume et de la loi morale, les ateliers de travail s'é- lèvent aune grande perfection; et les popula- tions s'assurent toutes les formes du bien-être matériel, intellectuel et moral. En même temps la nation atteint un haut degré de puissance, grâce au concours de classes dirigeantes incor- porées à la race , sorties des familles - souches (§ 6), morales et fécondes, créées par le tra- vail. Mais cette prospérité, à mesure qu'elle se développe, tend à se limiter par ses succès mêmes , sous les impulsions de l'orgueil et de la richesse. Les , dépositaires de l'autorité politique ou religieuse, choisis de préférence dans les classes riches, commencent ordinairement à propager le mal * : car c'est dans cette situation que les hommes s'attribuent le plus aisément les satisfactions du vice, tout en en rejetant les incon- vénients sur le public^. Les classes dirigeantes, perverties par l'oisiveté, ne se bornent pas à 2 Certains peuples ont vivement senti cette vérité; ils Font exprimée par cet énergique proverbe tiré de l'une de leurs professions usuelles : Cest par la tête que pourrit le poisson, = 3 La Réforme sociale, t. H, p. 107. § 3 — LES ATELIERS ET LES CLASSES DIRIGEANTES 11 corrompre les peuples par le mauvais exemple, en s'abandonnant à tous les écarts inspirés pai' les passions sensuelles et les intérêts égoïstes. Saisies parfois d'une sorte de vertige, elles se livrent, contrairement à leurs intérêts les plus évidents, au prosélytisme de Terreur et de la destruction : on les voit alors saper par leurs discours et leurs écrits, comme par leur pra- tique , les croyances religieuses , l'esprit de fa- mille, les traditions de hiérarchie et, en général, les idées et les sentiments qui jusque-là avaient fait la force de la société. Tel est le spectacle qu'ont offert les cours de l'Europe pendant toute la durée du xvni® siècle. Elles ont ainsi provoqué le cataclysme social dont la révolution française a été le plus sanglant épisode, et dont le contre- coup s'étend plus que jamais à toutes les ré- gions du Continent. Enfin, l'aberration est parfois poussée au point que la loi elle-même, attaquant la propriété, et par suite la famille et la reli- gion, provoque sans relâche, malgré les vo- lontés individuelles, la désorganisation de la société. Telle est, par exemple, depuis quatre- vingts ans la conséquence du régime de succes- sion imposé à la France par le gouvernement de la Terreur (E). Sous la pression de la loi, exer- cée par une armée d'officiers publics (§ 46) et secondée par de mauvaises passions (D), la notion de la propriété s'est tellement faussée 12 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL qu'elle n'implique plus que l'idée d'une jouis- sance personnelle. C'est ainsi, notamment, que les héritiers du foyer ou de l'atelier de leurs ancêtres ne se croient plus liés par aucun de- voir, soit envers les serviteurs qui y étaient atta- chés, soit envers la famille et la patrie. Sous l'empire de ce régime antisocial on voit tous les jeunes gens issus des classes dirigeantes ré- clamer la richesse en vertu d'un droit de nais- sance absolu, plus général et scandaleux par conséquent que l'ancien droit d'aînesse (§ 43). Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si le person- nel du travail se détache des hommes qui possè- dent les ateliers sans accomplir aucun devoir; s'il conçoit du mépris pour ceux qui ne voient dans les produits du travail que le moyen de vivre dans l'oisiveté et la débauche; si enfin ce mé- pris s'étend au principe même de la propriété et engendre le communisme. Au reste, l'exercice des pouvoirs publics, alors même qu'il n'est point aggravé par la possession de la richesse , est toujours corrupteur quand il n'a pas pour contre-poids d'énergiques influen- ces morales (§ 8). Il produit surtout ses ravages parmi les classes vouées à l'oisiveté ; mais il n'é- pargne pas non plus les classes vivant du travail de leurs bras, lorsque, dans une grande nation, les institutions leur confèrent, en dehors du contrôle de leurs intérêts immédiats, certaines attributions § 3 — LES ATELIERS ET LES CLASSES DIRIGEANTES 13 de la souveraineté (§ 69). C'est ainsi qu'aux États-Unis le régime électoral, en déviant des Coutumes locales confirmées par la loi (§69, n. 16), et glissant sur la pente du suffrage uni- versel absolu , proscrit de plus en plus les gens de bien (§60, n. 24), et contribue, non moins que l'abus de la richesse , à la corruption qui se montre, de toutes parts, dans ce grand empilée ^ Ainsi, les influences qui poussent au mal les peuples prospères sont plus variées que celles qui ramènent au bien les peuples souffrants. Chez un peuple dégradé, la masse vouée aux travaux manuels ne saurait se réhabiliter sans l'avènement de nouvelles classes dirigeantes : mais , chez un peuple prospère , elle peut contri- buer, comme celles-ci, à ramener la corruption. J'aurai occasion de montrer, par deux exemples, la diversité de ces influences. En Angleterre , en effet, le personnel du travail s'est désorganisé lui-même en abandonnant la Coutume , et en se plaçant ainsi en dehors de l'ordre moral (§29). En France, au contraire, Louis XIV et son successeur, en violant la loi morale, ont d'a- bord corrompu les classes dirigeantes ; puis celles-ci ont , de proche en proche , désorganisé le personnel des ateliers (§30). Le grossier con- 4 La Réforme sociale, t. !«% p. 144. —Voir également ci- après le § 60. 14 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL cubinage qui désole aujourd'hui les ateliers pari- siens ^ procède directement de l'adultère qui fut institué avec éclat à la cour de Versailles (§17). Les mœurs des populations subissent , de nos jours, dans l'occident de l'Europe une transfor- mation profonde. L'antagonisme social, ce sym- ptôme redoutable de la maladie des nations, ne se développait autrefois (§ 14) que de loin en loin , aux sommets de la société : maintenant il envahit en outre les ateliers , avec tous les ca- ractères de la permanence. De là semble résul- ter, pour les peuples de cette région , un affai- blissement qui ne saurait trop attirer l'attention de leurs gouvernants. Toutes les grandes nations de notre continent subissent aujourd'hui l'inva- sion du mal , parce que ceux qui dirigent l'opi- nion publique ne sont plus en garde contre les causes de corruption auxquelles l'humanité est soumise. Enorgueillies par une prospérité due aux traditions (§ 14) qu'elles méprisent mainte- nant, les classes dirigeantes oublient les salu- taires avertissements donnés par les préceptes de la religion et par les enseignements de l'his- toire (§§ 12 à 17). Cette décadence morale est surtout provoquée par un nouveau genre d'er- reur qui, s'appuyant sur la prétendue doctrine du progrès absolu (§ 58), signale l'avènement 5 Les Ouvriers des deux Mondes , t. II, p. 145-192. § 4 — LA COUTUME ET LE DECALOGUE 15 d'une ère indéfinie de prospérité, accordée par un aveugle destin, sans que les peuples soient tenus de la mériter par le dévouement , le sacri- fice personnel et le patriotisme. S 4 LA COUTUME DES ATELIERS ET LA LOI DU DECALOGUE. La corruption provient, en général, des classes dirigeantes (§3); et elle peut parfois avoir sa source dans le personnel des* ateliers. Dans ce dernier cas le mal peut être propagé, soit par les patrons, soit par les ouvriers. Mais, au milieu de cette diversité d'origines, le mal n'a, à vrai dire , qu'une seule cause première , la transgres- sion de la loi morale. La meilleure expression de la loi morale est le Décalogue de Moïse % complété par l'Évan- i Les dix commandements de Dieu. — I. Je suis le Seigneur votre Dieu, qui vous ai tirés de la terre d'Egypte, de la maison de servitude. Vous n'aurez point d'autres dieux devant moi. Vous ne ferez point d'images taillées^ ni aucunes figures, pour les adorer, ni pour les servir. — II. Vous ne prendrez point le nom du Seigneur, votre Dieu, en vain.— III. Souvenez-vous de sanc- tifier le jour du Sabbat. — IV. Honorez votre père et votre mère, afin que vous viviez longtemps sur la terre. — V. Vous ne tuerez point. — VI. Vous ne commettrez point de fornication. — VII. Vous ne déroberez point. — VIII. Vous ne porterez point de faux témoignages contre votre prochain. — IX. Vous ne dési- rerez point la femme de votre prochain. — X. Vous ne désirerez point sa maison, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni rien qui soit à lui. (Exode, xx, 2 à 17.) 16 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL gile; car les populations qui en respectent le mieux les commandements sont précisément celles qui jouissent, au plus haut degré , du bien- être, de la stabilité et de Tharmonie. L'ensemble des pratiques établies sous cette influence , dans l'exercice des professians usuelles, constitue partout la meilleure organisation du travail, celle que Ton peut nommer, par excellence , la Coutume des ateliers, ou simplement la Cou- tume. Les sceptiques, qui depuis trois siècles repoussaient le principe de toute religion , s'ac- cordaient généralement à reconnaître l'excel- lence de la doctrine chrétienne* De nouveaux docteurs la traitent avec mépris ; mais ils parlent au nom d'une science qui déclare expressément ne tenir aucun compte de la morale, de la raison, ni du bien-être de l'espèce humaine (§ 39). La nature de mon sujet me ramène souvent 2 P.-J. Proudhon, qui a publié sur la religion et la science sociale de si profondes aberrations, a été mieux inspiré en analysant le Décalogue : il le ramène à sept groupes de vertus et de devoirs ; puis il conclut en ces termes : « Quel magnifique « symbole 1 Quel philosophe , quel législateur, que celui qui a « établi de pareilles catégories , et qui a su remplir ce cadre ! « Cherchez dans tous les devoirs de l'homme et du citoyen « quelque chose qui ne se ramène point à cela, vous ne le « trouverez point. Au contraire , si vous me montrez quelque « part un seul précepte, une seule obligation irréductible à « cette mesure , d'avance je suis fondé à déclarer cette obliga- « tion , ce précepte hors de la conscience , et par conséquent « arbitraire, injuste, immoral. » (De l'Utilité de la célébration du Dimanche , 1,13 et suiv. ) 5 4 — LA COUTUME ET LE DECALOGUE 17 aux rapports intimes qui existent entre la con- servation de Tordre social et Tobservation du Décalogue , entre les pratiques essentielles à la Coutume et les forces morales dont elles éma- nent. Je me suis donc appliqué à simplifier, au- tant que possible , ces rapprochements ; et, dans ce but, j'ai habituellement groupé les préceptes du Décalogue sous deux titres principaux, sa- voir : le respect de Dieu, du père et de la femme (1er, 2e, 3e, 4e, 6® et 9e commandements); Tinter- diction de Thomicide , du vol et du faux témoi- gnage (5e, 7e, 8e et IQe commandements). Cette distinction tend à passer dans les lois de certains peuples européens. La législation, qui a créé les plus fortes races , leur imposait , sous peine de punitions sévères, la pratique du Décalogue entier (§ 8). Mais en France, depuis la révolu- tion , on ne comprend guère que les commande- ments du second groupe dans le domaine du Code pénal. Cette tendance n'est pas celle de tous les peuples prospères, surtout en ce qui touche le respect de la femme (§ 48). Mais les dures épreuves de Texpérience nous ramène- ront tôt ou tard à une meilleure pratique. En cette matière, comme en toute autre, Textension de la liberté ne se justifie que si elle se montre compatible avec la conservation du bien-être matériel et de Tordre moral. 18 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL § 5 LES AUTORITÉS SOCIALES, GARDIENNES DE LA COUTUME. Les peuples s'élèvent difficilement au plus haut degré de bien-être et d'harmonie. Ceux qui y sont parvenus éprouvent encore plus de difficulté à se préserver de la corruption, qui émane alors de la puissance et de la richesse. Les populations adonnées aux professions usuelles résistent, en général, mieux que les autres classes à l'invasion du fléau. Les princi- paux foyers de résistance se trouvent dans les ateliers des patrons qui , pendant les époques de décadence, conservent fidèlement la Coutume des temps de prospérité. Ceux qui ont la richesse, le talent et la vertu nécessaires pour accomplir cette mission , ceux qui par leur ascendant per- sonnel contre-balancent l'action corruptrice des gouvernants et des riches oisifs \ ces hommes, dis-je, ont tout droit d'être nommés excellem- ment les Autorités sociales, La Coutume des ateliers est assise sur des bases encore plus so- lides lorsque la loi morale est fortement enraci- < Tel est le rôle que jouèrent en Europe les ateliers ruraux et manufacturiers, pendant le xviii* siècle, à celte triste époque où Louis XV, Georges II , Frédéric 11 , Joseph II , Catherine II , et la plupart des petits souverains , violaient ouvertement le Déca- logue et propageaient autour d'eux la corruption. § 5 — LES AUTORITES SOCIALES 19 née non pas seulement chez le patron, mais chez les simples ouvriers *. Ces Autorités, ainsi que j'ai pu le constater dans le cours de longs voyages*, se reconnaissent, en tous lieux, aux mêmes caractères. Elles gar- dent religieusement la Coutume des ancêtres pour la transmettre aux descendants. Elles sont unies à leurs ouvriers par les liens de ralTection et du respect. Dans toutes les contrées et dans toutes les professions, elles n'ont pas seulement la même pratique : elles résolvent de la même manière les questions de principe qui donnent lieu de nos jours à des discussions sans fm; et cet accord même est le plus sûr critérium de la vérité. Après avoir résisté mieux que le reste de la nation à la corruption propagée aux mauvaises époques par les' gouvernants, elles sont, aux époques de réforme, les meilleurs auxiliaires de ces derniers. Les Autorités sociales exercent aussi leur influence au dehors de leurs ate- liers; et elles occupent toujours un rang élevé dans les associations privées vouées au bien public (§ 67), dans la paroisse et dans le gouver- nement local (§68), lorsque le peuple, jouis- sant de son libre arbitre, en fait bon usage. Par- tout, au surplus , elles sont signalées au voyageur par l'estime et la reconnaissance des populations. 2 Im Réforme sociale, t. HI, p. 2i6; note. = 3 Ibidem, t. I«% p. 60 et 70. 20 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL Les Autorités sociales ne se rencontrent pas seulement dans la grande industrie, c'est-à-dire dans les ateliers desservis par de nombreux ouvriers. Elles se trouvent également à la tête de petits établissements à familles -souches (§ 6), où Tatelier se confond avec le foyer. Le père, qui est aussi le patron, est associé à un héritier marié dans la maison : il s'adjoint, en outre, pour ouvriers les parents célibataires qui s'at- tachent au foyer des ancêtres, les enfants adultes qui n'ont pçint encore créé au dehors un établis- sement avec leur dot, enfin, au besoin, des com- pagnons et des apprentis admis sur un pied d'é- galité au sein de la famille, en qualité de domes- tiques. Le moyen âge, où se trouve l'origine des plus solides institutions de l'époque actuelle, a créé, avec un égal succès, les Autorités sociales des grands et des petits ateliers (§ 44). Depuis lors ■ ces types se sont conservés en se modifiant selon le besoin des temps, lorsqu'ils n'ont point été systématiquement détruits par les tyrannies monarchiques ou populaires. Dans l'agriculture comme dans l'industrie manufacturière, ils abon- dent chez les peuples où les gouvernants ont res- pecté les libertés privées (§ 67) et locales (68). A la vérité, l'invention d'une multitude d'outils ingénieux*, l'emploi de la houille et des machines 4 La Réforme sociale ^ t. le»-, p. 7. § :i — LES AUTORITES SOCIALES 21 à vapeur ^, enfin Timportance croissante du haut commerce international® attribuent générale- ment aux grands ateliers les surcroîts énormes de production que le commerce réclame de notre temps. Mais les petits ateliers ont pris également une certaine part à l'extension du travaiP. En France, des modèles excellents de ce§ petits ateliers ont résisté aux influences corruptrices exercées successivement par l'ancien régime en décadence et par la révolution (§ 17). Chez nous comme en Allemagne, ils se maintiennent dans certains districts ruraux éloignés des villes et des grandes voies commerciales ^. Les Auto- rités sociales qui dirigent ces petits ateliers offrent d'admirables types ^ qu'on chercherait en vain parmi nos agglomérations manufactu- rières , ou dans nos villages ruraux à banlieues morcelées (§ 46). Elles conservent les vieilles 5 La Réforme sociale, t. U , p. 125 et 397. = 6 Ibidem, t. II , p. 139. = 7 Ainsi , par exemple , au milieu des immenses dé- veloppements pris, à Paris, par rindustrie manufacturière ou commerciale , les petits ateliers domestiques restent beaucoup plus nombreux que les grands ateliers. En 1860, sur lt>l,170 ateliers constatés par l'enquête de la chambre de commerce , il existait 62,199 ateliers où le chef travaillait seul ou avec l'aide d*un ouvrier; 31,480 ateliers où travaillaient de 2 à 10 ouvriers; et 7,492 ateliers seulement où travaillaient plus de 10 ouvriers. = 8 Voir, par exemple, la description de deux excellents mo- dèles: le paysan du Lavedan (les Ouvriers des deux Mondes, t. I*"", p. 107); le paysan du Lunebourg-Hanovrien {Bulletin de la Société d'économie sociale, t. U, p. 518). = ^ La Réforme sociale, t. II, p. 44 à 50. 22 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL traditions de vertu et de frugalité , tandis que les Autorités placées plus haut dans la hiérarchie sociale gardent plus spécialement, avec les sen- timents d'honneur, les plus brillantes qualités de la race *^. Elles seront, les unes et les autres, les auxiliaires de la vraie réforme, si celle-ci ne se fait pas trop attendre; c'est-à-dire si elles n'ont pas été préalablement détruites par l'ac- tion dissolvante du Code civil (K). S 6 LA COUTUME SOUS LES TROIS RÉGIMES DE LA FAMILLE. La pratique de la Coutume et les préceptes du Décalogue, qui en sont le fondement, ne se con- servent chez un peuple que si chaque génération a le pouvoir de les inculquer à celle qui la suit. Or l'étendue et l'efficacité de ce pouvoir varient singulièrement sous les trois régimes de la fa- mille ^ . La famille patriarcale constitue le régime sous lequel la Coutume se conserve le mieux. Elle est encore fort répandue dans l'Orient (§ 9). Sous ce régime, les parents gardent toujours 10 La Réforme sociale, t. II, p. 69 à 70. 1 Les indications sommaires de ce paragraphe auront, je l'es- père, la clarté désirable pour le lecteur qui a pu observer, dans les divers États européens, les trois régimes de la famille, ou lire la description qtie j'en ai donnée au chapitre m de la Hé forme sociale , notamment p. 32i-329. § 6 — LA COUTUME ET LA FAMILLE 23 auprès d'eux tous leurs fils mariés et les enfants issus des mariages. Restant, avec une auto- rité complète, en contact continuel avec les jeu- nes générations, ils transmettent sans effort à celles-ci les croyances, les idées et les pratiques établies au foyer et à F atelier des ancêtres. Après la mort des vieux parents , le nouveau chef de famille , soumis depuis plus d'un demi- siècle à la Coutume, ne manque pas, à son tour, de l'imposer à ses enfants. Ghez les peuples prospères , ce régime n'offre que des avantages, en ce qui touche l'organisation sociale de l'ate- lier. Mais , en ce qui touche les procédés tech- niques du travail , il peut dégénérer en routine , si les jeunes gens n'ont pas l'occasion de s'in- struire par des voyages, si d'ailleurs les classes dirigeantes et, en particulier, les Autorités so- ciales ne propagent pas, dans une juste mesure, le besoin des innovations (§2). La famille instable constitue le régime où la jeunesse subit le moins l'influence de la tradi- tion. Les jeunes adultes s'établissent, en effet, sans être aucunement tenus de conserver la mé- moire ou la Coutume des ancêtres; et ils ne gardent, en fait, que les pratiques strictement indispensables à une existence grossière. Avec ces formes absolues, la famille instable ne se rencontre guère que chez certaines races sau- vages et dégradées. Cependant, depuis l'institu- 24 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL tien du partage forcé des héritages (E), elle s'in- troduit de plus en plus en France ; et elle y est déjà caractérisée par certains traits saillants. Les enfants ressentent peu l'influence des pa- rents ; souvent même ils sont moins que chez les sauvages en contact avec eux ^ Les adultes se marient hors du foyer où ils sont nés ; et ils ne rattachent leurs vues d'avenir ni à ce foyer, ni à l'atelier des parents. Après la mort de ceux-ci, les enfants ne sont tenus de pratiquer aucun des devoirs tracés par la Coutume des ateliers. Ils ont même le droit de désorganiser le foyer, le domaine rural ou la manufacture des ancêtres et de s'en partager les lambeaux. Ils n'ont point, par conséquent, à s'inquiéter du sort des ouvriers domestiques ou des familles, dont ce droit de partage détruit les moyens d'existence. Sous ce régime, le travail offre une instabilité ex- trême. A la vérité, il se concilie souvent avec le perfectionnement rapide des méthodes et même parfois avec la prospérité commerciale des ate- liers. Mais , comme je le montrerai dans la suite de cet ouvrage , il n'est compatible ni avec la paix sociale et l'expansion de la race, ni avec le respect de la Coutume et du Décalogue. 2 L'un des traits de mœurs que Topinion européenne blâme le plus dans le régime actuel de la France est l'établissement de ces nombreux pen&ionnats dans lesquels les enfants des classes aisées sont élevés loin des parents , et soustraits aux tra- ditions du foyer domestique. § 6 — LA COUTUME ET LA FAMILLE 25 La famille-souche offre , entre les deux types extrêmes de la famille , une admirable organisa- tion, qui conjure à la fois les inconvénients de la routine et de Tinstabilité . Elle est représentée par des types excellents, dans toutes les localités prospères de la région centrale et de TOcci- dent (§9). Sous ce régime, le père transmet le fover et Tatelier des ancêtres à celui de ses en- fants qu'il juge le plus capable de remplir envers la famille, les ouvriers, la localité et TÉtat, les devoirs tracés par la Coutume. De concert avec cet héritier, qu'il s'associe aussitôt que possible, il dote ses autres enfants avec l'épargne réali- sée pendant le cours d'une génération. Il laisse d'ailleurs à ces derniers toute liberté de s'établir dans les carrières qui répondent le mieux à leurs goûts. Ceux qui fondent, dans la métropole ou aux colonies, de nouveaux ateliers pour l'exploi- tation des arts usuels ne sont nullement tenus de se conformer à une tradition. Ils abordent, sans aucune entrave , toutes les entreprises que peut suggérer l'esprit d'innovation. Rien ne les empêcherait même de créer une meilleure Cou- tume, si celle qui règne depuis les premiers âges n'était pas fondée, comme le Décalogue, qui en est inséparable, sur la nature même de l'huma- nité. La famille-souche, basée sur la liberté tes- tamentaire, assure à la race tous les avantages de la fécondité. Elle fait une large part, dans les 26 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL nouvelles familles, à Fesprit d'innovation ; mais elle conserve , dans les maisons anciennes , les avantages moraux et matériels qui se transmet- tent avec le culte des tombeaux , les affections du foyer et la Coutume de T atelier. Elle a fourni dans tous les temps et offre encore aujourd'hui les meilleurs types des sociétés européennes ^ C'est du sein des familles-souches les plus mo- destes que sortent habituellement, grâce au dévouement et aux sacrifices des parents et de l'héritier, les grands talents et les grandes vertus qui illustrent les sociétés prospères. \ 3 Voir la description spéciale de la famille-souche ( /a Réforme sociale, t. !«', p. 434-448). Avant la révolution, la famille-souche offrait, en France, des traits excellents qui excitèrent souvent Tadmiration des voyageurs. J'emprunte le trait suivant à un Anglais , Arthur Young , qui , ayant adopté nos passions révolu- tionnaires , vit son ouvrage traduit, en 1793 , par ordre du comité de salut puhlic. « Quelques - uns des hôtels de Paris sont im- « menses , par Thabitude des familles de vivre ensemble , trait « caractéristique qui , à défaut des autres , m'aurait fait aimer « la nation. Quand le fils aine se marie, il amène sa femme « dans la maison de son père; il y a un appartement tout prêt « pour eux ; si une fille n'épouse pas un aine , son mari est reçu « de même dans la famille, ce qui rend leur table très-animée. « On ne peut , comme en d'autres circonstances , attribuer ceci « à réconomie, parce qu'on le voit chez les plus grandes et les « plus riches familles du royaume. Cela s'accorde avQp les ma- K nières françaises; en Angleterre Véchec serait certain, et « dans toutes les classes de la société. Ne peut -on conjecturer « avec de grandes chances de certitude que la nation chez « laquelle cela réussit, est celle qui a le meilleur caractère? » (A. Young, Voyages en France, Paris, 2 vol. in-12, 1869, 1. 1'% p. 369.) = ^ La Réforme sociale, t. l", p. 301 , note. U PROSPERITE ET LA DÉCADENCE 27 S 7 LA PROSPÉRITÉ OU LA DÉCADENCE DANS L' ATELIER ET LA NATION. Quand les Autorités sociales font leur devoir, c'est-à-dire, quand elles conservent, parmi leurs collaborateurs , les pratiques du Décalogue et de la Coutume , tout en préservant de la corruption leur propre famille, elles offrent, par cela même, à Tensemble du corps social les premiers élé- ments dû bien-être et de Tharmonie. Cependant, cet état de prospérité n'est définitivement acquis à une nation que si l'accord établi entre les populations et les Autorités sociales règne éga- lement entre ces dernières et les gouvernants préposés à la direction des localités , de la pro- vince et de l'Etat. Les conditions de l'accord à établir entre les gouvernants, les Autorités sociales qui dirigent les arts usuels *, et les hommes éminents qui cul- tivent les arts libéraux*, constituent, à vrai dire , le problème du gouvernement. J'ai traité ce problème dans un précédent ouvrage ^. Je l'in- troduirai de nouveau, en termes très-sommaires, dans le dernier chapitre de celui-ci (§§ 61 à 70) ; 1 La Réfoime sociale, \. U, p. 10 à 20. = 2 ibidem y t. U, p. 10 à 20. = 3 /6îV/e»i, t. ni,p. 1 à 503. 28 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL et je mentionnerai, en outre, dans le paragraphe suivant, les deux solutions principales auxquelles on ne peut se dispenser de faire allusion en étudiant une branche quelconque de la réforme sociale. La prospérité d'une nation se développe, comme je dirai (§8), sous deux régimes fort différents ; mais elle se reconnaît partout à des caractères identiques. Les croyances reli- gieuses sont gravées dans tous les cœurs. L'har- monie et le bien-être se révèlent dans les rap- ports mutuels des classes par la paix publique , dans la famille par la fécondité. Une jeunesse nombreuse, dressée à l'obéissance et au travail, suffit amplement à l'extension des ateliers, au recrutement des armées et à la multiplication de la race dans de florissantes colonies, con- quises sur les régions incultes de la planète. La décadence d'une nation coïncide toujours avec la désorganisation des deux régimes qui créent la prospérité. Elle se manifeste chez les individus par la perte des croyances, dans la famille par la stérilité , dans l'État par la guerre civile. La population, stationnaire ou décrois- sante, portée aux révolutions et à l'antagonisme, ne suffit plus ni aux besoins des ateliçrs , ni à la défense du sol. Se maintenant avec peine dans ses anciennes limites, la race ne prend aucune part aux nouveaux établissements que § 8 — LA CONTRAINTE ET LA LIBERTE 29 les peuples prospères fondent toujours en dehors de leurs métropoles. Ces caractères se sont de plus en plus accusés, en France, dans les géné- rations successives de l'époque actuelle (§ 17), aussi bien sous Tancien régime en décadence que dans l'ère actuelle de révolution. Ils ne sont plus guère masqués que pour les écrivains qui , s'inquiétant peu de l'ordre moral, prennent exclusivement la richesse et les satisfactions sensuelles pour mesure de la prospérité (§29). Quant à ces satisfactions elles-mêmes , l'histoire enseigne qu'elles prendraient bientôt fin, si l'on ne parvenait pas à donner un autre cours au mouvement qui nous entraine. S 8 LE BIEN ET LE MAL SOCS LES DEUX RÉGIMES DE CONTRAINTE ET DE LIBERTÉ. Le règne du bien dans la famille , l'atelier et l'Etat, OU, en d'autres termes, la prospérité d'une nation , se résume donc dans un certain accord des institutions et des mœurs. Les lois reli- gieuses et civiles tendent également à soumettre les familles aux principes du Décalogue et les ateliers aux pratiques de la Coutume (§ 19). Les Autorités sociales (§ 5) et les gouvernants se concertent pour conjurer la corruption qui émane, soit de l'instinct du mal que ramènent 30 CHAPITRE I — L.\ DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL sans cesse les jeunes générations *, soit de la richesse que la prospérité accroît de plus en plus, au grand danger de Tordre morale Cet heureux accord se montre rarement dans This- toire : il s'est cependant produit, de loin en loin, depuis les premiers âges de Thumanité, sous rinfluence de deux régimes sociaux qui se proposent le même but, mais qui y arrivent par des voies différentes. Sous le premier régime, la souveraineté ré- side exclusivement dans un monarque ou dans un petit nombre d'hommes. La loi religieuse et la loi civile ont également pour sanction la force publique. Selon la doctrine adoptée avec les formes les plus absolues de ce régime , le sou- verain a reçu de Dieu à la fois et le dépôt de toute autorité, et l'obligation de donner en toutes choses l'exemple du bien. Ce privilège et ce devoir sont également réunis chez les gouver- nants auxquels le souverain délègue le pouvoir ; en sorte que la mission de ceux-ci consiste surtout à réprimer toutes les manifestations du mal, dans l'Etat et la province (§ 69). Les Auto- rités sociales (§5) ont un profond respect pour 1 La folie est liée au cœur de Tenfant, et la verge de la dis- cipline Ten chassera. (Proverbes, xxii, 15.) = 2 Je vous le dis encore une fois , il est plus difficile qu'un câble passe par le trou d'une aiguille qu'il ne Test qu'un riche entre dans le royaume des cieux. (Matthieu, xix, 2i.) § 8 — LA CONTRAINTE ET LA LIBEIUÉ 31 le souverain et ses représentants : elles accep- tent avec déférence leurs enseignements ou leurs ordres; et elles imposent à leur tour, dans le gouvernement local (§68), dans l'atelier (§19) et dans la vie privée ( § 67 ) , la pratique du bien aux populations dressées elles-mêmes, par la tradition, au travail et à l'obéissance . Il semble qu'on ne peut mieux désigner cette organisation qu'en l'appelant Régime de contrainte. Ce ré- gime , même avec une doctrine et utne pratique imparfaite , a souvent donné de grands résultats. La Russie , qui réunit la plupart des caractères assignés ci-dessus à la prospérité (§ 7), en offre, de nos jours, un exemple. Jusqu'en 1861, elle l'a appliqué , avec des formes dures , à l'organi- sation du travail. Elle continue à imposer, au besoin , par la force du bras séculier, la pratique du culte national. Elle a ainsi donné d'énergiques croyances à ses populations : elle leur a inculqué notamment, en présence de la mort, une séré- nité qui frappe tous les observateurs ^ 3 Un rapport ofliciel résume, dans les termes suivants, les observations faites sur les morts abandonnés par l'armée russe , sur le champ de bataille de l'Aima. « La plupart des morts avaient l'air empreint de calme et de « pieuse résignation. Quelques autres semblaient avoir la parole « sur les lèvres et sourire au ciel avec mie sorte de béatitude « exaltée. L'un de ceux-ci surtout attira toute mon attention, et « je ne pouvais me lasser de le faire remarquer aux personnes « qui m'accompagnaient : il était couché un peu sur le côté , les « genoux fléchis, les mains levées et jointes, la tôte renversée 32 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL Cette action bienfaisante de la souveraineté unie à la religion a été le point de départ de beaucoup de peuples qui occupent une grande place dans Thistoire; mais, en général, elle n'a pas eu une longue durée. Les gouvernants ont été bientôt envahis par la corruption qui émane, avec une force presque irrésistible , de l'exercice du pouvoir. Souvent ils ont perdu, pendant une suite de générations, le sentiment des devoirs que pratiquaient leurs ancêtres : ils ont eux- mêmes propagé le mal qu'ils auraient dû répri- mer; et ils ont fait naître la décadence. Cepen- dant une certaine prospérité a pu se maintenir avec les bonnes mœurs, malgré la corruption des gouvernants, lorsque ceux-ci ont évité le scandale et laissé le gouvernement des localités (§68) aux Autorités sociales. Celles-ci se sont utilement interposées entre les populations et les fonctionnaires : dès lors le mal, cantonné, pour ainsi dire , dans les régions supérieures de la société, n'a point pénétré au sein des ateliers. La Turquie offre l'exemple d'un tel régime de contrainte, désorganisé en partie par la cor- ruption qui a longtemps régné près dés sultans. « en arrière, et Ton eût dit qu'il murmurait une prière. » {Rapport au Conseil de santé' des armées sur les résultats du ser- vice médico-chirurgical aux ambulances de Crimée, pendant la campagne d'Orient, en 1854-1855-1856, par J.-C. Chenu, docteur en médecine, médecin principal. Paris, 1865jl vol. in-4*', p. 032.) § 8 — LA CONTRAINTE ET LA LIBERTÉ 33 Mais elle possède encore beaucoup d'éléments de régénération : cai' une foule de localités, peu- plées de chrétiens et de musulmans, ont con- servé , entre autres pratiques saines , des libertés privées et locales que l'Occident pourrait en- vier*. La Russie a profité également, pendant le siècle dernier, de ce bienfait des autonomies locales; grâce aux libertés qu'elles ont conser- vées, les communes rurales de ce grand em- pire ^ ne paraissent pas avoir sérieusement souffert de la corruption qui régnait à la cour de Catherine IL Sous les types du second régime qui s'écar- tent le plus du premier, la souveraineté résidu dans la nation représentée par la majeure partie des citoyens. La loi religieuse est imposée aux individus , non plus par la force publique , mais seulement par les impulsions de la conscience. La loi civile laisse également à celle-ci une part d'action beaucoup plus grande; et, en consé- quence, elle s'occupe moins de conserver les pratiques de la Coutume dans l'atelier, ou le respect du Décalogue dans le gouvernement lo- cal, la province et l'État. La prospérité se pro- duit sous ces influences quand la contrainte morale qui vient de la conscience individuelle * Les Ouvriers européens, p. 104. Monographie du forgeron bulgare des usines à fer de Samakowa (Turquie centrale). = à La Réforme sociùle^ t. I*"", p. 118. 34 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL est plus efficace que la contrainte légale qui, sous le précédent régime, est exercée par les gouvernants et les Autorités sociales. En appe- lant cette organisation sociale régime de liberté je me conforme à l'usage et à la préoccupation dominante de mes concitoyens, plutôt que je n'exprime la vraie nature de l'institution. Plu- sieurs peuples de l'Occident se proposent d'at- teindre, sous ce nom trompeur (§ 57), par la voie des révolutions, un idéal dont ils s'éloi- gnent sans cesse. Au contraire, les peuples, grands ou petits, riches ou pauvres, qui s'en rapprochent le plus sont précisément ceux qui emploient le moins, dans leurs programmes politiques, le mot liberté. J'ai souvent fait cette remarque en Angleterre^ et en Biscaye"^, c'est- à-dire, chez les deux peuples où la prospérité est le mieux établie, en même temps que la contrainte morale a le plus d'empire. Au surplus , les moyens propres aux deux ré- gimes diffèrent moins que ne le supposent ceux qui réclament avec bruit certaines formes, plutôt que le fond même, de la liberté. Pour se con- vaincre de cette vérité, il suffit de comparer, 'chez les divers peuples, l'état de la religion, c'est-à-dire, le trait le plus important de leur organisation sociale. 6 Ibidem, t. llf, p. 239. == 7 Bulletin de la Société d'économie sociale, t. H, p. 269. § 8 — LA CONTRAINTE ET LA LIBERTE 3:. I D'après une opinion répandue , les États-Unis d'Amérique seraient la nation la plus prospère de notre époque. Chez cette même nation serait établie la distinction la plus complète entre la loi religieuse et la loi civile, ou, en d'autres termes, entre les Églises et l'État. Ces deux juge- ments ont été souvent reproduits ; mais je les trouve chaque jour plus contestables, surtout quand je rapproche le passé du temps actuel. G. Washington, J. Adams, J. Madison et leurs contemporains , qui créèrent par leur ascendant personnel le gouvernement des Etats-Unis , sont restés jusqu'à ce jour les plus illustres repré- sentants du caractère américain. Or ces grands hommes furent tous formés , dans leurs colonies natales , sous les régimes de contrainte les plus énergiques. Ces régimes identifiaient tellement le christianisme et le gouvernement , que plu- sieurs lois locales, celles du Connecticut, par exemple, établissaient une religion d'État, et pu- nissaient de mort l'hérésie, le blasphème, l'adul- tère et l'outrage envers les parents ^ A l'aide du temps, les Coutumes avaient atténué la rigueur de ces lois; mais, lors de la guerre de l'indépen- dance elles continuaient toutes à faire respecter le Décalogue. La constitution des États-Unis, s A. de Tocquevlllo, De In Démocratie en Amérique, l. P'^, chap. II. 36 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL inaugurée en 1789, et les amendements qui y ont été apportés (§ 60), n'ont guère, en fait, modifié ces Coutumes. Les mœurs et les insti- tutions cherchent encore visiblement le royaume de Dieu et sa justice^. Il n'est donc pas vrai de dire que les Américains soient devenus in- différents à Tobservation de la loi religieuse. A la vérité, les croyances se sont affaiblies, de- puis quelques années , dans plusieurs localités ; mais il s'en faut de beaucoup que cet affaiblisse- ment ait cohicidé avec le progrès des mœurs. Les bons exemples que donnait autrefois TAmérique sont peu à peu remplacés par des traits de cor- ruption et de cynisme qui sont pour l'Europe un sujet d'étonnement ^^ L'antagonisme social, la 8 Matthieu, vi, 31 , 33. — On pourrait justifier cette asser- tion par une foule de faits : je me borne à citer les suivants. Les cérémonies publiques , les sessions du congrès et celles des législatures particulières débutent toujours par des prières. Dans les grandes circonstances, heureuses ou funestes pour la nation, le président invite les citoyens à rendre des actions de grâces à Dieu, ou à faire acte do pénitence. Les magistrats n'ac- ceptent que les témoignages ayant pour garantie la croyance en Dieu {la Réforme sociale, t. P"*, p. 140). Ils sont souvent les auxiliaires de la religion. Ainsi, ils font observer rigoureuse- ment le repos dominical; ils punissent, par la prison, les blas- phèmes contre Dieu ou les dogmes chrétiens et, par l'amende, les jurons inspirés par la colère; ils protègent, contre l'indis- créliou du public, les réunions religieuses qui ont lieu dans les temples ou à l'air libre {camp meetings); ils exemptent du ser- vice militaire les ministres de tous les cultes; ils veillent à roxéculion des obligations du sacrement de niariage, conféré par ces ministres, sans aucune intervention de l'État. = i^Les traits les plus scandaleux se rapportent aux banqueroutes , aux § 8 — LA CONTRAINTE ET LA LIBERTÉ 37 guerre civile et l'assassinat politique , qui ont ré- cemment désolé ce pays , prouvent qu'il a perdu un des plus saillants caractères de la prospé- rité (§ 7). Cette crise, il faut l'espérer, sera de courte durée; mais, en attendant les résultats que fournira un joiu* l'histoire de cette grande nation , personne n'est autorisé à conclure du passé que la prospérité d'un peuple grandit à mesure que la distinction entre la loi civile et la loi religieuse devient plus absolue. D'un autre côté , l'Angleterre et la Biscaye , qui offrent les plus beaux types de liberté parmi les grandes et les petites nations , restent attachées fermement à une religion d'État. Mais leur prospérité semble croître à mesure que cette religion est moins soutenue par la contrainte. Si l'expression , ré- gime de liberté, peut être approuvée parla science sociale, c'est surtout Torsque les institutions, même en présence d'un culte d'orthodoxes , ga- rantissent une liberté complète aux dissidents. D'ailleurs, selon la définition donnée ci-dessus, la prospérité ne se maintient que si les consciences n'usent de leur liberté que pour se soumettre mieux aux prescriptions de la loi divine. Les peuples qui, sous les deux régimes, s'élè- vent à la prospérité, offrent beaucoup d'analogie concussions de certains fonctionnaires et surtout à certains commerces (§60) qui, malgré un état de corruption plus ancien, ne seraient tolérés, en Europe, par aucun peuple. 2 38 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL dans plusieurs de leurs institutions. Le contraste qui existe, dans l'organisation de la souveraineté, s'efface à mesure qu'on se rapproche du gouver- nement local et de la vie privée. Sous les ré- gimes de liberté, comme sous les régimes de con- trainte, en Angleterre, en Biscaye, en Suisse, en Scandinavie, comme en Russie, en Prusse et en Turquie, la vie locale jouit d'une complète autonomie , sous le contrôle des gouvernants et le patronage des Autorités sociales (§ 5). J'ajoute qu'en étudiant dans leurs détails les diverses constitutions européennes , j'ai souvent constaté que l'action de la souveraineté était par- fois plus gênante , sous les régimes de liberté ^^, que sous les régimes de contrainte. Enfin les deux régimes offrent encore une ana- logie saisissante. La corruption, lorsqu'elle com- mence à s'y introduire* a presque toujours la même origine, c'est-à-dire, l'oubli du devoir chez 10 Ainsi , par exemple , TÉtat de Massachusets a édicté en 1789, après la conquête de l'indépendance, contre les ivro- gnes et les joueurs, une loi de contrainte dont Téquivalent ne paraît exister sous aucune des« monarchies absolues de notre temps. Selon le texte de cette loi : « Les selectmen de chaque commune feront afficher, dans les « boutiques des cabaretiers, aubergistes et détaillants, une liste « de personnes réputées ivrognes, joueurs, et qui ont l'habi- « tude de perdre leur temps et leur fortune dans ces maisons; « et le maître desdites maisons qui , après cet avertissement , « aura souffert que lesdites personnes boivent et jouent dans sa « demeure , ou leur aura vendu des liqueurs spiri tueuses , sera « condamné à l'amende. » § « — LA CONTRAINTE ET LA LIBERTE 39 ceux qui exercent l'autorité. Les comices popu- laires et les souverains absolus désorganisent également la Constitution lorsque , ayant à dé- léguer leurs pouvoirs , ils préfèrent la flatterie et le vice à Tindépendance et à la vertu. Il serait même facile de prouver par T histoire que la corruption des électeurs n'a pas été moins fu- neste aux peuples que celle des rois. Dans l'ère de révolution qui reste ouverte en France depuis 4789, les deux régimes ont été éga- lement faussés par l'oubli du Dé.calogue et de la Coutume (§§ 30 à 32). A vrai dire, nos quatre régimes de liberté ^\ comme nos quatre régimes de contrainte **, ne se sont rattachés que de nom li Le but principal de nos régimes dits de liberté a été de faire intervenir autant que possible , dans les actes de souve- raineté , des hommes élus à cet effet par la nation ; mais aucun de ces régimes, sauf le premier, n'a songé à rendre aux particu- liers les libertés privées et locales que Louis XIV avait amoin- dries et que la Terreur a définitivement détruites. Ces régimes ont duré 27 années , savoir : La lutte de Tancien régime et des assemblées , 2 années (1789- 4791); la Convention (après le 9 thermidor) et le Directoire, 5 années (1794-1799) ; la Restauration , 16 années (1814-1830) ; la République de 1848, 4 années (1848-1851). 12 Les sympathies de la nation se sont, en général^ rattachées aux régimes de contrainte , en vue de mettre fin aux tiraille- ments et aux agitations des régimes de liberté. Le moyen a toujours été de conférer la dictature ou tout au moins une influence prépondérante à des hommes choisis en raison de leur mérite personnel. Jusqu'à ce jour (juin 1809), ces régime» ont duré 53 ans, savoir : La Terreur, 3 années (1791-1794); le Consulat et TEmpire, 15 années (1799-1814); le règne de Louis -Philippe, 18 années 40 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL aux vrais types que j'ai définis. En ce qui con- cerne l'organisation de la souveraineté, les pre- miers régimes qui suivirent . la révolution s'é- cartèrent de toutes les traditions connues, et n' eurent qu'une existence éphémère. Les sui- vants se sont plus rapprochés des exemples don- nés par des peuples stables , et cependant aucun d'eux n'a atteint la durée d'une génération. Ces échecs subis par toutes les formes de souverai- neté s'expliquent par une même cause que je développe plus, loin (§§ 61 à 71 ). La révolution a donné à la vie privée (§ 67) et au gouvernement local (§68) ung organisation qui viole également les traditions de la vieille France , et la pratique actuelle de tous les peuples prospères. Cette organisation est incompatible avec tout ordre social : elle ne saurait donc réussir ni avec le régime de contrainte, ni avec le régime de liberté. Nous avons échoué dans toutes nos tentatives de réforme : car, sous la domination abusive des fonctionnaires et des légistes (§ 54), nous con- servons invariablement les seules institutions qu'il faudrait changer *^. Cependant les incon- (1830-1848); la dictature de i851 et le second empire, 17 an- nées (1851-1869). = 13 Au moment où je mets sous presse cet ouvrage, un nouveau changement a été accompli, dans l'or- ganisation de la souveraineté, par le sénatus- consulte du 6-8 septembre 1869. — Après 17 ans de gouvernement personnel, un nouvel entraînement ramène une cinquième alternance de liberté. Cette fois encore, les auteurs du changement n'ont § 9 — LA GÉOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL 41 vénients d'une centralisation exagérée ont été signalés par le souverain **. La même critique a été reproduite par S. A. I. le prince Napoléon et par des hommes d'Etat qui ont occupé de hautes situations dans l'empire *^ Il y a donc lieu d'espérer que cette partie de la réforme ne se fera plus longtemps attendre. S 9 LA GÉOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL. Une des données essentielles aune judicieuse réforme du travail est la connaissance des ate- liers qui se distinguent entre tous par la pra- tique du bien ou du mal , par l'état de prospérité ou de décadence. J'ai longtemps regretté de ne pas trouver, ace sujet, des informations précises dans les récits des voyageurs ; aussi me suis-je appliqué à m'éclairer directement par l'étude comparée des peuples européens ^ ; et beaucoup d'hommes éminents ont bien voulu me seconder dans ces recherches. Ces travaux offrent déjà un faisceau d'observations méthodiques * qu'on guère pensé qu'au gouvernement central : aucun d'eux ne pa- rait s'être préoccupé des vraies libertés du gouvernement local , ni surtout de la vie privée. = i* La Réforme sociale, t. III, p. 345. = 15 Ibidem , t. III , p. 3i5. 1 La Réforme sociale, t. I":»", p. 59. = 2 Les Ouvriers euro- péens, avec 36 monographies désignées par les chiffres I à XXXVI (0); les Ouvriers des Deux Mondes, avec 37 mono- 42 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL peut opposer utilement aux erreurs propagées par l'ignorance et les passions. Ils constituent, en quelque sorte , une géographie du bien et du mal, dont je signalerai ici les traits principaux. En Europe , certaines nations doivent surtout leur originalité à des qualités ou à des défauts portés à r extrême. Elles sont souvent citées dans cet ouvrage , où la distinction du bien et du mal se fonde principalement sur l'observation com- parée des peuples. Elles forment deux groupes principaux, séparés par une région centrale dont les mœurs n'offrent, en général, que des carac- tères mixtes. Le groupe oriental s'étend, le long de la frontière d'Asie, de l'Océan glacial à la Méditerranée : il comprend les trois États Scan- dinaves, la Russie avec ses nomades, la Polo- gne , la Hongrie et la Turquie. Le second groupe , contigu à la Manche et à l'Atlantique , comprend surtout les régions manufacturières de la Grande- Bretagne, des Pays-Bas, de la Belgique, des r Etats allemands, de la Suisse et de la France. Pour abréger le discours, je distingue ces deux groupes sous les noms d'Orient et d'Occident. Par leur caractère mixte , sinon par la situation graphies désignées par les numéros là 37 (P); /e Nouvel Ordre de récompenses de 1867 (Q), avec ses 13 prix (P. 1 à P. 13), ses 24 mentions honorables (M. 1 à M. 24), et ses 5 citations (C. 1 à C. 5). Les sommaires des 73 monographies de familles, et celui des ateliers récompensés en 1867 sont consignés dans les documents annexés (0 à Q). § 9 — LA GÉOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL 43 géographique, les deux péninsules de la Médi- terranée se rattachent à la région centrale. Les États de cette région offrent d'ailleurs, çà et là, des petits peuples qui se placent au premier rang par leurs vertus et leur originalité. Tels sont, les Basques et les Catalans, en Espagne; les Lucquois et les Bergamasques , en Italie; les six petits cantons catholiques, en Suisse; les Tyroliens et les Garinthiens, dans Tempire au- trichien ; les paysans de la Westphalie et du Lu- nebourg hanovrien, dans TAUemagne du Nord. Les ateliers ruraux et manufacturiers où se pratique le bien , où règne la prospérité fondée sur Tharmonie , sont le trait caractéristique des organisations sociales de FOrient. Ils deviennent relativement plus rares dans la région centrale ; ils sont presque partout en minorité dans l'Oc- cident; enfin ils manquent presque complète- ment dans les agglomérations manufacturières , contiguës aux rivages de l'Atlantique. L'étude comparée de l'Orient et de l'Occident ne signale pas seulement ce contraste par des faits appa- rents, elle permet aussi d'en reconnaître les causes. Dans les contrées qui confinent à l'Asie et à l'océan glacial , plusieurs causes générales , in- timement liées au climat, au sol et à l'éloigne- ment des mers navigables, aident à la fois les peuples à vivre dans le bien et à se préserver 44 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL du mal. La rigueur du climat réprime l'appétit sensuel le plus dangereux ^. Les territoires in- cultes offrent aux populations d'abondantes res- sources et de faciles moyens d'établissement. La nature des productions du sol et l'absence des grandes voies commerciales se prêtent peu aux accumulations de richesse, puis aux déve- loppements d'orgueil et de scepticisme qui, à toutes les époques et sur toutes les scènes de l'histoire, ont été les sources de corruption. En outre , une foule de Coutumes locales , dérivant pour la plupart de ces causes premières, con- tribuent encore à conserver l'état traditionnel de bien-être, de stabilité et d'harmonie. Parmi les conditions naturelles, les institutions etlesmœurs qui tendent à fixer le règne du bien dans ces ré- gions, j'ai observé, en première ligne : chez les nomades , la vie pastorale , liée à la possession indivise de forêts et de steppes fertiles * ; dans les contrées glaciales , les travaux de la pêche , de la chasse ^ et du pâturage , avec les influences 3 « Il n'y a pas de passion plus violente que la volupté... Par « bonheur, il n'y a qu'une passion de ce genre ; car s'il y en « avait deux , il n'y aurait pas un seul homme en tout l'univers « qui pût suivre la vérité. » ( Le V" précepte de Chakya-Mouni , cité dans le Voyage en Tartane, de M. l'abbé Hue, t. II, p. 150.) = * Les Ouvriers européens, I, p. 56. = 5 Même chez les populations sédentaires de la Russie, de la Suède et de la Noi^ége, la pêche et la chasse jouent un certain rôle dans l'existence des populations. [Les Ouvriers européens (G); voir le § 8 des monographies III , VI et VII.] § 9 — LA GÉOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL 45 morales émanant des luttes salutaires de l'homme contre la nature ; chez les Scandinaves séden- taires, Talliance de l'industrie manufacturière, de l'exploitation des forêts et de l'agriculture, la conciliation du patronage seigneurial et de la liberté individuelle , la permanence des engage- ments volontaires (§20) dans les ateliers de tra- vail ^ ; en Russie , les engagements forcés réci- proques entre les patrons et les ouvriers, le partage périodique de la terre arable \ la triple protection ^ assurée aux individus par la famille patriarcale, l'organisation communale et le pa- tronage seigneurial ^ ; en Turquie , les engage- ments demi-forcés, admirablement tempérés, en présence de deux religions rivales, par les habi- tudes de patronage, de tolérance et d'égalité *^; en Hongrie, l'organisation féodale, conservant un excellent régime de propriété et une race de paysans pourvue de la quantité de terre qui suffit au bien-être d'une famille"; enfin, dans les forêts , les mines et les usines domaniales de la Hongrie, de la Carinthie, de la Carniole et du Hanovre, un antique régime de patronage assu- rant aux établissements la main-d'œuvre à bas ^ Les Ouvriers européens, VT, VU. —Voir aussi, pour la défi- nition des systèmes d'engagement , dans les diverses Organisa- tions sociales, le Tableau inséré dans cet ouvrage, p. 10 et i7 (0). = 7 Les Ouvriers européens, H, §6; Appendice, p. 284. = 8 j[,a Réforme sociale, t. II, p. 407. = ® Les Ouvriers eu- ropéens, n à V (0). = i« Ibidem, VIII. = H Ibidem, IX. 46 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL prix, et aux ouvriers une complète sécurité d'existence *^ Dans les contrées manufacturières confinant à r Atlantique , les causes générales , liées à la nature des lieux , agissent pour la plupart dans un sens opposé. Le climat, plus méridional, se prête moins à la conservation des bonnes mœurs. Le sol, complètement approprié à la culture, n'offre aux populations non propriétaires ni moyens de subsistance , ni facilités d'établisse- ment. Les mines de fer et de houille (§ 29), ré- pandues avec profusion dans le sol , assurent à l'industrie manufacturière des moyens d'action presque illimités, en ce qui touche le matériel, la chaleur et la force motrice '^ L'Océan fournit des communications faciles et économiques pour importer les matières premières produites dans toutes les contrées maritimes , et pour exporter, eji retour, les produits manufacturés. Enfin, la richesse , qui se développe rapidement dans des conditions si favorables au travail, exerce son action délétère sur les classes 'dirigeantes. Sous cette influence, les gouvernants et les clercs sont particulièrement enclins à oublier leur devoir, et en situation de corrompre le corps . social **. Les mœurs et les institutions, quoique supérieures 12 Les Ouvriers européens , X , XII , XUI , XI V. = ^^ La Ré- forme sociale, t. U, p. 425 et 397. = 14 Ibidem, t. II, p. 170, 192, 194 et 196. M — LA GÉOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL 47 SOUS beaucoup de rapports à celles de U Orient, agissent souvent dans le même sens que les causes naturelles. Ainsi , les individualités émi- nentes ont mille moyens de s'élever rapidement au-dessus de la situation où elles sont nées; mais, en revanche, on voit s'accumuler, aux derniers rangs, des masses incapables de se suf- fire à elles-mêmes. Ces masses restent privées du bien-être et de la sécurité qui, sous les ré- gimes de rOrient, sont garantis par l'abondance du sol inculte et par la conservation des régimes de contrainte. L'état de souffrance qui résulte de l'ensemble de ces causes est habituellement aggravé, pour la majorité des populations ou- vrières, par trois circonstances principales. En premier lieu , la multiplicité des moyens de pro- duction provoque , entre les ateliers de travail , une concurrence exagérée : elle fait naître des alternances d'activité fiévreuse ou de chômage forcé ; et , ainsi , elle expose successivement les ouvriers au double danger d'une abondance corruptrice et d'un pénible dêhûment *^ En se- cond^ lieu, même aux époques d'activité com- merciale, les ouvriers, arrachés brusquement aux salutaires influences de la vie rurale et agglomérés au contact des corruptions urbaines, subissent tous les maux qu'engendre la réunion 15 Les Ouvriei^s européens , XVI, XXII, XXIH, XXIV. ■»f 48 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL du vice et de Tiipprévpyance *^.^n troisième lieu, même dans les cas rares où le bien-être indivi- duel pourrait être amené par les chances heu- reuses du commerce et la conservation de l'ordre moral, l'instabilité des engagements, l'antago- nisme social, les grèves et leurs débats irritants, les maladies et les morts prématurées viennent soumettre des familles entières à de cruelles souffrances ^\ Cependant, même en ce qui touche l'organisa- tion du travail, une multitude de traits excellents justifient le prestige attribué à l'Occident par l'abondance des capitaux, par la supériorité des moyens de production et d'échange. Beaucoup d'Autorités sociales ont conservé, dans leurs ateliers, tous les bienfaits de la Coutume. Dans ce cas, l'harmonie sociale atteint un degré de perfection *^ que je n'ai jamais observé dans les localités les plus prospères de l'Orient. Même dans les agglomérations manufacturières, enva- hies par le vice et l'antagonisme , certains ou- vriers, surtout lo]?^qu' ils conservent les croyances religieuses , acquièrent .des qualités intellec- tuelles et morales qui ne se rencontrent point parmi les populations les plus recommandables 16 Les Ouvriers des Deux Mondes (P), t. II, N»» 13 et 19. = 17 Les Ouvriers européens{0)f XVI II , XIX, XXXIII, XXX Vï. = 18 Le nouvel Ordre de récompenses (Q), P. 1 à P. 13. § 9 — LA GEOGRAPHIE DU BIEN ET DU MAL 49 de la région forestière et pastorale ^. Dans ces mêmes agglomérations, comme j'en ai fart ci- dessus la remarque, les grajids talents s'élèvent à leur vraie place plus aisément que dans les contrées où le classement social s'opère surtout sous l'empire de la Coutume. Mais cette élévation n'est pas sans mélange de mal : car l'avènement rapide des talents ne se concilie pas toujours avec la conservation des antiques vertus. Les grandes situations, conquises au prix de pénibles efforts, accroissent singulièrement l'éclat donné à l'Occident par l'extension du commerce et l'ac- cumulation de la richesse; mais, quand l'ordre moral s'affaiblit, elles ne sent une source de bonheur ni pour les nouveaux enrichis ni sur- tout pour le corps de la nation. Les Autorités sociales de l'Orient, qui se corrompent ou s'en- dorment dans des situations traditionnelles, sont parfois moins hostiles aux réformes que certains parvenus de l'Occident. Plusieurs de ceux-ci, en effet, contents du régime où ils ont obtenu la fortune et les honneurs , sont peu enclins à mo- difier les institutions qui retiennent les masses imprévoyantes dans la souffrance. Ces masses 19 Les Ouvriers européens, XIX. Des développements spéciaux ont été donnés, dans cette monographie , au § 5, et dans la note ayant pour titre : Sur la comparaUon à établir, touchant le déve- loppement intellectuel et moral des ouvriers, entre les civilisations (le l'Orient et de l'Occident. — Dn peut consulter également les monographies XVIII et XXXVI. 50 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL ont plus besoin de protection que d'indépen- dance*^ ; aussi ont-elles moins d'inclination pour les hommes qui s'élèvent rapidement que pour ceux qui conservent la situation des ancêtres , aux divers niveaux de la hiérarchie **. On com- prend que la paix publique soit mal assurée dans les pays où les efforts de travail viennent seulement de la jeunesse pauvre et des parve- nus , où les descendants des Autorités sociales ne conservent pas l'habitude du travail et le sen- timent des devoirs liés à la possession de la richesse (C). On ne peut admirer sans réserve un ordre de choses où les grandes capacités s'é- lèvent plus haut qu'ailleurs , mais où les faibles de corps et d'esprit tombent beaucoup plus bas. 20 J'ai toujours été frappé de la distinction profonde qui existe entre les populations imprévoyantes, auxquelles le patronage est indispensable, et celles qui prospèrent par l'exercice de leur libre arbitre. C'est en propageant les mœurs que j'ai fidèlement décrites , plutôt qu'en improvisant le droit de suffrage , qu'on crée les peuples libres. Voir notamment les Ouvriers européens, p. 9 et 18 à 20; & Réforme sociale, p. 375 à 381. = 21 En France, l'antagonisme social est entretenu, au milieu des classes ouvrières , par des sentiments de haine et d'envie que rien n'excuse. Toutefois il s'explique en partie par l'infériorité qu'offrent, au pobit de vue du patronage, les parvenus com- parés aux possesseurs de situations traditionnelles. L'hostilité des ouvriers contre les nouveaux enrichis est un des traits les plus dangereux de notre état social : elle s'est fait jour en 1848; elle s'est reproduite en 1868 et en 1869, avec les formules les plus condamnables (J), dans les réunions populaires de Paris, et dans les congrès de Bâle et de Lausanne. § 10 — LE BIEN ET LE MAL DANS L'HISTOIRE 51 S 10 LE BIEN ET LE MAL DANS L^BISTOIRE. La distinction du bien et du mal reste jusqu'à ce jour moins nette encore en histoire qu'elle ne l'est en géographie. Les erreurs inextricables au miUeu desquelles nous vivons dérivent, en général, d'une même cause. La plupart des écrivains auxquels le pubUc demande à tort ses notions d'histoire sont loin d'être des histo- riens; et l'on s'étonnera un jour qu'ils aient pu momentanément recevoir ce titre. Ils ne se pro- posent guère, en effet, d'exposer les vérités de la science ; ils ne tendent, à vrai dire, qu'à amuser ou à flatter leurs lecteurs. Pour atteindre ce but , ils ont habituellement recours à trois procédés ; ils passent sous silence les faits, peu dramati- ques , qui se rattachent à la pratique du bien (§ler) et qui font naître la prospérité (§ 7); ils s'appesantissent, au contraire, sur les entre- prises conseillées par l'esprit du mal; ils s'ap- pliquent à les rendre attrayantes, tant qu'elles ont pour elles l'éclat et le succès; puis, quand le récit arrive aux catastrophes , ils attribuent la décadence, non aux hommes ou aux choses qui ont été l'objet de leurs prédilections, mais à une fatalité, qui pèserait successrivement sur toutes les nations et sur toutes les races. 52 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL Heureusement des esprits éminents ont enfin aperçu ce triste état d« Thistoire ^ Imitant ceux qui cultivent les sciences exactes, et indifférents au suffrage d'un public frivole , ils se dévouent à fonder leur science sur les traces authenti- ques du passé ^ Ces vrais historiens figurent au nombre des gloires les plus solides de notre époque. Ils ne s'adressent guère jusqu'à présent qu'aux hommes studieux; mais, à la longue, leurs travaux ne manqueront pas de renouveler 1 « Les histoires sont des faits faux composés sur des faits « vrais, ou bien à l'occasion des vrais. » (Montesquieu, Pensées diverses.) = 2 « Je m'aperçus bientôt que l'histoire me plai- « sait pour elle-même, comme tableau du passé... et toutes « les fois qu'un personnage ou un événement du moyen âge « me présentait un peu de vie ou de couleur locale , je ressen- « tais une émotion involontaire. Cette épreuve souvent répétée (( ne tarda pas à bouleverser mes idées en littérature. Insen- « siblement je quittai les livres modernes pour les vieux « livres, les histoires pour les chroniques, et je crus entrevoir « la vérité étouffée sous les formules de convention et le style « pompeux de nos écrivains. Je tâchai d'effacer de mon esprit « tout ce qu'ils m'avaient enseigné , et j'entrai , pour ainsi dire , « en rébellion contre mes maîtres. Plus le renom et le crédit « d'un auteur étaient grands et plus je m'indignais de Tavoir « cru sur parole, et de voir qu'une foule de personnes croyaient « et étaient trompées comme moi... J'étais donc fondé à « dire que nos historiens modernes présentaient sous le jour « le plus faux les événements du moyen âge. Il ne faut pas se « dissimuler que, pour ce qui regarde la partie de Thistoire « de France antérieure au xviie siècle, la conviction publique, « si je puis m'exprimer ainsi, a besoin d'être renouvelée à « fond... En France, personne n'est l'affranchi de personne; « il ix'y a point chez nous de droits de fraîche date , et la géné- ft ration présente doit tous les siens au courage de ceux qui « l'ont précédée. » (Augustin Thierry, Lettres sur V Histoire de France, avertissement.) § 10 — LE BIEN ET LE MAL DANS L'HISTOIRE 53 à fond M'opinion égarée. Je me suis éclairé au- près d'eux, autant que les circonstances me Font permis; et je puis résumer en peu de mots les notions du vrai et du faux que j'ai puisées dans leurs écritset leurs entretiens. Pendant les époques vouées au bien , les évé- nements sont uniformes et offrent peu de reten- tissement. Les familles mettent leur gloire à élever une nombreuse jeunesse qui dépasse les ancêtres en talent et en vertu. Les Autorités sociales propagent autour d'elles le respect du Décalogue et de la Coutume. Etablies, pour la plupart, à la campagne, elles emploient les fruits du travail à assurer le bien-être des populations, à améliorer leurs résidences, à développer leurs ateliers et à fonder de florissantes colonies. Sous le régime de contrainte, comme sous le régime de liberté (§ 8), le souverain et ses agents laissent aux Autorités sociales le soin du gouvernement local ( § 68 ) ; ils bornent leur action à faire régner dans l'État l'ordre moral et la paix publique. Ces époques, peu favorables aux effets de style que recherchent les histo- riens classiques , échappent , en outre , à leur attention en raison de leur courte durée. On a souvent affirmé que l'humanité est na- turellement portée vers le bien, et que le mal 3 Voir la note précédente. 54 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL provient seulement des institutions sociales. Cette fausse doctrine érige , pour ainsi dire , en dogmes deux sentiments fort dangereux : le mépris de toute autorité , et l'amour des révolu- tions. Depuis quatre-vingts ans, la France, plus que toute autre nation, a répandu ces erreurs dans l'Occident; et j'ai souvent constaté que nul effort ne ramène au vrai ceux qui fondent le succès de leur carrière sur la propagation de ces prétendus principes. Il est vrai que certains hommes, abandonnés à leurs tendances natu- relles, inclinent constamment vers le bien, sur- tout depuis que Jésus- Christ a donné au monde le modèle de la perfection; mais d'autres, en plus grand nombre , pratiquent le mal avec per- sistance ; et presque tous montrent l'association continuelle des deux propensions. Les institu- tions sont bonnes ou mauvaises , selon qu'elles favorisent l'un ou l'autre de ces instincts oppo- sés : elles ont, d'ailleurs, pour critérium les résultats, c'est-à-dire , les phénomènes de pros- périté ou de décadence (§7). Les historiens classiques ont propagé beau- coup de fausses impressions, sur les phénomènes de prospérité ou de décadence , comme sur l'o- rigine du bien et du mal. Ils ont habituellement méconnu les vérités suivantes qui dominent ces phénomènes. Les progrès de la richesse et de l'art, qui exci- § 10 -^ LE BIEN ET LE MAL DANS L'HISTOIRE 55 tent surtout leur admiration, importent à la prospérité des peuples beaucoup moins que l'a- mélioration de Tordre moral; et, quand ces pro- grès se produisent seuls , ils engendrent rapide- ment le mal. Les inventions mémorables , qui ont eu lieu de notre temps dans les arts usuels et dans les sciences physiques, n'entraînent nullement des découvertes correspondantes dans l'ordre moral. Loin de là, l'esprit d'innovation est aussi stérile dans l'ordre moral qu'il est fé- cond dans l'ordre matériel. A aucune époque de son histoire, un peuple n'est fatalement voué , ni au progrès, ni au déclin. Il ne passe pas né- cessairement, comme chaque individu, de la jeunesse à la vieillesse. Il peut, en se corrom- pant, tomber dans la décadence ; mais il re- trouve la prospérité en revenant à la vertu. L'action physique du sol et du climat contribue beaucoup au bien-être ou au malaise d'une race d'hommes; mais elle peut être dominée par les influences qui émanent du mépris ou du respect de la loi morale. Cette action se modifie elle-même selon la nature de la résidence et des travaux. Ainsi, il existe un contraste profond entre les peuples nomades et les peuples séden- taires. Le contraste est encore apparent, chez les nomades, entre les chasseurs et les pasteurs; chez les sédentaires, entre les habitants des villes et ceux des campagnes. La dilTérence est 56 CHAPITRE I — - LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL même fort apparente, chez les populations rurales, selon qu'elles habitent les montagnes vouées à l'élevage, ou les plaines à céréales; selon qu'elles cultivent des domaines agglomérés à foyer central, ou des domaines relevant de villages à banlieues morcelées (§46). Sous ce rapport , l'histoire du genre humain se résume en quelques traits. Les fertiles steppes de la haute Asie offrent, sous un climat tempéré , loin des grandes voies commerciales , d'inépuisables ressources à l'in- dustrie pastorale. Depuis les âges les plus re- culés , les pasteurs nomades de cette région con- stituent, en quelque sorte, le grand réservoir du genre humain. Ils ont toujours prospéré au moyen d'une seule institution, la famille patriarcale (§6). Soumis à l'autorité la plus bienveillante et la moins corruptible, vivant dans l'abondance sans pouvoir accumuler la richesse, cultivant leur intelligence par la méditation sans échapper à la salutaire influence des travaux manuels , ces peuples ont toujours réussi mieux que les autres à pratiquer le bien et à repousser le mal (§ 64). Les peuples agriculteurs, qui jouissent de vastes pâturages indivis, restent à peu près dans les mêmes conditions s'ils conservent, avec la famille patriarcale , la pratique des résidences rurales , à l'imitation des anciens Gaulois (§ 12) et des Franks (§ 14). Enfin, lorsque le sol est com- § 10 — LE BIEN ET LE MAL DANS L'HISTOIRE 57 plétement approprié à la culture et converti en propriétés individuelles , les agriculteurs cèdent à de nouveaux besoins : ils abrogent la famille patriarcale , bâtissent des villes , créent des ma- nufactures, exploitent le commerce et s'adon- nent aux arts libéraux ; mais alors ils ne résistent à la richesse et à l'orgueil, fruits habituels de la prospérité , qu'en adaptant leurs institutions à ces conditions nouvelles. Ils doivent plus que jamais appuyer s'ur la foi et la raison leurs mœurs et leurs coutumes ; en même temps , ils doivent être fort attentifs à conjurer, par la loi écrite , les aberrations de l'initiative individuelle et de l'esprit d'innovation. Parvenues à cette situation, les sociétés peuvent mieux s'élever au bien par d'admirables élans ; mais elles sont moins assurées de se préserver du mal. A l'é- poque même où on les admire le plus , elles sont déjà parfois moins saines que brillantes. Enfin, la prospérité cesse, et la décadence devient inévi- table, si les mœurs et les institutions se corrom- pent. Les plus redoutables symptômes de cette corruptionsontl'oubliduDécalogue, l'abandon de la Coutume, la propagation de la famille instable, la création de capitales somptueuses livrées au luxe et à la débauche, l'abus de la richesse ou de la puissance, et spécialement la conquête des petites nations. Tous les peuples fameux de l'an- tiquité, privés des bienfaits du christianisme, 58 CHAPJTRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL ont, à la longue, subi ces influences : ils ont d'a- bord cédé à l'invasion du mal; puis ils se sont abîmés dans une irrémédiable décadence *. Sous l'influence du christianisme, les peuples sédentaires réussissent mieux que les païens à conserver l'ordre moral au sein de la prospérité. Ils ne se préservent pas complètement de l'orgueil et de la corruption qu'engendrent la science, la richesse et la puissance ; mais ils gardent plus de - force pour réagir contre le mal et pour revenir au bien. Les catastrophes sociales, symptômes évi- dents de la décadence , viennent promptement rappeler aux peuples égarés l'instabilité et le dan- ger des biens de ce monde, qui n'ont point pour fondements la crainte de Dieu et le respect de la loi morale. A la vue de ces biens qui leur échap- pent, les peuples comprennent la vérité des enseignements de la religion; et ils sentent le besoin d'obéir aux grands hommes qui, par leurs discours ou leurs exemples, conservent encore les préceptes du Décalogue et les pra- tiques de la Coutume. Seuls, les pasteurs noma- 4 Les Chinois ont seuls échappé à cette loi de l'histoire; mais leur race a été sans cesse régénérée par les pasteurs nomades des vastes steppes situées au nord de rempire(§ 64). Dans Tordre naturel , les pasteurs de l'Asie restent aujourd'hui la principale source du bien, comme aux temps d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. L'histoire générale ne sera réellement con- stituée que lorsque cette vérité sera mise, par l'observation directe , en complète lumière. § 10 — LE BIEN ET LE MAL DANS L'HISTOIRE 59 des ^ et les agriculteurs à domaines agglomérés ^ échappent à ces alternances de corruption et de réforme. Seuls ils conservent cette solide pros- périté qui se révèle non par la richesse , l'éclat et la puissance , mais par le travail , la frugalité et la vertu. L'histoire, parvenue àla hauteur de sa mission, devrait surtout signaler les causes qui portent les peuples au bien ou au mal , à la prospérité ou à la décadence. Les vrais historiens de notre temps commencent à mettre ces causes en lumière : et l'on entrevoit l'ensemble des mo- numents qu'ils élèvent ainsi pour les localités , les provinces et les nations. Chaque œuvre, lorsqu'elle sera achevée, comprendra quatre parties : une galerie des objets produits par le travail de l'homme depuis les temps les plus reculés'; une bibliothèque de tous les docu- B Les plus beaux types se conservent de nos jours au midi de l^Aitaï. Le lecteur qui ne pourra les visiter consultera avec fruit les descriptions de la haute Asie, et spécialement h Voyage en Tartarie de M. l'abbé Hue. = « Parmi les types les plus recommandables de l'Europe, on peut citer : en France, les paysans du Lavedan et du Labourd {les Ouvners des Deux Mondes, t. I", p. 107 et 161); les agriculteurs de la Biscaye {Bulletin de la Société d'économie sociale, t. II, p. 269) et des petits cantons suisses (§65, n. 2); les paysans du Lunebourg hanovrien {Bulletin de la Société d'économie sociale, t. II, p. 518); les agriculteurs de la Turquie d'Europe, au sud des Balkans (les Ouvriers européens, p. 101). = ' Une galerie ayant pour objet l'Histoire du travail a excité l'attention pu- blique à l'Exposition Universelle de 1867. Elle a offert un pre- 60 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL ments écrits; une chronologie complète des faits historiques, justifiée par des renvois aux objets et aux documents^; enfin une suite de monographies spéciales et locales , reproduisant avec toutes les ressources de la science et de Fart la suite des événements , en même temps que l'aspect des choses et le caractère des hommes, de ceux surtout qui, par la pratique du bien ou du mal ^, ont le plus influé sur le sort de leurs contemporains. Quand la méthode historique aura été défini- tivement fixée par l'accomplissement de ces tra- vaux, le temps de l'histoire générale sera venu; mais la première place n'y sera plus occupée, comme dans les œuvres de la plupart des mier spécimen de celles qui seront un jour instituées dans les localités où l'on comprendra le grand intérêt qui conseille de rechercher, dans l'histoire de la race, les alternances du bien et du mal. Plusieurs hommes éminents ont bien voulu me dire qu'ils voyaient, dans cette innovation, un grand évé- nement scientifique. = 8 Indépendamment des collections locales indiquées ci -dessus, on devra créer des musées géné- raux d'histoire , où les documents seront représentés par les objets eux-mêmes ou par des dessins, des modèles, des fac- similé et des copies. Le plan le plus convenable pour ce musée serait celui du Palais de TExposition universelle de 1867 : les galeries circulaires correspondraient aux grandes époques; les secteurs transversaux appartiendraient aux localités et aux pro- vinces. = ^ Les Récits des temps mérovingiens , par Augustin Thierry , offrent , au point de vue littéraire , un charmant spé- cimen de ces monographies : seulement, il faudrait les complé- ter à laide des éléments qui peuvent être fournis par la science et l'art. § 10 — LE BIEN ET LE MAL DANS L'HISTOIRE 61 classiques, par les conquérants, par les gou- vernants fastueux qui ont enrichi les villes en ruinant les campagnes, et, en général, par de prétendus héros qui ont été, à vrai dire, les fléaux de l'humanité. Les grandes époques de l'histoire ne seront plus liées exclusivement à ces funestes célébrités : elles se rattacheront surtout aux vrais grands hommes dont la mé- moire a été trop souvent négligée, c'est-à-dire, à ceux qui ont aimé la paix , honoré les Autorités sociales , fortifié la vie rurale , respecté les auto- nomies locales, protégé les petites nations et, en un mot, créé sans bruit la prospérité publique sur la pratique de l'ordre moral. Alors on verra apparaître dans toute leur clarté les faits essentiels aux sociétés humaines , et la loi générale de l'histoire *° : d'un côté , les petites nations pastorales et rurales, conservant les tra- ditions du vrai et du bien dans leurs steppes et leurs montagnes (§§ 64 et 65), loin des mau- vaises influences émanant des villes et de la richesse; de l'autre, les grandes nations, créant leurs cours fastueuses, leurs redoutables ar- mées , leurs villes vouées au luxe et aux arts li- béraux , ravageant et illustrant le monde tour à tour, pendant leurs alternances périodiques de JO Sur ce point, le lecteur consultera avec fruit plusieurs aperçus du bel ouvrage du R. P. Gratry, ayant pour titre : Ui Morale et la loi de l'histoire, Paris, 1868; 2 vol. in-8». 62 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL vice et de vertu, de décadence et de prospé- rité. S 11 LES SIX ÉPOQUES DE l'hISTOIRE, SUR LE SOL DE LA FRANCE. Depuis Tavénement de Louis XIV, nos gou- vernants ont détruit , avec le respect de la Cou- tume, un des fondements de toute prospérité. Ils prétendent conduire les peuples dans des voies toutes nouvelles ; et , s'ils font parfois allu- sion aux temps passés, ce n'est que pour affir- mer la supériorité absolue de leur époque. Ces prétentions ont été généralement encouragées par les écrivains classiques* ; elles sont cepen- dant à la fois condamnées, et par les récentes dé- couvertes des savants , et par les dures épreuves que les Français subissent depuis deux siècles. Les fausses théories, propagées au sujet de l'his- toire de France, contribuent singulièrement à perpétuer l'état actuel de souffrance. Elles ré- trécissent l'esprit français. Elles étendent, en quelque sorte, un bandeau sur nos yeux; car elles nous empêchent de voir des vérités fonda- 1 «Ne dissimulons point; nous n'existons que depuis environ six « vingts ans : lois , police , discipline militaire , commerce , ma- « rine, beaux-arts, mag^nificence , esprit, goût, tout commence « à Louis XIV. » (Voltaire, Œuvres complètes; Paris, 4825, t. XLVII , p. 77.) $ 12 — 1® LA GAULE PASTORALE, INDEPENDANTE 63 mentales dont nos émules savent tirer un grand profit. La réfutation de ces théories est une des conditions préalables de la réforme. J'ai saisi avec empressement toutes les occa- sions qui se sont offertes de connaître l'opinion des vrais savants , sur la distinction du bien et du mal dans notre histoire. En attendant qu'un écrivain compétent traite enfin cette grande question , je résumerai ici en peu de mots les résultats de mon enquête. En ne considérant que les faits essentiels , je vois apparaître successivement, sur notre terri- toire, trois époques de réforme et de prospérité, alternant avec trois époques de corruption et de décadence. Je crois utile de les mentionner sépa- rément; mais, pour ne point m'écarter de mon sujet principal, je n'insisterai quelque peu que sur les trois dernières ; car , selon la remarque de M. Augustin Thierry (§ 9, n. 2) , c'est surtout par leurs jugements sur ces époques que nos écrivains favoris ont altéré en France la notion de la vérité. S 12 V« ÉPOQUE (1600 A 300 AVANT J.-C): LA PROSPÉRITÉ DE LA GAULE PASTORALE ET AGRICOLE. Les races de l'Orient qui, dès les époques les plus reculées, vinrent successivement s'établir 64 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL sur le territoire de la Gaule, s'y trouvaient, aux temps historiques, partagées en un grand nombre de clans ou de tribus. Plusieurs de celles-ci étaient profondément divisées par les mœurs et les traditions ^ La plupart, au contraire, étaient unies par la communauté d'origine. Quelques- unes , tout en gardant leur individualité et leur indépendance, constituaient des confédérations fondées sur des institutions positives. Les premiers immigrants s'adonnèrent surtout à la chasse, c'est-à-dire à la première indus- trie qu'exercent les races nomades , arrivant au milieu de forêts où abondent les grands animaux sauvages. Obligés de lutter sans cesse pour se procurer leur subsistance et pour défendre le gibier contre les incursions des peuplades con- tiguës, les premiers Gaulois se rapprochaient, par l'ensemble de leurs habitudes , des Indiens chasseurs qu'on peut encore observer de nos jours, aux mêmes latitudes, dans les forêts de l'Amérique du Nord. Elles se distinguaient sur- tout par leurs fermes croyances en Dieu et en la vie future, par le mépris des souffrances phy- siques et de la mort, par la barbarie de leurs i Ainsi les Euskes établis sur les deux versants des Pyrénées occidentales différaient des races gauloises établies au nord de la Garonne, autant que les Basques (qui conservent leur ancien nom, dans leur propre langue dite Euscara) différent aujour- d'hui des Français. 5 12 — 1*> LA GAULE PASTORALE, INDÉPENDANTE 65 trophées de guerre, par une confiance exces- sive dans leur personnalité, par leur répugnance contre toute autorité qui ne reposait pas sur une supériorité évidente. Ils l'emportaient par deux traits principaux sur toutes les races pri- mitives dont l'histoire ait gardé le souvenir. Ils acceptaient l'autorité d'un corps de prêtres, de savants et de juges, les Druides, qui se recru- taient librement, sans esprit de caste, parmi les plus éminentes individualités de toutes les tribus, et qui vivaient, loin des bourgades gauloises, dis- séminés par petits groupes au milieu des forêts. Plusieure tribus accordaient au caractère de la femme un respect qui ne s'est offert au même degré chez aucune autre race. Ils attribuaient un rôle important à la vierge et à la mère dans le culte, dans la famille, dans l'apaisement des querelles survenues entre les clans, et même dans les rapports internationaux '. 2 MM. A. Thierry et H. Martin, qui se sont adonnés avec prédilection à Vétude des Gaules, ont recherché avec soin, dans Plutarque et les autres écrivains de l'antiquité, les passages qui signalent la chasteté, Tintelligence, le courage et, en résumé, Tascendant social de la femme gauloise. Parmi les traits de mœurs principaux figurent : le libre choix des époux par les jeunes filles ; l'éducation donnée exclusivement par les mères à leurs fils, jusqu'au moment où ceux-ci commençaient l'apprentis- sage des armes. Comme exemple de la vertu des femmes gauloises, Plutarque (traduction d'Amyot , Paris, 1819, t. IV, p. 148) cite le traité conclu entre Annibal et une tribu de la Gaule méri- dionale : il y était stipulé que les réclamations élevées par les Carthaginois, pendant leur passage sur le lerv'xVoxv^ ÔL^\^Vî>\i>\^ 66 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL Fortifiés par ces bienfaisantes influences , les Gaulois réagirent peu à peu, sans se corrompre, contre la rudesse et la férocité de leurs mœurs. Le régime de communauté établi dans chaque clan, selon le génie de la race, fut moins souvent troublé par les prétentions individuelles. Les rivalités traditionnelles des divers clans furent également atténuées par les Druides , qui exer- çaient un haut arbitrage sur la race entière, et qui réunissaient, dans leurs écoles, la jeunesse de toutes les classes dirigeantes. L'influence sociale des femmes s'employa également à adoucir les mœurs et à calmer les dissensions intestines. D'un autre côté, les Gaulois com- seraient déférées à rarbitrage des femmes de la localité. Strabou cite également le trait suivant : a Chez les Cantabres (les Bas- c ques) , ce sont les maris qui apportent une dot à leurs femmes ; « et ce sont les Ulles qui héritent de leurs parents et qui se « chargent du soin d'établir leurs frères. De pareils usages « annoncent le pouvoir dont le sexe y jouit, ce qui n'est guère « un signe de civilisation. » (Strabon, III, iv, 18.) La coutume que critique l'auteur grec est celle qui a le plus contribué à conserver chez les Basques une fécondité et une liberté que l'Europe entière pourrait envier. En vertu de cette coutume, la fille ainée hérite du domaine paternel, au même titre que le fils aîné ; et , dans ce cas , l'intervalle moyen compris entre deux générations se trouve réduit de 25 à 20 ans. Ce régime spécial des familles-souches s'était conservé intact, jusqu'à l'époque de la Terreur, chez les Basques français. (Us Ouvriers cUrs Deux Mo'ides, 1. 1", p. 107.) Le Code civil achève en ce moment de le détruire, avec des circonstances lamentables qui , en 4869, pa- raissent avoir touché les magistrats de notre cour de cassation. (Voir l'arrêt Dulmo du 23 mars 1869, confirmant l'arrêt, en date duni juillet 18G6, de la cour de Pau.) § 12 — 1*> LA GAULE PASTORALE, INDEPENDANTE 65 trophées de guerre, par une confiance exces- sive dans leur personnalité, par leur répugnance contre toute autorité qui ne reposait pas sur une supériorité évidente. Ils remportaient par deux traits principaux sur toutes les races pri- mitives dont l'histoire ait gardé le souvenir. Ils acceptaient l'autorité d'un corps de prêtres, de savants et de juges , les Druides , qui se recru- taient librement, sans esprit de caste, parmi les plus éminentes individualités de toutes les tribus, et qui vivaient, loin des bourgades gauloises, dis- séminés par petits groupes au milieu des forêts. Plusieurs tribus accordaient au caractère de la femme un respect qui ne s'est offert au même degré chez aucune autre race. Ils attribuaient un rôle important à la vierge et à la mère dans le culte , dans la famille , dans l'apaisement des querelles survenues entre les clans, et même dans les rapports internationaux *. 2 MM. A. Thierry et H. Martin, qui se sont adonnés avec prédilection à l'étude des Gaules, ont recherché avec soin, dans Plutarque et les autres écrivains de l'antiquité, les passages qui signalent la chasteté, l'intelligence, le courage et, en résumé, l'ascendant social de la femme gauloise. Parmi les traits de mœurs principaux figurent : le libre choix des époux par les jeunes filles ; l'éducation donnée exclusivement par les mères à leurs fils, jusqu'au moment où ceux-ci commençaient l'apprentis- sage des armes. Comme exemple de la vertu des femmes gauloises, Plutarque (traduction d'Amyot , Paris, 1819, t. IV, p. 148) cite le traité conclu entre Annibal et une tribu de la Gaule méri- dionale : il y était stipulé que les réclamations élevées par les Carthaginois, pendant leur passage sur le territoire de la tribu. 68 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL conserva jusqu'à la fin du iv^, saiis altération sérieuse. Ces trois siècles formèrent la grande époque de la Gaule. Ce fut alors que les races gauloises balancèrent la fortune de Rome, firent trembler les peuples de la Grèce et débordèrent, en quelque sorte , sur l'Europe méridionale , de- puis l'Atlantique jusqu'au Pont-Euxin. S 13 2e ÉPOQUE (300 AV. J.-C. —496 AP. J.-C.) : LA DÉCADENCE DES GAULES , SOUS LA DOMINATION DES CITÉS ET LA CENTRALISATION DES ROMAINS. Cette prospérité , en créant la puissance et la richesse, fit naître les passions et les vices qui suscitent habituellement la décadence. L'oubli de Dieu , l'orgueil et tous les maux qui en déri- vent, se développèrent alors rapidement chez un peuple impressionnable , qui avait dû ses succès à la valeur des individus, plutôt qu'à l'organisa- tion de la société ; qui n'avait pas réussi à cons- tituer la propriété libre et individuelle ; qui enfin, voulant dominer les autres peuples, n'avait pu asseoir chez lui le principe d'autorité, ni dans la famille, ni dans le clan, ni dans la nation. Les familles enrichies par l'industrie manu- facturière, l'exploitation des mines et le com- merce , prirent peu à peu l'influence qui avait appaiienu jusque-là aux familles illustrées par § 13 — 2» LA GAULE URBAINE, SOUS LES ROMAINS 69 de grands services. Le système électif et le ré- gime des clientèles accordèrent bientôt aux lar- gesses des riches Tautorité qui appartenait pré- cédemment à la sagesse des Druides et au courage des guerriers. A partir de ce moment, l'activité nationale sembla adopter pour but le luxe des vêtements, des meubles et des repas. Alors s'or- ganisèrent de toutes parts, au grand étonnement des voyageurs, ces immenses et interminables banquets auxquels les nouveaux patrons convo- quaient leurs clients , souvent même des popula- tions entières K La décadence, due à un progrès de richesse qui n'avait pas pour contre-poids le progrès des mœurs, fut singulièrement aggravée par le chan- gement des habitudes de résidence. L'exemple des colonies étrangères du littoral méditerra- néen , les rapports établis avec les colonies gau- loises de la Cisalpine, les expéditions dirigées vers les régions méridionales , firent naître l'ad- i Athénée , en se référant aux récits du grec Posidonius qui voyageait dans la Gaule , à une époque comprise entre la con- quête des Romains et la naissance de J.-C. , signale, dans les termes suivants, les profusions d'un riche Gaulois: « Il fit une « enceinte carrée de douze stades, où Ton tint, toutes pleines , « des cuves d'excellente boisson , et une si grande quantité de « choses à manger que, pendant nombre de jours, ceux qui vou- « lurent y entrer eurent la liberté de se repaître de ces ali- « ments, qui étaient servis sans intermission. » (Athénée, tra- duction par Lefebvre de Villebrune. Paris, 1789; 5 vol. in -4®, t. II, p. 85.) 70 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL miration pour la civilisation matérielle des Grecs et des Romains. Les nouvelles classes dirigeantes exagérèrent désormais , au lieu de le réprimer, rinstinct funeste qui avait toujours porté la race gauloise à constituer des agglomérations travail- lées par des discordes intestines. Elles abandon- nèrent peu à peu leurs domaines à foyer cen- tral (§ 46) des rivages de la Manche, des Pyrénées et des autres pays d'élevage, les bourgades à banlieues morcelées (§46) des vallées ou des plaines à céréales, et même les résidences d'été des montagnes et des forêts (§ 12). Elles se groupèrent avec leurs richesses dans des cités entourées de murs , et elles constituèrent ainsi naturellement la domination abusive qui fut dès lors exercée par ces cités sur les campagnes. Cette domination contribua beaucoup à la désor- ganisation sociale de la Gaule. Les faibles liens qui, sous un régime de partages incessants, rattachaient les tenanciers aux propriétaires, subirent, par l'absentéisme de ces derniers, un nouveau relâchement. Les fécondes habitudes du patronage rural furent remplacées par les stériles débats du forum. Les satisfactions, fon- dées sur le luxe et la violence, remplacèrent celles qui étaient autrefois demandées au travail et à la paix. Enfin, le développement des cités, en concentrant les moyens de défense et d'at- taque, organisa, à vrai dire, l'antagonisme des § 13 — 2® LA GAULE URBAINE, SOUS LES ROMAINS 71 tribus gauloises, et substitua les guerres géné- rales aux simples luttes de localité. C'est ainsi que les forces morales et intellec- tuelles des Gaulois s'affaiblirent, pendant que celles des Romains grandissaient, sous les in- fluences opposées. Tandis que ces derniers se fortifiaient à l'intérieur parla concorde, imitaient les bonnes pratiques de leurs ennemis (§62), perfectionnaient la discipline, la tactique et l'aif-v mement de leurs troupes, les Gaulois, affaiblis par les discordes intestines et s'exagérant la supé- riorité de leur race, se faisaient un point d'hon- neur de demander seulement leurs succès guer- riers à la valeur individuelle. Ils méprisaient les moyens de défense, et repoussaient les armes perfectionnées. Ils poussaient l'aveuglement au point de négliger l'art de tremper leurs aciers, dans le temps où ils prodiguaient l'or et l'argent dans leurs costumes de guerre. L'histoire a suf- fisamment indiqué comment la Gaule dut la perte de son indépendance aux dissensions, à l'im- prévoyance , à la présomption et à l'indiscipline dé ses races héroïques. Après la conquête, la domination des cités , soumises elles-mêmes à la centralisation de Rome , détruisit peu à peu une nationalité qui reposait, depuis quinze siècles, sur les mœurs pastorales et agricoles. L'abus de la ri- chesse vint tarir plus que jamais les vraies sources de la prospérité. L'absentéisme des grands pro- 72 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL priétaires amena la ruine des tenanciers , puis la désorganisation de ragriculture. Les riches Gal- lo -Romains consommèrent improductivement , dans les cités, les produits de leurs domaines. Ils oublièrent complètement les traditions de leur race ; et ils devinrent , autant que les agents du fisc romain , les auxiliaires de la corruption qui émana de Tautorité sans contrôle des empe- ^reurs. Le temps d'arrêt n'apparut, au milieu de cette corruption, qu'après la chute de l'empire, lorsque les Franks, maîtres de la Gaule, com- mencèrent , avec Clovis , à se convertir au chris- tianisme. S 14 S'"© ÉPOQUE (496-1270): la prospérité par l'émulation des DEUX CLERGÉS CHRÉTIENS, SOUS LES INSTITUTIONS FÉODALES. La décadence , amenée par la désorganisation de l'empire et par l'invasion des barbares, con- tinua à peser sur le pays , longtemps après la' conversion de Clovis et des Franks. Mais le chris- tianisme , la féodalité et la monarchie féodale , en se superposant peu à peu , vinrent créer un ordre social tout nouveau. Sous leur influence , on vit renaître l'ordre moral et matériel, puis apparaître tous les symptômes de la prospérité. Le christianisme avait déjà jeté de précieux § 14 — 3® LES DEUX CLERGES ET LA FEODALITE 73 germes de réforme au milieu de la corruption gallo-romaine. Dès le m® siècle, l'apostolat des Gaules était commencé, grâce au dévouement de sept évéques K Un siècle plus tard*, l'œuvre avait produit de grands résultats ; et , vers la fin du V® siècle, au moment où l'empire se dissolvait, elle avait posé, par l'institution régulière des évêchés, les premiers fondements de la réor- ganisation du pays. Grâce à l'ascendant moral qu'ils avaient acquis, les évêques ^ dominèrent promptement les races germaines, qui envahis- saient la Gaute de toutes parts. En cela, ils accom- plirent une des plus utiles conquêtes dont l'his- toire ait gardé le souvenir ; car les barbares du. Rhin , corrompus depuis longtemps par le con- tact des Romains, n'avaient pas conservé toutes 1 Saint Trophime d'Arles, saint Paul de Narbonne , saint Saturnin de Toulouse, saint Austremoine de Clermont-Ferrand, saint Martial de Limoges, saint Gatien de Tours, saint Denys de Paris. A une époque où les peuples se révoltent, contre la loi divine , où Tœuvre , presque entière , de ces grands hommes est à recommencer (§17), les Français ne sauraient trop honorer leur courage et s'inspirer de leurs exemples. Les ravages des sceptiques (§ 17) ne sont pas moins difficiles à réparer que ceux des barbares. = 2 Aux temps de saint Martin de Tours (316-400), et de saint Hilaire de Poitiers (300-3G7). = 3 Ce rôle tutélaire, rempli par sain.t Loup de Troy es (400-478), et par saint Rémi de Reims (439-533), envers les premiers rois franks, fut continué, envers leurs successeurs, par saint Ger- main de Paris (496-576), saint Grégoire de Tours (539-595) et les évéques contemporains. Augustin Thierry, dans ses Récits des temps mérovingiens , reproduit souvent ce détail des mœurs du temps. 3 74 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL les vertus de leurs ancêtres *. Plus tard, le haut clergé , se recrutant surtout parmi les sommités de la hiérarchie féodale, établit des alliances abusives entre Tévéché et le fief: il prit le bras séculier pour auxiliaire habituel de la reUgion ; trop souvent aussi, il mit la religion auservice*de ses passions séculières. Les évêques laissèrent ainsi leur influence morale s'amoindrir; mais les ordres religieux et le bas clergé y suppléèrent amplement. Les moines continuèrent l'apostolat des premiers siècles ; et ils conservèrent le dé- pôt des sciences et des lettres ^. La cure , sti- mulée par les vertus du cloître, et placée en contact intime avec les populations, conquit les âmes à Dieu par les enseignements et les exemples de chaque jour. Les deux clergés initièrent les classes dirigeantes à l'esprit de charité, que les anciens avaient peu connu; 4 Ainsi, par exemple, les Franks avaient perdu la chasteté à l'époque de l'invasion; mais ils avaient conservé l'esprit de famille, et surtout le respect de l'autorité paternelle. (Augustin Thierry, Œuvres complètes, 1851, t. IV, p. 438.) = s M. le comte de Montalembert a décrit dans un de ses ouvrages les grands services rendus par les moines à cette époque; et il en donne le résumé dans les termes suivants. « Moins d'un siècle « après la mort de saint Benoît (583), tout ce que la bar- ce barie avait conquis sur la civilisation est reconquis; et, de « plus, ses enfants (les bénédictins) s'apprêtent à porter l'évan- « gile au delà des limites que les premiers disciples du Christ « n'avaient pu franchir... L'Occident est sauvé. Un nouvel em- « pire est fondé ; un nouveau monde commence. » ( Les Moines d'Occident^ t. Il, liv. iv.) 14 — 3® LES DEUX CLERGES ET LA FÉODALITÉ 75 et Us continuèrent jusque dans les derniers rangs de la société Toeuvre des apôtres. Ils pro- pagèrent dans tous les cœurs les sentiments de fraternité et d'égalité indiqués par la raison et la justice ; et ils concilièrent ainsi les intérêts généraux de toutes les classes. Ils amenèrent sans secousse, âTinsu des Gallo-Romains et des Franks , des riches et des pauvres , des maîtres et des serviteurs , la plus grande révolution qui se fût encore accomplie au sein de Thuma- nité. Ils créèrent véritablement, au moyen âge, le nouvel ordre social et Tesprit moderne , dont Torigine est injustement attribuée, par plusieurs contemporains, à l'époque actuelle. Les Franks, après avoir conquis par la force la souveraine puissance et la propriété du sol, rame- nèrent, sur le territoire de la Gaule, deux éléments essentiels à la régénération du pays. Ils restau- rèrent, par leur pratique même, les sentiments d'indépendance personnelle et d'initiative indi- viduelle, que l'absolutisme des empereurs avait étouffés dans toutes les classes de la société, chez les Romains comme chez les peuples con- quis. Méprisant, selon la coutume de leur race, le séjour des villes, ils rétablirent, par le seul fait de leur résidence, les libertés locales des cam- pagnes ; et ils mirent fin à la domination oppres- sive exercée par les classes urbaines , sous le régime antérieur de décadence (§43). Les rois 76 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL franks, en particulier, s'établirent tout d'abord sur de magnifiques domaines ruraux , au milieu de serviteurs et de tenanciers adonnés à la pra- tique de l'agriculture et des autres arts usuels ^ Imitée par les Leudes, puis par toutes les Auto- rités sociales qui prirent part à l'organisation de la féodalité, cette pratique fut l'une des origines principales de la prospérité matérielle et des grandeurs morales du xiii® siècle. Les nouvelles classes dirigeantes, formées par la fusion in- sensible des Franks et des G allô -Romains, ré- formèrent à la longue les institutions et les mœurs des Français , en même temps que les clercs modifiaient les sentiments et les idées. La monarchie vint, à son tour, coopérer à l'œuvre de régénération et compléter l'édifice 6 A. Thierry s'est familiarisé avec l'esprit et les mœurs de cette époque, en méditant sur la Chronique de Grégoire de Tours. 11 décrit, en termes charmants, les résidences rurales des rois franks. Les phrases suivantes, placées au début du premier Récit des temps mérovingiens, en signalent les traits principaux, « A quelques lieues de Soissbns, sur les bords d'une petite rivière, « se trouve le village de Draine. C'était une de ces immenses « fermes , où les rois des Franks tenaient leur cour , et qu'ils « préféraient aux plus belles villes de la Gaule. I/habitation « royale n'avait rien de Faspect militaire des châteaux du « moyen âge... » L'écrivain qui, à force de recherches, résu- merait en quelques pages la vie journalière du seig>ieur et de ses tenanciers, dans une résidence rurale du xiii* siècle, chan- gerait complètement Topinion sur cette grande époque que tant d'écrivains ont calomniée sans la connaître ( § 11 , n. 1) , avec l'approbation des rois absolus de la Renaissance et surtout de leurs conseillers habituels, les légistes. § 14 — 30 LES DEUX CLERGÉS ET LA FÉODALITÉ 77 de la féodalité. La paix publique était suffisam- ment assurée, dans les domaines dépendant d'un même fief, et dans les fiefs relevant de chacune des suzerainetés qui existaient en grand nombre sur le territoire de la France. Mais la guerre éclatait souvent entre les petits suzerains; en sorte que ceux - ci , les plus faibles surtout , étaient intéressés à organiser une paix durable. Ce grand résultat fut peu à peu obtenu , pour la majeure partie de la France, par l'établissement de la monarchie féodale, qui ne fut d'abord qu'une suzeraineté superposée à toutes les autres. Ce nouveau régime porta tous ses fruits lorsque le pouvoir du roi de France fut accepté par tous les grands vassaux, sans que ceu^-ci eussent rien perdu de l'autorité qu'ils pouvaient utilement exercer, sans que la moindre localité cessât de relever directement de son seigneur. Cette grande époque de bonnes mœurs, de paix intérieure et de prospérité eut pour apogée le règne de saint Louis (4226-4270). La France olTiit alors les germes fort développés des meil- leures institutions que les sociétés humaines aient créées jusqu'à ce jour. Les familles étaient organisées, dans la majeure partie de la France, selon les deux meilleurs types ^; et elles jouis- 7 La famille patriarcale (§6) se constitua surtout chez les tenanciers ruraux : c'est de cette époque que datent les excel- lentes familles de métayers du Limousin , du Berri , du Morvan 78 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL saient dans la hiérarchie féodale d'une indépen- dance qu^ les familles de notre temps seraient heureuses de posséder, devant les offices mi- nistériels, le fisc et la bureaucratie. Les moindres communes avaient alors une autonomie, vers laquelle nos grandes cités n'oseraient élever aujourd'hui leur pensée, dans leurs plus vives revendications ^ Les ouvriers ruraux, exempts et des autres pays d'élevage; elles étaient presque intactes à répoque de la révolution , dans toutes les contrées où les pro- priétaires continuaient à résider. Depuis lors les neuf dixièmes de ces familles ont été désorganisées par le Gode civil et les officiers ministériels , par les contraintes de la conscription et l'attrait des résidences urbaines. Plaise à Dieu que la des- truction ne soit pas complètement achevée, quand le moment de la réforme sera arrivé ; qu'en conséquence, les hommes d'État qui auront le bonheur d'accomplir cette réforme puissent juger, par l'observation directe , combien les deux types du moyen âge étaient supérieurs au type instable que la révolution a créé. Quant à la famille -souche (§6), elle se constitua sur- tout chez les propriétaires de tout rang. Elle a résisté à la révolution mieux que la famille patriarcale ; et elle offre encore de nombreux modèles aux réformateurs. 8 On peut consulter, au sujet des institutions communales du moyen âge, l'intéressante Monographie de Beaumont-en- Argonne (Ardennes), publiée par M. l'abbé Defourny, curé de cette commune. La commune de Beaumont a été régie , pendant six siècles , par la charte que lui donna spontanément , en 1182 , son suze- rain Guillaume de Champagne, archevêque de Reims, el que Charles V, roi de France , cessionnaire en 1379 des droits des archevêques, s'engagea à respecter. Aux termes de cette charte, les impôts, d'ailleurs très -légers, sont lixés une fois pour toutes. La liberté individuelle est garantie. Les bourgeois élisent chaque année leurs magistrats municipaux, qui gouvernent la commune , rendent la justice civile et criminelle , et donnent l'authenticité aux contrats. Les décisions touchant les intérêts § 14 — 3° LES DEUX CLERGÉS ET LA FÉODALITÉ 70 de toute dépendance personnelle^, étaient liés à leurs patrons par des rapports permanents communs sont prises , sur la place de l'église paroissiale , par une assemblée composée du maire , des échevins et de quarante des bourgeois les plus éclairés. Le seigneur intervient à peine , dans ce petit gouvernement local. Ses prérogatives se bornent à nommer un juré qui, de concert avec deux autres désignés par les bourgeois , surveille remploi des fonds alloués sur les revenus seigneuriaux, pour la défense et l'embellissement de la ville ; à faire grâce dans cer- tains cas spécifiés , enfm à recevoir le serment des magistrats nouvellement élus. Quant à ses obligations, elles consistent à défendre la commune contre les ennemis du dehors, sans imposer les habitants, ni les requérir pour le service mili- taire pendant plus de vingt -quatre heures. Les bourgeois ont, sur toute la partie du territoire non com- prise dans la réserve du seigneur, la jouissance libre et gratuite des produits spontanés du sol, des forêts et des eaux, à la seule condition de se conformer à certaines règles d'ordre public. La pêche du poisson, l'abatage du bois et la cueillette des fruits sauvages fournissent aux familles, surtout aux moins aisées, des subventions précieuses pour la nourriture, ainsi que pour la construction , Tameublement , l'éclairage et le chauf- fage des habitations. Tel était le degré de liberté et de bien-être dont jouissaient les bourgeois de Beaumont, qu'ils se montrèrent constamment très-attachés à leur organisation municipale. Aux états de Ver- mandois , réunis en 1556 pour la rédaction des coutumes de la province, ils déclarèrent fermement vouloir s'en tenir aux fran- chises contenues dans leur charte; et, au xviii» siècle, ils ré- sistèrent , avec une énergie digne d'un meilleur succès , aux empiétements par lesquels la royauté inculqua à la France le mépris des coutumes, puis Tesprit de révolution. Il ne faudrait pas d'ailleurs objecter que la constitution dont je viens d'esquisser les principaux traits, n'aurait eu, au moyen âge, qu'un caractère exceptionnel. Les autres constitutions ur- baines étaient, en général, fondées sur les mêmes principes. La loi de Beaumont elle-même fut octroyée, par les seigneurs suzerains, à un grand nombre de villes du nord-est de la France ; 80 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL qui obligeaient également les deux parties, et par les autres pratiques essentielles à la Coutume et il parait qu'au xvii" siècle elle régissait encore plus de cinq cents communes. (Voir la Loy de Beaumont, coup d'œil sur les libertés et les institutions du moyen âye. Reims, 1864;! vol.in-8°.) Parmi les ouvrages qui décrivent le mieux les institutions du moyen âge, et qui démontrent que les communes urbaines jouis- saient à cette époque d'une indépendance que celles de notre temps pourraient envier, je signale à ceux qui désirent s'in- struire en ces matières V Histoire de la commune de Montpellier (Hérault), par M. Germain. — Je citerai encore une excellente monographie dans laquelle M. L. Charles décrit les admirables institutions dont jouissaient, au moyen âge, les bourgeois de la Ferté- Bernard (Sarthe). Cette description nous montre une très -petite ville tenant à honneur de fonder, avec ses seules ressources, une magnifique église, des établissements d'ins- truction et d'autres œuvres qu'elle n'a pu même entretenir depuis lors , sous le prétendu régime de protection imposé par l'État. M. Charles nous apprend en même temps que les libertés, source de cette initiative, prirent lin sous le gouvernement tyrannique de Louis XIV. Comme M. A. Thierry qui a inspiré ses travaux, M. Charles déclare que, en ce qui concerne l'his- toire nationale, il faut renouveler à fond l'opinion publique. « Pendant longtemps, » dit- il, a on n'a dévoilé que des infir- « mités dans notre vieille histoire ; il est temps d'y rechercher « les faits qui l'honorent. » ( De l* Administration d'une ancienne communauté d'habitants du Maine. Le Mans, 4862; une bro- chure in-8o.) î^ « A part quelques faits isolés, nous avons vainement cherché, « dans la Normandie, les traces de cet antagonisme qui, suivant « des auteurs modernes, régnait entre les différentes classes de « la société du moyen âge. Les rapports des seigneurs avec leurs « hommes n'y sont point entachés dé ce caractère de violence « et d'arbitraire avec lequel on se plaît trop souvent à les dé- « crire. De bonne heure, les paysans sont rendus à la liberté; « dès le onzième siècle, le servage a disparu de nos campagnes. « A partir de cette époque, il subsiste bien encore quelques re- (( devances et quelques services personnels; mais le plus grand (( nombre est attaché à la jouissance de la terre. Dans tous les § 14 — 3*» LES DEUX CLERGÉS ET LA FÉODALITÉ 81 des ateliers (§§ 20 à 25). Dans le moindre fief, dans la baronnie qui oflrail l'unité complète du gouvernement local ^^, comme dans les circon- « cas, les obligations tant réelles que personnelles sont nette- « ment définies par les chartes et coutumes. Le paysan les ac-* « quitte sans répugnance; il sait qu'elles sont le prix de la terre « qui nourrit sa famille ; il sait aussi qu'il peut compter sur « l'aide et la protection de son seigneur...» (Léopold Delisle, Études sur la condition de la classe agncole et l'état de Vagri- culture en Normandie, au moyen âge, Évreux, 1851 ; 2 vol. in-S®.) Les savants, qui ont étudié l'ancienne condition des paysans européens , sans se laisser égarer par les passions politiques de notre temps, sont tous arrivés à la même conclusion. Les per- sonnes qui, à cet égard, ont adopté sans examen les préjugés révolutionnaires , renonceront à des erreurs invétérées , si elles veulent bien prendre la peine de remonter, sous la direction des autorités compétentes, aux sources de la certitude. Je signalerai ici notamment les beaux ouvrages de M. Guérard sur l'ancienne France, de M. de Maurer sur l'Allemagne, et de M. l'abbé Ha- nauer sur l'Alsace. Ces tableaux fidèles du passé nous montrent les paysans jugeant eux-mêmes par la voie du jury leurs affaires civiles et criminelles, payant de faibles impôts, établissant sans contrôle les taxes relatives aux dépenses locales, ayant enfin de- vant leurs seigneurs des allures indépendantes qu'aucune classe des sociétés du Continertt n'oserait prendre aujourd'hui devant la bureaucratie européenne. (Lfl Réforme sociale, t. III, p. 303.) A l'appui de l'opinion de ces historiens spéciaux, on peut citer le récit suivant de Joinville sur l'arrangement qu'il fit avec ses vassaux, lors de son départ pour la croisade, a A Pâques, en « l'an de grâce 1248, je mandai mes hommes et mes fieffés h tf Joinville... Je leur dis : Seigneurs, je vais outre-mer, et je « ne sais si je reviendrai. Or, avancez; si je vous ai fait tort de « rien, je vous le réparerai, l'un après l'autre, ainsi que je l'ai « accoutumé, à tous ceux qui voudront rien demander de moi « ou de mes gens. Je le leur réparai de l'avis de tous les habi- « tants de ma terre; et, pour que je n'eusse point d'influence, « je me levai du conseil, et je maintins sans débat tout ce qu'ils « décidèrent. » (Joinville, Histoire de saint Louis, xxv.) 1^ Les Coust urnes du pays et comté du Maine, citées par M. L. 82 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL » scriptions plus étendues qui s'échelonnaient entre la baronnie et l'État, régnait toute l'indé- pendance compatible avec la conservation de l'ordre social. Quant au souverain placé au som- met de cette puissante hiérarchie, il se croyait lié envers ses sujets par des obligations fort im- périeuses ^* : il défendait le pays contre les agres- sions du dehors; il conservait à l'intérieur la paix publique; et il jugeait en appel certaines décisions rendues par les juridictions infé- rieures. Il conservait d'ailleurs, dans ses rap- ports avec les gentilshommes, la tradition de l'égalité originelle des Francs. Selon cette même tradition, il les associait au gouvernement de l'État; ainsi il dirigeait avec le concours des barons, dans des assemblées annuelles, les lois les plus importantes , celles qui tendaient à Charles {Histoire de la Ferté-Bernard. Mamers (Sarthe),1869; 1 br. in-8o, p. 9.) = 'i Saint Louis enseignait les devoirs de la royauté à son fils aine, dans les termes suivants : « Beau fils, « dit -il, je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton « royaume ; car vraiment j'aimerais mieux qu'un Écossais vînt « d'Ecosse, et gouvernât le peuple bien et loyalement, que si « tu gouvernais mal, au vu de tous. » (Join ville. Histoire de saint Louis, p. 28.)— Blanche de Castille, mère de saint Louis, lui répétait souvent « qu'elle aimeroit mieux le voir mort que « de lui voir commettre un seul péché mortel, et que s'il « se trouvoit en estât de ne pouvoir conserver sa vie que par « un péché mortel, elle aimeroit mieux le laisser mourir « que de souffrir qu'il perdist la vie de son âme en offensant son Créateur, » (Lenain de Tillemont, Vie de saint Louis, 1. I«r, p. 408.) s 14 — 3® LES DEUX CLERGÉS ET LA FÉODALITÉ 83 assurer la pratique du Décalogue " ; enfin il donnait personnellement , avec les classes diri- geantes, l'exemple de cette pratique ^^. La prospérité du moyen âge, créée surtout par le christianisme, fut en outre provoquée 12 ({ Il publia, avec Tavis et le consentement général de ses « barons, une ordonnance célèbre sur les devoirs et les obliga- « tions des baillis et autres ministres de la justice... l\ y défend « généralement à touts ses sujets les blasphesmes, la fomica- « tion, les cabarets hors les passans. » (Ibidem, t. IV, p. 47.) — « Une des principales choses que fit saint Louis pour le bien « de la France fut Tinstitution des Parlements... Il les faisoit « tenir touts les ans après la Pentecosle , après la Toussaint et « après la Chandeleur. » {Ibidem, t. IV, p. 48.) — Soumis à toutes les pratiques de la religion , saint Louis s'opposa ferme- ment aux empiétements du clergé. Il refusa de frapper par le bras séculier les excommuniés dont le crime n'aurait pas été constaté par sa justice. Pour motiver ce refus, il dit aux évo- ques assemblés : «c Je vous donne l'exemple du comte de Bre- « tagne, qui a plaidé sept ans avec les prélats de Bretagne, « tout excommunié , et a tant fait que le pape les a condamnés « tous. Donc si j'eusse contraint le comte de Bretagne , la pre- « mière année , de se faire absoudre , j'eusse péché contre Dieu « et contre lui. »(Joinville, Histoire de saint Louis, xiii.) = 13 A cette époque, les classes dirigeantes de la France don- nèrent l'exemple d'une perfection morale qui était déjà détruite, à la cour de Rome , par la pernicieuse influence de la richesse et du pouvoir (§ 15). Joinville raconte en ces termes les adieux que lui fit le légat du Pape, en 1254, au moment où saint Louis quittait la Terre Sainte : « Alors le légat me dit que je l'accom- a pagnasse à son hôtel... Il s'enferma, lui et moi sans plus, et me « mit les deux mains dans les siennes , et commença à pleurer a très-fort ; et quand il put parler, il me dit : Sénéchal , je suis « très-joyeux , et j'en rends grâces à Dieu , de ce que le roi et les a autres pèlerins échappent au grand péril là où vous avez été en « cette terre ; et je suis en grand chagrin de cœur de ce qu'il me «c faudra laisser votre sainte compagnie, et aller à la cour de « Rome au milieu de ces déloyales gens qui y sont.»(/6i(/em,cxx.) i 84 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL par rémulation qui, depuis l'invasion de l'Es- pagne parles Arabes (§ 710), ne cessa de ré- gner , en Occident , entre les chrétiens et le» musulmans. La lutte portée en Orient par les croisades fut moins bienfaisante. L'impulsion donnée aux idées, par cet immense déplacement d'hommes, se trouva définitivement plus que balancée par la corruption qui fut introduite en Orient parmi les croisés, et par l'oppression qui pesa en France sur les populations, en l'absence de leurs protecteurs habituels **. En résumé, la société féodale, éclairée par l'émulation des moines et des séculiers, stimu- lée par la rivalité des musulmans et des chré- tiens de l'Occident, enrichie par l'agriculture et les métiers des communes urbaines, fortifiée enfin, au physique comme au moral, par la su- prématie des résidences rurales , créa une con- stitution plus solide et plus libre que toutes celles du passé. Les institutions féodales acquirent, chez les 14 Joinville refusa , par les motifs suivants, de prendre part à la désastreuse croisade entreprise, pour la seconde fois, par saint Louis : « Je fus beaucoup presséj par le roi de France et le « roi de Navarre , de me croiser. A cela je répondis que j'avais « été au service de Dieu et du roi outre-mer, et depuis que j'en « revins, les sergens (des deux rois) m'avaient détruit mes gens « tellementqu'iln'arriverait jamais un temps où moi et eux n'en (c vaudrions pas pis ; et je leur disais ainsi que si je voulais agir « au gré de Dieu , je demeurerais ici pour aider et défendre mon « peuple.» {Ibidem, cxLiv.) § 15 — 4» LA CORRUPT. DES CLERCS ET DES GOUVERNANTS 85 Français , sous le règne de saint Louis , le plus haut degré de perfection ; mais elles régnèrent , avec des caractères analogues, chez tous les peuples de l'Occident. En Angleterre, elles se sont ^développées et ont abouti à la monarchie constitutionnelle, c'est-à-dire à la forme de gouvernement que les grandes nations prennent maintenant pour modèle. En France, il en a été autrement. Sous les influences que je signale aux trois paragraphes suivants, les Français ont sans cesse marché vers la monarchie absolue. Les prétendus progrès , qui , selon les banales décla- mations des historiens , dateraient des derniers Valois, de Louis XIV et de la révolution , n'ont guère abouti, en fait, qu'à augmenter, à tous les degrés de la vie sociale , les attributions des gouvernants et la dépendance des gouvernés. S 15 4™« ÉPOQUE (1270-1589) : la. décadence, par la corruption DES CLERGÉS ET DE LA MONARCHIE, SOUS LES DERNIERS VALOIS. La force du régime féodal se trouva dans une multitude d'hommes qui prenaient , jusque dans les moindres subdivisions du territoire, toutes les initiatives que suggère l'esprit d'indépen- dance , fécondé par une bonne loi morale et une énergique volonté. Sa faiblesse résulta de l'ab- sence habituelle des contrôles qui auraient dû i 86 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL surveiller et contenir ces initiatives. Les peuples souffrirent souvent des abus de l'autorité, pen- dant les siècles qui suivirent l'invasion des races germaines. Au milieu de leurs souffrances , ils conçurent naturellement de vives sympathies pour deux institutions qui vinrent successive- ment organiser le contrôle des pouvoirs locaux : pour l'Église, qui tempéra par l'esprit de charité l'usage delà force, et qui inspira aux âmes d'élite les sublimes dévouements de la chevalerie ; pour la monarchie , qui affermit la paix publique en groupant les forces éparses, et en établissant la justice du roi, avec le concours des légistes. Mais, en évitant un écueil, les populations se heur- tèrent bientôt à un autre : l'exagération et l'abus, atténués au sein du corps féodal, prirent de grands développements parmi les auxiliaires de la papauté ^ et de la monarchie féodale. Du ix® 1 Des personnes versées dans Thistoire ecclésiastique m'ob- jectent que les critiques adressées, dans ce para^aphe, au clergé ne tiennent pas compte des services qu'il n'a pas cessé de rendre, et sont peu opportunes en présence des attaques ar- dentes des sceptiques de notre temps. Je n'ai pu me rendre à cette objection : loin de là, plus j'entrevois le rôle réservé à la religion dans la réforme sociale , attendue depuis quatre-vingts ans, et mieux je comprends Topportunité du plan que j'ai adopté. Pour s'élever à la hauteur de leur devoir social, les ca- tholiques ont surtout besoin de connaître les services rendus aux temps de prospérités (§§ 14 et 16), et les fautes commises aux temps de décadence (§§ 15 et 17). Quant aux omissions et aux erreurs que j'aurais pu faire, dans le cadre de ces esquisses sommaires, je m'empresserai de réparer celles qu'on voudra bien me signaler. § 15 — 40LA CORRUPT. DES CLERCS ET DES GOUVERNANTS 87 au XI® siècle, les papes, excités par ropinion publique à s'immiscer dans les intérêts tempo- rels, dominèrent de plus en plus les souverains laïques; mais la corruption des clercs grandit aussitôt (§44, n. 43), dans la même proportion que leur pouvoir. Certaines autorités ecclésias- tiques s'habituèrent à compter sur la force du bras séculier, pour sauvegarder les croyances que leurs prédécesseurs faisaient naître par les efforts de leur éloquence et les exemples de leur vertu. Les admirables ressources morales et matérielles de la féodalité furent en partie gas- pillées, dès le XI® et le xii® siècle, par les longues guerres des papes et des empereurs, par les luttes des papes et des antipapes , par les croi- sades entreprises contre les hérétiques et les musulmans, puis bientôt par les inquisitions d'Espagne et d'Italie. A la vue de ces maux , les peuples perdirent les illusions qu'ils avaient fondées sur l'immix- tion des clercs dans le gouvernement temporel des États. Ils reportèrent sur la monarchie féo- dale toutes leurs espérances; et celles-ci s'ac- crurent singulièrement, vers la fin du xiii® siècle, lorsque le règne de saint Louis eut montré l'heureuse influence qu'exercent, en ce qui touche les intérêts temporels , des autorités laï- ques sagement pondérées, soumises aux pré- ceptes du Décalogue et de l'Évangile (§ 44). Mais 88 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL là encore survinrent de graves mécomptes. Les successeurs de saint Louis ne respectèrent pas les libertés locales , qui avaient fait la grandeur de la féodalité. Abusés par les légistes^, ils dé- truisirent les gouvernements locaux qu'ils au- raient dû seulement contrôler; et ils prirent de plus en plus pour idéal l'absolutisme des em- pereurs romains. La corruption des gouvernants reparut avec ce triste régime : elle vint complé- ter le mal produit par l'absolutisme du clergé ; et, sous cette double influence , se produisit une nouvelle décadence de trois siècles. Ainsi qu'il était arrivé aux époques précé- dentes , les caractères de cette quatrième époque de notre histoire apparurent par degrés insen- sibles. De même que les semences de réforme avaient lentement germé au milieu de la déca- dence des Gallo-Romains , les symptômes d'une rechute s'étaient souvent montrés au milieu de la prospérité des sociétés féodales. Gomme dans tous les temps , le mal inséparable de la nature humaine s'était perpétué par les guerres locales et les expéditions lointaines. Mais, dès le com- mencement du XIV® siècle , la corruption fut à la fois inoculée au corps social, par les clergés que 2 M. Coquille a mis en lumière, avec beaucoup de sagacité, la désorganisation jetée par les légistes dans les institutions féo- dales ; ces travaux , insérés dans le journal Le Monde, ont été réunis en un volume intitulé : Les Légistes ^ Paris , 1863. § 15 — 4® LA CORRUPT. DES CLERCS ET DES GOUVERNANTS 89 les peuples avaient enrichis , par les rois et les légistes que l'opinion avait grandis , pour tem- pérer les abus de la féodalité. L'Église romaine, qui pendant neuf siècles avait été l'exemple du monde , devint peu à peu l'un des foyers de la contagion ^ Ses désordres 3 « Saint Bernard, dit Bossuet, a gémi toute sa vie des maux « de rÉglise. Il n'a cessé d'en avertir les peuples, le clergé, les « évêques, les papes même.... L'Église romaine, qui, durant a neuf siècles entiers, en observant avec une exactitude exem- « plaire la discipline ecclésiastique, la maintenait de toute sa « force par tout l'univers, n'était pas exempte de mal; et, dès « le concile de Vienne, un grand évéque, chargé par le pape « de préparer les matières qui devaient y être traitées, disait « qu'il fallait réformer l'Église dans le chef et dans les membres, « Le grand schisme arrivé un peu après mit plus que jamais « cette parole à la bouche , non-seulement des docteurs parti- ce culiers, d'un*Gerson, d'un Pierre d'Ailly, des autres grands « hommes de ce temps-là , mais encore des conciles j et tout en « est plein dans les conciles de Pise et de Constance. On sait « ce qui arriva dans le concile de Bâle , où la réformation fut « malheureusement éludée... Le cardinal Julien représentait à « Eugène IV les désordres du clergé , principalement celui d'Al- « lemagne... Le clergé, disait- il ,^ est incorrigible et ne veut « point apporter de remède à ses désordres. On se jettera sur « nous, quand on n'aura plus aucune espérance de notre cor- ce rection. Les esprits des hommes sont en attente de ce qu'on « fera ; et ils semblent devoir bientôt enfanter quelque chose de K tragique... Bientôt ils croiront faire àDieuun sacrifice agréable, « en maltraitant ou en dépouillant les ecclésiastiques , comme « des gens odieux à Dieu et aux hommes, et plongés dans la « dernière extrémité du mal. Le peu qui reste de dévotion en- ce vers Tordre sacré achèvera de se perdre. On rejettera la faute ce de tous ces désordres sur la cour de Rome, qu'on regardera ce comme la cause de tous les maux, parce qu'elle aura négligé ce d'apporter le remède nécessaire... Saint Bernard, continue ce Bossuet, constate que l'Église peut dire avec Isaïe que son 90 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL aboutirent parfois à une véritable désorgani- sation, pendant les querelles soulevées par l'é- lection des papes. La corruption cléricale se répandit en France, malgré les efforts ou les protestations de saint Bernard (1091-1153), d'In- nocent III (1161-1216) \ du cardinal Pierre d'Ailly (1350-1420) et du docteur Jean Gerson (1363-1429). Le mal introduit par les digni- taires ecclésiastiques se propagea peu à peu; et, au milieu du siècle suivant, il avait envahi la masse des deux clergés ^ Le spectacle de ces désordres contribua beaucoup au succès de la réforme protestante (1530-1540). Des hommes ardents se firent huguenots pour restaurer le règne du bien; mais, par cette résolution, ils four- « amertume fa plus nmère et la plus douloureuse est dans la paix, « lorsque , en paix du côté des infidèles , ou en paix du côté des « hérétiques, elle est plus dangereusement combattue par les « mauvaises mœurs de ses enfants. » (Histoire des variations « des églises protestantes. Bossuet, Œuvres complètes, t. XIV, p. 18; Paris, 18G3; 31 vol. in-8o.) = 4 Lothaire Conti était né en Italie ; mais il vint terminer avec éclat ses études à l'U- niversité de Paris; et il en conserva les doctrines. Devenu pape, sous le nom d'Innocent III, il s'efforça en vain de réfor- mer l'Église romaine. Ouvrant avec solennité le quatrième concile de Latran , il signalait énergiquement les causes du mal , en disant : « Toute la corruption du peuple vient spé- cialement du clergé. » (Histoire d'Innocent lll , par Hurter, t. III, p. 355.) = 5 La vie et les écrits de Rabelais, et la faveur qui lui fut conservée par ses supérieurs ecclésiastiques , sont des témoignages fort connus du relâchement qui régnait parmi les clergés français, à Vépoque où le célèbre curé de Meudon écrivait Gargantua (1533-1553). § 15 — 4» LA CORRUPT. DES CLERCS ET DES GOUVERNANTS 91 nirent à beaucoup d'autres roccasion de troubler Tordre social dans leur propre intérêt; et de là vinrent les passions, les guerres et les massacres qui signalèrent cette triste époque. Quant aux hommes modérés, ils s'indignèrent des scandales donnés, au nom de la foi, par des catholiques et des protestants, également indignes du nom de chrétiens. Peu à peu la raison révoltée fit naître parmi eux le doute , puis le scepticisme , dont la tradition était oubliée par notre race depuis la dissolution de l'empire romain. Telles furent les dispositions d'esprit dans lesquelles Michel Mon- taigne écrivit ses Essais (4572-1580), et Pierre Charron son traité De la Sagesse (4601)®. En Italie , toutes les classes dirigeantes, agglo- mérées dans les villes où elles se plaisaient à créer leurs somptueuses résidences, s'étaient associées aux désordres des clercs. A Rome, Alexandre VI (1492-1503) et les Borgia, abusant des revenus de l'État romain et des dons de la chrétienté , avaient reconstitué en Occident les corruptions du paganisme"^. A Florence, les Médicis, les 6 De la Sagesse, trois livres, par Pierre Charron, Parisien, docteur es droits, suiuant la vraye copie de Bourdeaux (de 1G01 ), pour semir de suite aux Essais de Montagne (sic); 1. 1"", p. 886; livre U, chapitre V, § 5; Londres, 1769, 2 vol. in -12. = 7 i,es vices de cette déplorable cour ont été souvent décrits. -On peut consulter notamment : Histoire de Charles VII f, par C. de Cherrier ; 2 vol. in-8o; Paris, 1868, t. I", p. 264, et t. U, p. 396. 92 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL nobles et les bourgeois, enrichis par un com- merce immense , devançaient à leur tqur, dans le luxe et la débauche , les autres villes de la Péninsule ^. En France , les rois , les princes apanages , les seigneurs suzerains et leurs courtisans , établis désormais dans les villes, donnèrent souvent le mauvais exemple, dès le début de cette époque. Mais la masse de la noblesse , fidèle à ses rési- dences rurales , conserva d'excellentes mœurs r jusqu'à la fin du xv® siècle ^. Egalement apte aux travaux de la guerre et à ceux de l'agriculture, jouissant d'ailleurs d'une complète indépen- dance*^, elle fit souvent l'admiration des voya- 8 « Les Florentins menèrent une vie de dissipation , ne son- ce géant qu'à se divertir sous le régime politique qu'ils avaient « établi. La jeunesse demeurait dans l'oisiveté, et consumait « temps et fortune en festins somptueux , en vains plaisirs. Le « luxe des habits, le jeu, les femmes, les discours frivoles, l'oc- « eu paient exclusivement. » De telles mœurs appellent la servi- ce tude. » (Machiavel, cité par M. C. de Gherrier, Histoire de Char/es VIII; t. I", p. 302). = 9 Bayard (1476^1524) fut, à cette époque, l'un des types accomplis du gentilhomme fran- çais. Les historiens, lorsqu'ils auront repris le sentiment de leur mission, en signaleront un jour beaucoup d'autres. La chro- nique du Loyal Serviteur fait un charmant tableau de la famille de Bayard j elle décrit les admirables mœurs qui s'étaient con- servées, au xv« siècle, dans les modestes résidences rurales de la noblesse. = lO « A la vérité, nos lois sont libres assez ; cr et le poids de la souveraineté ne touche un gentilhomme « françois, à peine deux fois en sa vie... Car qui se veult « tapir en son foyer et sçait conduire sa maison sans cpierelle « et sans procez, il est aussi libre que le duc de Venise. » (Montaigne, £'*5ûw, t. P»", xlii.) § 15 — 40 LA CORRUPT. DES CLERCS ET DES GOUVERNANTS 93 geurs qui visitèrent la France à cette époque. On s'explique donc la perturbation profonde que les guerres d'Italie, entreprises par Charles VIII, Louis XII et François P^ (1494-4525), jetèrent dans les idées et les mœurs de jeunes gentils- hommes élevés avec les sévères habitudes de cette vie rurale. Dès la première campagne, la réputation de sainteté qu'avait, en Italie, la noblesse française se trouva perdue ^^ Pendant leur séjour à Naples, Charles VIII et l'armée en vinrent à dépasser ceux qui leur avaient inoculé le mal : ils les scandalisèrent par leur corruption non moins que par leur arrogance. ii^« Par toute Tltalie, le peuple ne désiroit qu'à se rebeller, « si du coslé du roy les affaires se fussent bien conduites , et « en ordre , sans pillerie. Mais tout se faisoit au contraire ; dont « j'ai eu grand deuil , pour l'honneur et bonne renommée que ft pouvoit acquérir en ce voyage la nation françoise. Car le peu- « pie nousadvoûoit comme sainctS", estimans en nous tonte foy « et bonté. Mais ce propos ne leur dura guères , tant pour notre « désordre et pillerie , et qu'aussi les ennemis preschoient le a peuple en tous quartiers , nous chargeans de prendre femmes « à force, et l'argent, et autres biens, où nous les pouvions « trouver. De plus grands cas ne nous pouvoient-ils charger en « Italie; car ils sont jaloux et avaricieux plus qu'autres. Quant a aux femmes ils mentoient; mais, du demeurant, il en estoit « quelque chose. » (Philippe de Commines, Mémoires relatifs à V Histoire de France, par M. Petitot; Paris, in-8<», 1820, t. XIII, p. 38.) — Les lettrés qui proclament journellement la supériorité absolue de notre temps sur les temps passés ne s'inquiètent guère , comme le faisait Commines , des mauvais exemples que nos nationaux peuvent donner aux autres races. Et cependant, il suffit de parcourir dix pages, dans Joinville et dans Commines , pour constater combien le sens moral s'était amoindri , du xiir au xvi* siècle. 94 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL François P"^ et ses successeurs développèrent, dans leurs cours fastueuses, les vices importés d'Italie par les armées. Ils aggravèrent le mal en s' alliant aux Médicis et en attirant près d'eux une colonie d'Italiens. A partir de ce mo- ment, les derniers Valois et leurs courtisans contribuèrent beaucoup plus que les clercs à détruire les vertus inculquées à la race française par huit siècles de réforme (§ 14). C'est sous cette double influence qu'on vit se produire suc- cessivement l'oubli du Décalogue et le retour aux idées du paganisme ; une sorte d'institution de l'adultère , avec tous les autres désordres de la vie privée ; l'affaiblissement des habitudes de liberté et de dignité personnelles, que les Franks avaient communiquées à la nation *^; la désorga- nisation de la vie publique, par les guerres poli- tiques et religieuses ; l'intervention du roi d'Es- pagne et du pape, dans les discordes intérieures ; le schisme, puis le scepticisme; enfin la con- clusion suprême des époques de décadence , la chute de la dynastie. 12 « Contre la forme de nos pères et la particulière liberté (( de la noblesse de ce royaume , nous nous tenons descouverts « bien loing autour ( de nos roys ) , en quelque lieu qu'ils (f soyent. » (Montaigne , Essais, 1. 1*"", xlii. ) — Ces mœurs du xvi« siècle contrastent avec la familiarité affectueuse qui régnait au temps de saint Louis, entre le roi et les nobles (§ 14). Elles laissaient cependant à la noblesse une dignité et une indépen- dance (n. 10) que Louis XIV lui enleva (§ 17). s IG — 50 LA RÉFORME SOUS LES PREMIERS BOURBONS 95 S 16 5me ÉPOQUE (1589-1661) : LA PROSPÉRITÉ, PAR L'ÉMULATION DES ÉGLISES CHRÉTIENNES, SOUS LES DEUX PREMIERS BOURBONS. Deux règnes réparateurs comblèrent en partie l'abîme creusé par trois siècles de décadence, et rendirent à la France la prospérité. Les deux premiers Bourbons furent loin de posséder les quatre groupes de qualités nécessaires aux sou- verains qui, succédant à une longue époque de corruption, doivent lutter contre des passions subversives et faire appel au régime de con- trainte (§ 8). Ils n'eurent à la fois, ni l'un ni l'autre , comme leur aïeul saint Louis , la vertu , la perspicacité et l'énergie. Mais chacun d'eux eut un jugement sain et s'en servit pour se com- pléter lui-même, en faisant appel à de grands hommes, et en les maintenant au pouvoir, mal- gré les intrigues de ses courtisans, ou les révoltes de son propre orgueil. Henri IV (4589-4610) posséda à un haut degré la perspicacité et l'énergie. Il conserva toute sa vie la corruption qu'il avait puisée à la cour des derniers Valois * ; mais il s'attacha avec prédilec- i Un ouvrage, récemment publié, révèle sur plusieurs points, chez ce grand souverain , une absence complète du sens moral. (Voir le Journal de Jean Hérouard sur l'enfance et la jeunesse de Louis XIII, par MM. Soulié et de Barthélémy. Voir notam- 96 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL . tion les hommes qui se distinguaient le plus par leurs vertus privées. Pendant les dix premières années de son règne, le roi, grâce au concours de ses habiles collaborateurs, restaura complètement les affaires intérieures du royaume. Il supprima peu à peu rimmixtion des étrangers, c'est-à-dire le plus apparent symptôme de la décadence ; puis , par un mélange de force et d'adresse, il mit fin à la guerre civile. Il tarit, dans leur source, l'antago- • nisme social et le scepticisme, en provoquant le retour aux pratiques du christianisme ; et il at- teignit ce but en établissant le premier, dans un grand État catholique, la liberté des dissi- dents. L'édit de Nantes (1598) fut le couronne- ment de l'édifice ainsi élevé à la paix intérieure. Il donna momentanément aux protestants des garanties qui étaient commandées par le souve- nir de massacres récents, mais qui, étanf au fond incompatibles avec la sûreté de l'Etat, furent supprimées sous le règne suivant. Malgré ce vice organique , l'Édit produisit presque im- médiatement d'inestimables bienfaits : il ra- mena, par une émulation salutaire-, les deux ment, t. I", p. iir, iv,vii, ix, il8, 135.) — Les Mémoires de Bassompierre donnent également des détails circonstanciés sur la corruption du roi. = 2 Henri IV entretint cette émula- tion et conjura rinconvénient de FÉdit, en s'attachant, sans aucune préférence systématique y tous les hommes éminents des deux religions , savoir : parmi les catholiques , Cheverny , § 16 — 5*» LA RÉFORME SOUS LES PREMIERS BOURBONS 97 cultes rivaux à la pratique de leurs principes communs ; et il rétablit , parmi les classes diri- geantes , robservation du Décalogue. Pendant la seconde moitié du règne , le roi s'adonna plus spécialement à la restauration des affaires étrangères, qui avaient été profondé- ment désorganisées pendant les désordres de la Ligue. Il s'inspira constamment de deux prin- cipes, qui dérivent de l'esprit de justice, et qui assureront toujours un légitime ascendant aux grandes nations. Il montra, en toute circon- stance, un vrai respect pour l'indépendance des petites nations. Il fut toujours prêt à s'allier avec elles pour repousser les agressions de leurs puissants voisins. Louis XIII (4610-4643) donna, dès son plus jeune âge, des preuves extraordinaires de juge- ment et de vertu. L'histoire n'a révélé jusqu'à ce jour, chez aucun souverain, une disposition aussi précoce à pratiquer la loi morale. Il té- moigna en toute occasion son mépris pour les mœurs grossières, qui avaient été propagées par les Valois, et qui se montraient, avec un cynisme incroyable, même chez les femmes chargées du soin de sa première enfance ^ Il fut Grillon, Duvair, de Harlay, Jeannin, d'Ossat, Pasquicr, de Thou , Villeroy ; parmi les protestants , d'Aubigné , lu Force , Hurault du Fay, Lanoue, du Plessis-Mornay , Sully. = î* Jour- nal de Jean Hérouard, t. I", p. iv, xi, xii, 42, 45, 75, 76, 97, 18C , 207 , 242. 3- { 98 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL naturellement porté à respecter Dieu *. Accueil- lant avec répugnance les concubines et les bâ- tards, dont la société lui était imposée^, il fut cependant pénétré de respect et d'admiration pour son père et son roi ^ Il donna toute sa vie l'exemple de la chasteté : il réagit à sa cour contre les mœurs du règne précédent^; et il con- tribua ainsi à la réforme intellectuelle et mo- rale ^ accomplie , au milieu de la société de cette 4 Journal de Jean Hérouard, t. I«% p. xiii, xv, xxi, 82, 117, 147, 193, 234, 371. = 5 Ibidem, t. I", p. iv, vi, vii,viii, 68, 91, 115, 158, 161, 307, 324, 341. = 6 Ibidem, t. T", p. iv, 39, 107, 115. = 7 Ibidem, t. I", p. iv, x; t. II, p. 'i39. — Saint-Simon rapporte une anecdote, qui lui avait été racontée par son père , l'un des familiers de Louis XIIT , et qui met dans tout son jour une vertu qui serait plus admirée, si l'his- toire était écrite par les vraies autorités sociales, plus habi- tuellement que par des lettrés (§ 10). Ayant reçu confidence de la passion du roi pour M^^* de Hautefort , attachée à la maison de la reine, et s'étant hasardé à offrir son intervention, le courtisan reçut une verte réprimande qui, dit Saint-Simon, fut pour lui un coup de tonnerre : « Il est vrai , lui dit le roi , que « je suis amoureux d'elle, que je le sens, et que je la cher- ce che , que je parle d'elle volontiers et que j'y pense encore « davantage; il est vrai encore que tout cela se fait en moi, « malgré moi, parce que je suis homme, et que j'ai celle « faiblesse ; mais plus ma qualité de roi me peut donner plus « de facilité à me satisfaire qu'à un autre, plus je dois être « en garde contre le péché et le scandale. Je pardonne pour « cette fois à votre jeunesse; mais qu'il ne vous arrive jamais « de me tenir un pareil discours,. si « vous voulez que je con- « tinue à vous aimer. » (Mémoires du duc de Saint-Simon, t. I", p. 58; Paris, 1856,20 vol. în-S».) = 8 M. Cousin a conçu la même opinion, sur la bienfaisante influence de Louis XÏII ; et il l'a exprimée dans ce passage , où il énumère les maximes de chaste galanterie de rhôtêl de Rambouillet, § 16 — 5<> LA REFORME SOUS LES PREMIERS BOURBONS 90 épocpie, par M"*^ de Rambouillet, sa célèbre fille, et les nobles dames qui gouvernèrent, avec l'as- cendant de l'esprit, de la grâce et de la vertu, les hôtels de Rambouillet, de Longueville, de Condé, d'Albret et de la Rochefoucauld. Malheureuse- ment, une éducation vicieuse et une constitution maladive entravèrent le développement de la perspicacité et de l'énergie , qui se montrèrent souvent chez le roi. Mais ce prince eut le rare mérite de déléguer son autorité à Richelieu et de la lui conserver avec autant de fermeté que d'abnégation. Conseillé par Richelieu mourant, il s'attacha ensuite Mazarin : il lui laissa, par tes- tament , la direction de la Régence qui gouverna la. France pendant la minorité de Louis XIV (4643-4654); il assura ainsi, jusqu'à la mort de Mazarin (4664 ), la continuation des meilleures traditions des deux règnes. La grande institution de Louis XIII et de Richelieu fut YÉdit de grâce (4629), qui, après la prise de la Rochelle, enleva aux protestants la liberté de la révolte, mais leur laissa toutes les libertés dont ils pouvaient faire un utile emploi. Jamais souverain, vain- queur de la rébellion , n'usa de la victoire avec « Cette maxime qui eût été ridicule sous le régime d'Henri IV, « ne rétait pas sous celui du chaste amant d'Angélique de la « Fayette et de Marie de Hautefort; et quand le vainqueur de « Rocroy dédaignait toutes les beautés faciles , pour un regard « de la pure et vertueuse M"« duVigean. it (La Socifité française au xviie siècle, t. I*»^, p. 269.) 1 100 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL plus de mesure et d'intelligence. Ici d'ailleurs la modération , unie à la force , se montra , comme toujours, féconde en bons résultats. Sous le règne de Louis XIII, ainsi qu'aux pré- cédentes époques de prospérité (§§ 12 et 44), les croyances religieuses furent le vrai mobile de tous les progrès. Cette vérité eut alors un caractère particulier d'évidence : car la réforme fut presque instantanée ; et il fut plus facile que jamais de rattacher, à la cause première , les quatre grands résultats qui se produisirent si- multanément , vers le milieu du xvii® siècle. Les protestants, n'ayant plus le pouvoir d'agi- ter l'Etat, ne pouvant guère compter, ni sur les faveurs de la cour, ni sur l'appui des gouver- nants , mirent une ardeur inouïe à fonder leur influence sur l'agriculture, l'industrie manufac- turière et les autres arts usuels. Les catholiques, de leur côté , suivirent peu à peu , quoique de loin, les protestants. Cette émulation se produi- sit, dans la paix des esprits, aune époque où les gouvernants des îles Britanniques et des États allemands , moins justes et moins perspicaces que Louis XIII et Richelieu, excitaient leurs peu- ples aux discordes religieuses. Elle amena bien- tôt un développement de travail et de richesse que l'Europe n'avait jamais connu. L'émulation entretenue par la discussion pa- cifique des dogmes et des principes fut encore § 16 — 5® LA REFORME SOUS LES PREMIERS BOURBONS 101 plus ardente ; elle fut aussi plus particulièrement féconde pour les catholiques^. Elle suscita, chez èes derniers, une foule d'individualités émi- nentes, parmi lesquelles brillèrent surtout Fran- çois de Sales, Vincent de Paul, Jeanne de Chan- tai , Olier, de Rancé et Bossuet. Elle rendit à l'Église de France la sainteté et l'éclat qu'on n'avait guère revus depuis les temps de saint Louis et de saint Thomas d'Aquin. Les armées françaises s'associèrent avec gloire à la propagation des principes établis par les deux premiers Bourbons. Elles en étendirent les bienfaits à l'Allemagne , de concert avec les Suédois : elles firent prévaloir , malgré la mai- son d'Autriche, la liberté religieuse et l'indépen- dance des petites nations. C'est par le dévoue- ment à ces grandes causes que s'élevèrent tant d'hommes de guerre illustres , à la tête desquels brillèrent Turenne et Condé. Le mélange de liberté , de réserve et de pas- sion, qui caractérisa les controverses religieuses de cette époque, ennoblit singulièrement les esr prits, et remplaça l'ancien antagonisme par d'ad- mirables rapports sociaux. Gassendi, Peiresc, Fermât, Pascal et Descartes imprimèrent aux 9 J'ai en vain cherché , parmi les protestants , une célébrité comparable à celles qui se développèrent chez leurs émules. Alors, comme toujours, la liberté de discussion fut surtout favo- rable au pouvoir -dominant. 102 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL sciences une impulsion extraordinaire. Malherbe, Corneille, la Fontaine, Molière*^, Boileau*^ Ra- cine ^^, Ant. Arnauld, Lemaistre de Sacy, Ni- cole, Fléchier et Bossuet ^^, donnèrent à la littérature française son plus haut degré de perfection. Enfin des femmes éminentes, dont les charmes et les vertus ont été souvent célé- brés , groupèrent sous leur gracieux patronage les représentants de toutes les grandeurs de cette époque : elles fondèrent l'harmonie sociale sur la culture des sciences et des lettres, et sur la pratique delà vertu; elles communiquèrent à l'es- prit français la grâce et la mesure ; et elles intro- 10 Molière, né en 1622, était âgé de quarante ans quand la mort de Mazarin vint clore la quatrième époque ; et il mourut en 1673. U composa donc une partie de ses ouvrages pour une société dans laquelle régnaient les idées de l'Édit de grâce et les mœurs de l'hôtel de Rambouillet. = H Boileau, né en 1636, lut ses premières satires à Phôtel de Rambouillet. = 12 Racine, né en 1639, composa la plupart de ses ouvrages avant la constitution de la cour de Versailles (1682). Racine se rattache à cette cour par deux chefs-d'œuvre, Esther (1689) et Athalie (1691); mais il fut toujours en contradiction avec l'esprit païen qu'avaient fait prévaloir les scandales de la vie du roi. Racine conserva les principes qu'il avait puisés à Port -Royal (1656-1659); et il mourut dans la disgrâce (1699). Louis XIV consacra la fin de son règne à persécuter les dissidents de Port-Royal: il détruisit leur demeure (1711); et il ne permit pas que les cendres de Racine y reposassent en paix. = 13 Bossuet vécut jusqu'en 1704, et il composa encore d'im- portants ouvrages après la constitution de la cour de Ver- sailles (1682). Mais il naquit en 1627 ; il fit ses débuts, en 16i3^ par un sermon , à l'hôtel de Rambouillet ; sa carrière était complètement dessinée dix-huit ans plus tard , lors de la mort de Mazarin. § 16 — 50 LA RÉFORME SOUS LES PREMIERS BOURBONS 103 duisirent ainsi, dans lôs mœurs, la tolérance que les gouvernants avaient établie dans les lois. Sous ces divers rapports, elles élevèrent chacun de leurs salons à la hauteur d'une institution '^ Ce fut alors que les classes dirigeantes de l'Europe , dominées par un juste sentiment d'ad- miration , adoptèrent la langue , les idées et les mœurs de la France ^^ Heureux notre pays, si Mazarin, vainqueur de la Fronde en 4651, eût fait preuve du discernement que Richelieu mon- tra, en 1629, après avoir vaincu les protestants révoltés. Que de maux nous eussent été épar- 1* Deux gentilshommes hollandais , voyageant à Paris en 1657, comparaient en ces termes les dames de cette ville à celles de leur pays : « Le sieur de Rhodet nous mena voir une de ses « parentes nommée M"" de Longschamps, femme d'un des a écuyers de M. le duc d'Aniou. Elle est jeune et fort belle, de « qui l'entretien et la conversation est si agréable que... nous « y demeurasmes quatre bonnes heures... La djHëFence est si « grande... entre la manière de vivre avec les femmes de con- « dition de cette ville et celles de nos quartiers , que nous trou- ce vons que notre cousin de La Platte a raison de souhaiter « avec passion de retourner à Paris , où l'on peut acquérir et « conserver les qualitez qui sont requises à un honneste « homme. » {Journal d'un voyage à Paris, en 1657-1G58; publié par Faugère; Paris, .1862, p. 87.) = 15 Joseph de Maistre jugeait, au commencement de ce siècle, comme je le fais au- jourd'hui, la grande époque de François de Sales, de Condé et de Descartes. « Rappelez - vous , dit -il, le grand siècle de « la France. Alors la religion, la valeur et la science s'étant (L mises , pour ainai dire , en équilibre , il en résulta ce beau « caractère que tous les peuples saluèrent, par une acclama- « tion unanime, comme le modèle du caractère européen. » (Les Soirées de Saint - Pèle rs bourg , t. H, p. 23. Paris, 1831, 2 vol. in-8^) 104 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL gnés, depuis deux siècles (§ 47), si la noblesse, les parlements et la bourgeoisie, mis hors d'état d'abuser de leur pouvoir, avaient réussi dès lors à fonder les institutions ^^, qui auraient dû ar- rêter les usurpations et contrôler les actes de la royauté! A cet égard, au surplus, Mazarin ne se montra, ni plus perspicace, ni plus mo- déré que les autres hommes d'Etat de ces deux grands règnes. Tous demandèrent la réforme aux faciles procédés du pouvoir absolu. Ils ré- tablirent la prospérité à l'aide d'institutions efficaces, mais dangereuses : car, dans les mains de successeurs inhabiles ou corrompus , le pou- voir absolu devait promptement ramener la dé- cadence. Cependant, l'absolutisme monarchique ou populaire , fondé sur la contrainte ou la vio- lence , est resté , depuis la réforme des deux pre- miers Bourbons, le procédé favari des Fran- çais : il a pu, momentanément, obtenir de grands succès; mais il a toujours abouti à l'impuis- sance. 16 M. Cousin, en décrivant les faiblesses et les vertus des frondeurs, signale les avantages qu'eût offerts une telle solution ; puis il ajoute : « Habile combinaison qui eût rassemblé et « uni toutes les forces du parti, et permis peut-être de fonder « un gouvernement solide, sur Talliance durable des d'Orléans, « des Condé , des Guise , des Vendôme , de la haute aristocratie « et du Parlement. » ( La Société française au xvii« sièc/e, t. I", p. 49.) §17 — 6° LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA REVOLUTION 105 S 17 gme ÉPOQUE (DEPUIS 1661) : LA DÉCADENCE, PAR LE SCEPTICISME, SOUS LA CORRUPTION DE LA MONARCHIE ABSOLUE, ET LES VIOLENCES DE LA RÉVOLUTION. L'époque précédente fut loin d'offrir une su- périorité absolue sur celle de la féodalité (§ 44). La réforme des deux premiers Bourbons avait été plus rapide, la prospérité avait eu plus d'é- clat; mais les résultats furent moins durables. Le nouveau régime offrait , en effet , deux vices qui avaient déjà ruiné l'ordre social sous la do- mination des Romains (§ 43) et des derniers Valois (§45). Les classes influentes avaient heureusement réagi contre la corruption (§46); mais, au lieu de revenir aux habitations rurales des Gaulois (§ 42), des Franks et des seigneurs du xv® siècle (§ 44), elles avaient fixé à Paris leurs principaux établissements. La royauté elle-même s'était rattachée à la vie urbaine par sa résidence , ses mœurs et ses idées. En créant l'ascendant so- cial de la France sur toutes les nations, elle avait effacé le souvenir de ses anciens abus et acquis beaucoup de force dans l'opinion des peuples. Mais, en même temps, elle avait cédé à l'entraînement qui porte les meilleurs pouvoirs à exagérer leur principe : elle avait affaibli, outre 106 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL mesure , les initiatives individuelles et les auto- nomies locales qui, pendant huit siècles (§14), avaient lentement enraciné la prospérité dans notre sol, qui en outre, à l'époque suivante (§15), avaient résisté pendant trois siècles à la déca- dence émanant des clercs et des gouvernants. A la fin de la cinquième époque , la royauté avait acquis l'ascendant nécessaire pour faire le bien, sans être entravée par aucune résistance ; mais les Autorités sociales (§ 5) des campagnes et des villes avaient perdu les institutions qui leur permettaient autrefois de préserver les lo- calités contre l'invasion du mal. Ces Autorités étaient désormais incapables d'opposer à la mo- narchie, devenue dominante, le contrôle que saint Louis avait exercé si utilement sur les pouvoirs locaux de la féodalité. De là, des éven- tualités redoutables qui ne tardèrent pas à se réaliser. Ce qui avait été fait, par la vertu et le dévouement de quatre grands hommes , fut détruit par les vices et l'égoïsme d'un seul roi. A la funeste influence , dérivant de la corrup- tion du souverain, vint se joindre la longue durée de son règne : tandis que l'action per- sonnelle de Henri IV et de Louis XIII ne s'était exercée que pendant un laps total de quarante-sept ans , celle de Louis XIV pesa pen- dant cinquante-quatre ans sur le pays. Le règne de Louis XIV fut caractérisé par § 17 — e^LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA REVOLUTION 107 quatre circonstances principales. Il étala, avec un cynisme inconnu jusque-là chez des chré- tiens, les désordres de la vie privée du roi. Il continua, et fit définitivement aboutir, la marche des gouvernements antérieurs vers le pouvoir absolu *. Il détruisit les institutions et les mœurs, souvent même il découragea les* hommes qui avaient créé le plus florissant royaume de l'Eu- rope : il empiéta par ses actes et ses principes (n. 1) sur les libertés traditionnelles du clergé; 1 Le roi et son ministre Louvois niaient, dans les termes sui« vants, l'une des libertés essentielles à la vie privée. « Tout ce « qui se trouve dans l'étendue de nos États, de quelque nature « qu'il soit, nous appartient au même titre... Vous devez donc « être persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont na- « turellement la disposition pleine et libre de tous les biens « qui sont possédés, aussi bien par les gens d'église que par les « séculiers, pour en user en tout temps comme de sages éco- « nomes, c'est-à-dire suivant le besoin général de leur État. » (Instruction au Dauphin; Œuvres de Louis XIV; t. Ib, p. 93 et 121.) — « Touls vos sujets, quels qu'ils soient, vous doivent « leurs personnes, leurs biens, leur sang, sans avoir droit d'en « rien prétendre. En vous sacrifiant tout ce qu'ils ont, ils font « leur devoir et ne vous donnent rien , puisque tout est à vous. » (Testament politique de M. de Louvois ; Amsterdam, 1749; 1 vol. in-l2, p. 136.). — De ces abominables doctrines, condamnées par la pratique universelle des peuples civilisés, sont sorties successivement deux conséquences naturelles : sous le règne de Louis XIV, la spoliation des peuples au moyen d'impôts excessifs, et la confiscation décrétée contre les protestants; sous le régime de la Terreur, les confiscations exercées contre l'É- glise catholique, la noblesse et les suspects. — De notre temps, des lettrés flatteurs du peuple, plus dangereux que les cour- tisans flatteurs des rois , font sortir de ces mêmes doctrines les erreurs du communisme. 108 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL il épargna encore moins la noblesse ; et il pro- pagea ainsi cette triste égalité qui se produit par voie d'abaissement. Enfin il transmit à ses suc- cesseurs le royaume ruiné par la guerre et les impôts , affaibli par Texécration des peuples et complètement épuisé de grands hommes. Cependant les nations ne sauraient passer, sans transition , même sous les plus mauvais gouver- nements, de la prospérité à la décadence. Les vertus et les talents créés sous le régime anté- rieur ne furent point subitement annulés par les vices et l'ignorance du roi. Aussi peut- on remarquer, dans ce qui a été nommé si impro- prement « le grand règne », deux parties assez distinctes: la première (1664-4679), marquée par le retour de la corruption des mœurs , avec la continuation de la prospérité intellectuelle et matérielle; la seconde (4679-4745), signalée, dans l'ordre intellectuel et matériel, comme dans l'ordre moral, par une décadence qui se continua jusqu'à la mort du roi^ 2 Le contraste des deux parties du règne n'est pas moins sen- sible dans la vie privée que dans la vie publique. Pendant la pre- mière partie, les mœurs conservèrent momentanément , malgré le mauvais exemple du roi, la décence rétablie par Louis XIII; elles restèrent dignes, même lorsque Ton commença à revenir aux traditions des Valois. Pendant la seconde partie, les courti- sans étalèrent ouvertement la promiscuité des sexes, les dé- bauches sans nom, le goût effréné du jeu, une gloutonnerie repoussante; ils allèrent même jusqu'à pratiquer l'homicide par empoisonnement, sans que les magistrats osassent intervenir. 117 — 6° LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA RÉVOLUTION 109 Marié en 1660 à une princesse admirée pour sa grâce et sa vertu, le roi, dès 4661, choisit une concubine ; en 1663, il lui donna un haut rang à la cour ; il installa avec éclat une seconde concu- bine en 1668 , six ans avant la retraite définitive de la première, puis une troisième en 1678. Dès 1673, il commença à légitimer ses bâtards, fruits d'un double adultère, affichant ainsi le mépris des lois divines et humaines. Dès le début du règne, le roi s'adonna également aux fastueuses constructions et aux goûts luxueux qui commen- cèrent la ruine de l'État et des familles appelées à la cour. Il pervertit ainsi, de proche en proche, les classes influentes , et notamment : les nobles établis en province , mais alliés aux courtisans ; les financiers et les bourgeois appelés en grand nombre aux fonctions publiques ; les dignitaires Ce contraste des deux parties du règne apparaît dans tous les mémoires du temps : il pourrait être indiqué par mille pas- sages extraits de la Correspondance de Madame, duchesse cTOr» léans (édition de G. Brunet; Paris, 18^-5). Je me borne au trait suivant, l'un de ceux que l'on peut transcrire sans s'écarter du respect qui doit être gardé envers le lecteur : « Du temps do « la reine et de la première dauphine, il n'y avait à la cour (( que modestie et dignité. Ceux qui étaient débauchés en « secret affectaient en publia la retenue ; mais depuis que la « vieille guenipe (M™« de Maintenon) s'est mise à gouverner, et « qu'elle a introduit tous les bâtards dans la maison royale, « tout est allé sens dessus dessous. » (T. ^s p. 307.) — La thèse sur la perte du sens moral se trouve d'ailleurs justifiée , vis-à-vis de son auteur même, par cette indécente qualification adressée à une dame qui contribua tout au moins à diminuer les scandales de la cour, 4 110 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL ecclésiastiques , mêlés aux scandales et au luxe païen de la cour (§ 41 , n. 5 et 6); enfin et sur- tout les écrivains subventionnés, qui affermirent pour longtemps la corruption en reprenant la tradition des panégyristes d'Auguste , et en ren- versant, dans les travaux historiques, la notion du bien et du mal. Pendant cette première partie du règne , le roi annonça bruyamment la volonté de gouverner lui-même ; mais , en fait , pour l'ad- ministration générale comme pour la guerre , il délégua d'abord son autorité aux hommes que le règne précédent avait formés. Cependant, sous la pression d'un maître orgueilleux, ces hommes ne purent toujours rester dans la voie où Riche- lieu et Mazarin les avaient tenus. Ils obtinrent les brillants résultats qui ont été cités à tort comme l!indice de la supériorité du souverain, mais qui furent seulement l'emploi et souvent 1-abus des forces accumulées par ses prédéces- seurs. Cette prospérité était bien étrangère à la personnalité du roi; car elle s'éteignit à me- sure que la mort lui enlevait ses auxiliaires. A vrai dire, la mort de Turenne (4775), puis la démission de Condé après l'heureuse défense de l'Alsace, mirent fin à l'ère des conquêtes, et contraignirent le roi à conclure péniblement la paix de Nimègue (4778-4779). Pendant la seconde partie du règne , les scan- dales donnés par le roi diminuèrent et prirent §17 — 6® LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA REVOLUTION 111 fin peu à peu , sous rinfluence de M"™^ de Main- tenon, d'abord gouvernante des bâtards de la deuxième concubine, puis unie au roi par un mariage secret (1684). Mais les avantages de ce retour vers le christianisme furent plus que ba- lancés par l'extension de l'esprit de tyrannie , qui fut dès lors appliqué à la religion comme au gouvernement temporel. La persécution des protestants , qui avait commencé avec le règne ^, s'aggrava sans cesse *, et aboutit enfin à la spo- liation, à l'exil et aux massacres. Et, dans ce nouvel attentat contre la tradition et la justice , on rencontre encore les passions du roi opposées aux sentiments de ses meilleurs conseillers \ Beaucoup d' évoques français approuvèrent après coup cet acte déplorable : aucun d'eux ne paraît 3 Dès Tannée 1662, Louis XIV fit raser vingt-deux temples du pays de Gex , sous prétexte que l'édit de Nantes n'était pas ap- plicable dans ce bailliage, qui n'avait été réuni au royaume qu'après la promulgation de cet édit. (C. "Weiss, Histoire des réfugiés protestants; Paris, 1853; 2 vol. in-18; 1. 1", p. 65.) = ♦ Ainsi, par exemple, le roi exclut peu à peu des fonctions publiques les protestants, qui y furent employés avec succès tant que durèrent les traditions de Richelieu et de Mazarin. = 5 Colbert s'opposa toujours à la persécution des protestants, qui lui fournissaient les agents les plus intègres du service finan- cier. L'opinion qui associe M™« de Maintenon aux persécutions ne repose sur aucune preuve. Cette dame écrivait à son frère : « Je vous recommande les catholiques, et je vous prie de n'être « pas inhumain aux huguenots ; il faut attirer les gens par la « douceur, Jésus-Christ nous en a montré l'exemple. » {Corres- pondance de Af™« de Maintenon; 2 vol. in-18; Paris, 1865; t. I*% p. 167.) 112 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL ravoir conseillé; et quelques-uns s'opposèrent courageusement à la persécution ^. La révoca- tion de redit de Nantes est l'évidente réfuta- tion des panégyristes de Louis XIV. Elle fit déchoir la France de la haute situation où elle s'était élevée, surtout de 1629 à 1661 (§ 16): elle tarit l'une des principales sources de la pros- périté intérieure, pour en répandre les bienfaits sur l'Angleterre , la Hollande et l'Allemagne du Nord; enfin elle souleva contre la France des 6 Au sujet de la persécution des protestants , je ne puis ré- sister au plaisir de citer le trait suivant , qui montre ce qu'était un évéque gentilhomme de l'ancienne monarchie , même devant le roi qui avait usurpé le pouvoir absolu. Il s'agit de M^^ de Goislin, évèque d'Orléans. « Lorsque, après la révocation de Tédit de Nantes, on mit « en tête au roi de convertir les huguenots à force de dragons « et de tourments , on en envoya un régiment à Orléans , <( pour y être répandu dans le diocèse. M*"^ d'Orléans , dès que « le régiment fut arrivé, en fit mettre tous les chevaux dans « ses écuries , manda les officiers , et leur dit quil ne voulait « pas qu'ils eussent d'autre table que la sienne ; qu'il les priait « qu'aucun dragon ne sortit de la ville, qu'aucun ne fît le « moindre désordre , et que , s'ils n'avaient pas assez de sub- « sistance , il se chargeait de la leur fournir ; surtout qu'ils ne « dissent pas un mot aux huguenots, et qu'ils ne logeassent « chez pas un d'eux. Il voulait être obéi , et il le fut. Le séjour « dura un mois et lui coûta bon , au bout duquel il fit en sorte « que ce régiment sortît de son diocèse et qu'on n'y renvoyât « plus de dragons. Cette conduite pleine de charité , si opposée « à celle de presque tous les autres diocèses et des voisins de « celui d'Orléans , gagna presque autant de huguenots que la « barbarie qu'ils souffraient ailleurs... Il fallait aussi du cou- rt rage pour blâmer, quoique en silence , tout ce qui se passait « alors et que le roi affectionnait si fort , par une conduite si « opposée. » {Saint-Simon, t. V, p. 115.) §17 — 6® LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA RÉVOLUTION 113 sentiments de haine ' qui amenèrent bientôt les désastres d'Hœchstaedt (1704), de Ramil- lies et de Turin (1706), d'Oudenarde (1708) et de Malplaquet (1709). La décadence de la fin du règne coïncide, en s' aggravant sans cesse, avec la mort ou la démission des der- niers hommes de mérite que le règne précé- dent avait formés, savoir: de Colbert (1683), de le Tellier (1685), de Louvois (1691), de Luxembourg (1695), de Pomponne (1699), de Catinat (1701) et de Vauban (1707). Elle se * produit d'ailleurs en même temps qu'arrivent aux affaires des hommes incapables, tels que Chamillard en 1699, Villeroi en 1701, et Voy- sin en 1709 ^. Ces deux derniers suivirent la tradition habituelle des favoris dans les cours tyranniques et corrompues : après avoir donné le spectacle de leur incapacité, ils se signa- lèrent par leur trahison envers le souverain qui leur avait confié l'exécution de son testa- ment. Au surplus , les mémoires du temps ont suffisamment fait connaître la décadence mo- 7 Dans le cours de mes voyages, de 1829 à 1862, j'ai trouvé que ces sentiments de haine subsistent chez beaucoup de des- cendants d'exilés, qui contribuent encore à faire la prospérité de l'Angleterre, de la Hollande et de la Prusse. = 8 La France échappa alors au démembrement par la modération des Anglais et par la perspicacité de Bolingbroke, beaucoup plus que par les talents de Torcy , de Villars et de Vendôme , derniers élèves de Pomponne , de Turenne et de Condé. 114 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL raie ramenée au sein des classes dirigeantes par le prétendu € grand règne » : rabaissement de la noblesse par les habitudes de domesti- cité organisées, depuis 1682, au château de Versailles ^ ; la grossièreté de mœurs montrée , comme au temps de Henri IV, par les plus grandes dames de la cour ^% enfin la haine de la religion et l'hypocrisie provoquées par la superstition et l'intolérance, qui se dévelop- paient chez le roi avec les défaillances de la • vieillesse et la crainte de la mort ". L'opinion publique est maintenant fixée sur 9 Ce fut alors que la haute noblesse perdit définitivement les habitudes de résidence rurale qui , pendant dix siècles , lui avaient donné un rôle utile dans l'État et dans le gouver- nement local. = n> On trouve à ce sujet une foule de détails ridicules ou scandaleux dans les mémoires du temps. On peut consulter notamment : les Mémoires du duc de Saint- Simon et la Correspondance de Madame, duchesse d' Orléans. = a Voltaire est un des écrivains qui justifient le plus le jugement d'Augustin Thierry touchant la fausseté des notions d'histoire accréditées dans notre pays (§10, n. 2). Ainsi que le rappelle le passage suivant, il a toujours signalé comme exemples les souverains qui ont corrompu les mœurs et dés- organisé les institutions : a Le beau siècle de Louis XIV achève « de perfectionner ce que Léon X , tous les Médicis , Cbarles- « Quint, François I", avaient commencé. Je travaille depuis « longtemps à l'histoire de ce siècle... qui doit être l'exemple « des siècles à venir... Je ne manque pas de mémoires sur la « vie privée de Louis XIV, qui a été dans son domestique « l'exemple des hommes, comme il a été quelquefois celui « des rois. » (Œuvres complètes; Paris, 1824; t. XLVI, p. 216.) — La réforme sera difficile en France, tant que notre jeunesse sera nourrie de tels enseignements. § 17 — 6» LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA RÉVOLUTION 115 les scandales qui signalèrent les déplorables gou- vernements du Régent et de Louis XV ; cepen- dant elle peut être utilement complétée en quel- ques points. Le Régent ne fut pas, comme on Ta dit souvent, l'auteur de la corruption : il étala, avec une cynique franchise, celle que Louis XIV avait créée par l'exemple de sa vicieuse jeu- nesse , puis stimulée par l'intolérance de sa tar- dive vertu. Son gouvernement fut moins nuisible à la France que ne l'eût été , pendant le même laps de temps , la continuation du règne précé- dent. Il ne put introduire, dans les habitudes de la cour, la libre pratique du vice , sans tolérer jusqu'à un certain point la libre expansion de la pensée. Sans doute cette liberté s'employa souvent, dans le cours du xviii^ siècle, à répandre le scepticisme, et par suite à dés- organiser la société ; mais sous ce rapport elle n'eut pas une action plus funeste que le régime de contrainte et d'hypocrisie inauguré par Louis XIV. La liberté de l'erreur et du vice, l'une des nouveautés de l'ancien régime en décadence, fut d'ailleurs quelquefois un sti- mulant pour la vérité et la vertu. Elle épargna à la France l'un des plus grands avilissements que puisse subir une nation, la quiétude dans l'ignorance et la corruption ^*. Elle assura indi- <2 Tel fut le triste sort de l'Espagne , après l'époque de prépondérance intellectuelle et morale qui fut acquise aux 116 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL rectement, par la culture des lettres, la pro- pagation des idées justes *^ qui se rencontrent , au milieu de beaucoup d'erreurs, chez les grands écrivains de cette époque. Au milieu de la décadence qu'impliquait au fond la perte de l'ordre moral , elle conserva momen- tanément à la langue française l'ascendant qui lui était acquis depuis le siècle de Descartes ^\ Le Régent et Louis XV suivirent d'ailleurs la marche des souverains précédents vers l'éta- chrétiens, à la fin de leurs luttes contre les musulmans (1492). L'esprit de Philippe II, du roi qui fut le modèle de Louis XIV, pèse depuis trois siècles sur cet infortuné pays , sans le correctif qu'y opposèrent en France le scepticisme et la révolutiou. Ce régime a détruit les sciences et les lettres, en même temps que les mœurs , et il a produit des fruits amers que l'on récolte aujourd'hui. 13 La W'fot^ie sociale, t. I«^ p. 307. 14 « Je me trouve ici en France. On ne parle que notre langue. « L'allemand est pour les soldats et les chevaux... La langue « que l'on parle le moins à la cour, c'est l'allemand. Je n'en ai « pas encore entendu prononcer un mot. Notre langue et nos « belles-lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne. » (Lettres de Voltaire; Berlin, 24 auguste et 24 octobre 1750.) Frédéric II , roi de Prusse , a écrit en français ses principaux ouvrages; il a motivé sa préférence pour cette langue dans les termes suivants : « Quoique j'aie prévu les difficultés qu'il y a « pour un Allemand d'écrire dans une langue étrangère, je me (( suis pourlant déterminé en faveur du français, à cause que i( c'est la plus polie et la plus répandue en Europe, et qu'elle « paraît , en quelque façon , fixée par les bons auteurs du règne « de Louis XIV. Après tout, il n'est pas plus étrange qu'un Alle- « mand écrive de nos jours le français, qu'il ne l'était du temps « de Cicéron qu'un Romain écrivit le grec. » — Sous la déca- dence actuelle (§17), un souverain étranger ne pourrait suivre cet exemple sans froisser Fopinion de ses sujets. § 17 — 6® LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA REVOLUTION 117 blissement du pouvoir absolu , et surtout vers la destruction du gouvernement local (§ 68). Ils enlevèrent, autant qu'il dépendit d'eux, la tu- telle morale des populations aux Autorités so- ciales (§5), c'est-à-dire à ceux qui, sous la salutaire influence du travail , pratiquent le mieux la vertu. Ils ne demandèrent désormais à ces Autorités ni appui ni contrôle : ils insti- tuèrent, pour les supplanter , des autorités fac- tices, étrangères aux travaux des ateliers; et ils inculquèrent ainsi la coriniption aux localités dépouillées de leurs franchises séculaires. Louis XVI, suivant les traces de son aïeul saint Louis (§ 14), ramena enfin la vertu sur le trône. Le bon exemple, dont la France était privée depuis plus d'un siècle, fit naître de toutes parts l'espoir de la réforme , et provoqua un des plus admirables élans nationaux dont l'histoire ait gardé le souvenir. Malheureusement le roi ne possédait point les trois autres qualités néces- saires aux souverains et surtout aux réforma- teurs (§ 16) : il avait peu de jugement et de perspicacité ; il était entièrement dépourvu d'é- nergie. Il ne put donc ni attirer à lui, ni main- tenir au pouvoir les hommes qui eussent été capables de compléter son gouvernement. Les assemblées révolutionnaires, qui enva- hirent progressivement l'autorité souveraine , furent encore plus impuissantes à constituer un 118 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL gouvernement régulier; car tous les éléments d'organisation leur faisaient à la fois défaut. La Coutume, fondement des bonnes constitutions sociales, avait été discréditée à la fois par le vice des gouvernants et par Terreur des encyclopé- distes ^^ Les traditions les plus indispensables à la vie journalière d'une société avaient été bri- sées avec les nobles, les clercs et les magis- trats qui, au milieu de la corruption du siècle, s'étaient montrés fidèles à la Coutume, à la religion et à la monarchie. Dans toute l'éten- due du royaume, les Autorités sociales avaient été privées de leur pouvoir légitime par les empiétements des fonctionnaires : elles n'a- vaient plus la force de réprimer les attentats commis cgntre la constitution nationale ; mais elles refusaient du moins de s'associer à l'op- pression , quand elles n'avaient pas le courage de la condamner ouvertement. Les assemblées , à mesure qu'elles s'avançaient dans les voies de 15 Les grands écrivains du xviii» siècle adoptèrent, pour la. plupart sans scrupule, les vices des classes dirigeantes; ils s'u- nirent même souvent aux souverains pour faire la propagande simultanée du vice et de Terreur. Frédéric II imita parfois avec succès les écrits obscènes de Voltaire. On prendra une idée du désordre dans lequel tombaient les esprits les plus éminents, en lisant la correspondance de Montesquieu avec son ami l'abbé Guasco, qu'il avait choisi comme confesseur de sa fille. On peut consulter, entre autres, les lettres XXII, XXÏX , XXXI, XXXII, etc. (Montesquieu, Œuvres complètes, 2 vol. in-12; Paris , 1862.) § 17 — 6*» LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA RÉVOLUTION 119 la violence, furent donc conduites fatalement à s'appuyer sur les individualités les moins estimables. Parmi celles-ci, on vit de plus en plus dominer certaines notabilités scandaleuses du clergé et des anciennes classes dirigeantes ; le personnel inférieur de l'ancienne bureau- cratie ^^; les légistes, qui continuèrent sous les nouveaux gouvernants la funeste mission qu'ils avaient remplie sous les monarques ab- solus (§ 15); des lettrés, corrompus par le patronage et les subventions des cours, ou égarés par des réminiscences classiques et une chimérique notion de la société ; enfin les hommes violents, habiles à soulever dans la rue les passions populaires , et à intimider dans le Parlement ces pusillanimes majorités qui autorisèrent la violation de toutes les lois divines et humaines ^\ Le gouvernement de la Terreur fut le terme extrême de ce mouvement. Il propagea dans la masse entière de la nation les vices et les erreurs qui , sous la monarchie absolue , avaient été inculqués seulement aux classes dirigeantes. Il introduisit, parmi les classes vouées aux travaux manuels, une corruption qui n'a pas cessé de croître en s' alliant à la perte des no- ie La Réforme sociale, t. IH, p. 315. = 17 M. E. Renan a exprimé en termes éloquents une opinion semblable sur Fin- suffisance des hommes de la révolution (N). 120 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL tions fondamentales de la vérité ^^, et qui semble ramener certaines populations aux sentiments de la vie sauvage (J). Par des lois qui pèsent encore sur la France actuelle , il détruisit le res- pect de Dieu, du père et de la femme (§ 31); puis , comme conséquence immédiate , il fit tom- ber en désuétude les préceptes du Décalogue et la Coutume des ateliers. Il domina la raison par la force brutale , en exagérant jusqu'à l'absurde la notion de l'égalité. Il désorganisa ainsi, dans son principe, la hiérarchie indispensable aux peuples libres et prospères , celle qui se fonde sur la richesse unie au talent et à la vertu ^^ Enfin il ouvrit pour longtemps l'ère des révolu- tions en excitant la nation française à chercher, sous une nouvelle forme, la pierre philosophale. Depuis lors , en effet , on prétend créer de toutes pièces un mécanisme de gouvernement qui n'emprunterait rien à l'expérience du passé, qui assurerait aux citoyens les bienfaits de l'ordre matériel sans leur imposer le respect de l'ordre moral. Les institutions privées, qui datent de cette triste époque, semblent être conçues en vue d'une société où chacun aurait 18 Ce jugement a été porté par M. Thiers dès Vannée 1848 (De la Propriété, avant -propos); et il est encore justifié par les faits actuels. Les aberrations des classes populaires sont un avertissement salutaire pour beaucoup d'hommes éclairés qui ont autrefois glorifié plus qu'il ne convient la révolution fran- çaise. = 19 La Réforme sociale, t. H, p. 413. §17 — 6» LA MONARCHIE ABSOLUE ET LA REVOLUTION 121 le droit de jouir de tous les avantages sociaux sans être tenu de remplir aucun devoir envers le Foyer, Tatelier et le gouvernement local. Mais en même temps les institutions publiques ten- dent toutes à entraver, par l'immixtion de l'É- tat, les plus légitimes exigences de l'intérêt local et de la vie privée. On a d'abord peine à comprendre comment la France a pu supporter jusqu'à ce jour un ré- gime si contraire à la pratique de tous les peuples libres et prospères^; mais ce mystère s'éclaircit bientôt pour ceux qui, voulant améliorer cet ordre de choses, se heurtent aux objections (§§ 38 à 49) et aux difficultés (§§ 50 à 61) que la réforme soulève. Cette situation est la consé- quence de deux désordres successifs. L'ancien régime est tombé dans le mépris en abusant de l'autorité. La révolution, en s' appuyant sur la violence, n'a pas toujours corrigé les abus; sou- vent elle a aggravé le mal -^ et détruit le bien qui subsistait **. Il résulte de là que , sur plu- sieurs points essentiels , la société actuelle offre à la fois les vices de l'ancien régime et ceux de la révohition^. • 20 E. Renan, Questions contemporaines (N). = ^^ La Rë- foi^me sociale, t. NI, p. 309. = 22 La Réforme sociale, t. I", p. 236, 371 . = 23 L'opinion publique, égarée chez nous par des erreurs sans cesse répétées, est peu préparée à admettre cette vérité. Elle contestera donc d'abord l'exactitude du point de vue qui m'a fait réunir, dans une même époque de notre histoire, le 122 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL Les nombreux gouvernements qui ont succédé au régime de la Terreur se sont tous efforcés d'at- ténuer r effet des institutions de cette époque ; mais ils n'en ont guère modifié les principes, soit qu'ils n'aient pas su distinguer le bien d'avec le mal, soit qu'ils n'aient point osé affronter les passions et les préjugés inculqués par ce ré- gime à la nation. Depuis qu'ils sont entrés dans l'ère des révolutions, les Français se distinguent par un caractère qui est entièrement nouveau , même dans leur propre histoire. Ils flottent alter- nativement vers deux sentiments opposés : le désir d'échapper aux maux présents; la crainte de retomber dans les abus du passé. C'est ainsi qu'en soixante-deux années, depuis la prise de la Bastille jusqu'à l'avènement du second Em- pire , ils ont changé dix fois , et souvent par la violence ^*, la lettre des institutions et le person- nel du gouvernement. siècle qui a précédé et le siècle qui a suivi la révolution de 1789. Ce rapprochement sera justifié par toute étude approfondie. L'analogie des deux régimes a déjà été démontrée par M. de Tocqueville, pour les procédés de l'administration publique; mais elle n'est pas moindre pour les idées et les mœurs , qui in- fluent davantage encore sur la prospérité ou la décadence des nations. Il y a presque identité en ce qui touche Pindifl'érence en religion , l'intolérance en politique , la soif des privilèges et les usurpations de la bureaucratie. = 24 Le R. P. Gratry, de l'Oratoire, a peint en termes éloquents les maux que les hommes violents ont déchaînés sur la France, et l'incompatibilité qui existe entre ces pratiques de violence et les aspirations vers la liberté. {La Morale et la Loi de T histoire, t. 11, p. 180 à 184.) § 18 — LES SYMPTOMES D'UNE PROCHAINE REFORME 123 S 18 LES SYMPTÔMES D'UNE PROCHAINE RÉFORME. Beaucoup d'hommes qui acceptent les faits et les principes exposés ci-dessus, ont cependant perdu, en ce qui touche la réforme, toute confiance en l'avenir. Ceux qui mettaient leur espoir dans certaines formes de gouvernement (§61), se découragent chaque fois qu'ils cons- tatent l'impuissance de leur procédé favori. Ceux qui croient à la chute fatale de certaines nations voient dans nos catastrophes réitérées une nou- velle vérification de leur fausse théorie. Les uns et les autres se persuadent de plus en plus que les Français sont désormais incapables de re- monter le courant ^ qui, depuis deux siècles , les i J'ai démontré, dans la Réforme sociale (t. I**^, p. 23), la faus- seté de cette formule de découragement. Il serait plus que ja- mais nécessaire que les vrais patriotes, sans distinction de parti, se concertassent pour la combattre. Une enquête personnelle faite depuis la promulgation du sénatus-consulte de septembre 1869, avec le concours d'amis dévoués au bien, me signale un surcroît de découragement. Deux traits sont particulièrement indiqués. Beaucoup d'hommes indépendants par situation et par caractère, chargés à titre gratuit du gouvernement local (§68), croient que le régime de contrainte légale (§8) était un contre- poids nécessaire à Tinfluence perturbatrice conférée par le sys- tème électoral actuel aux cabaretiers urbains ou ruraux et à leurs innombrables clientèles. Les honnêtes gens étrangers à la vie publique ont perdu l'habitude de toute initiative. Effrayés parle mot liberté , ils ne comprennent pas que la réforme n'est que le retour à la contrainte morale de la grande époque de pros- 124 CHAPITRE 1 — • LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL entraîne vers la décadence. Pour moi, j'ai été soutenu dans tous mes travaux par la conviction opposée ; et je m'y assure davantage à mesure que je connais mieux les hommes et les choses de mon pays. Je suis porté par les considéra- tions suivantes à penser que la réforme est loin d'être impossible ; je vois même qu'elle pourrait être prochaine, si les bons citoyens qui aper- çoivent le mal se concertaient et se dévouaient pour ramener le règne du bien ^ Même après les deux siècles funestes qu'ils viennent de traverser (§ 16), les Français ne se sont point tous résignés à subir la décadence. Ils ne montrent qu'exceptionnellement cette quié- périté (§ 14) : en conséquence, ils ne croient pas avoir à re- chercher la vraie notion du bien (§ 50), et encore moins à la propager autour d'eux; ils se résignent en gémissant à subir les alternances habituelles de révolution et de dictature (§8, n. 11 etl'i. ) = 2 J'ai plusieurs fois mis en action, pour des intérêts publics d'importance secondaire, les ressources intellec- tuelles et morales que la France et Paris possèdent encore. On ne peut se faire une idée des résultats qu'on en obtiendrait, si on y faisait appel, pour un but plus élevé, avecun dévouement patrio- tique dégagé de toute pensée égoïste. Quelques hommes de talent , unis par l'amour de la vérité et préoccupés exclusivement du bien public, suffiraient à cette tâche. Joseph de Maistre expri- mait déjà cette même pensée dans les termes suivants, après les désastres de la révolution et du premier empire : a II y « aurait de bonnes choses à^ faire dans cette capitale... Vingt (( hommes suffiraient, s'ils étaient bien d'accord. » (Lettre du 1" décembre 1814.) Mais, aujourd'hui comme alors, la difficulté réside moins dans le pouvoir des méchants que dans l'impuis- sance des bous à propager la notion du bien. § 18 — LES SYMPTOMES D'UNE PROCHAINE REFORME 125 tude dans la corruption qui régna longtemps chez certains peuples du Midi. Il est vrai qu'ils se sont constamment égarés dans leurs tenta- tives de réforme , soit avec les lettrés du siècle passé ^, soit avec les révolutionnaires et les légistes de l'ère actuelle ^; mais du moins ils ont toujours manifesté un vif désir de restaurer un meilleur ordre de choses. D'un autre côté , en se livrant à ces tentatives , les Français n'ont point montré cette légèreté et cette inconstance qu'on se plaît parfois à leur reprocher. On peut même dire qu'à certains égards ils ont eu trop de suite dans leurs idées et leurs actions. Us ont supporté pendant un siècle les désordres de l'ancien régime en dé- cadence, attendant avec une patience inalté- rable que la monarchie absolue nous ramenât enfin, comme au temps de Louis XIII, à la prospérité (§ 16). Désabusés après une si longue attente, et tombant aussitôt dans une erreur nouvelle, ils ont demandé aux révolutions avec la même constance ce que l'ancien régime ne leur donnait plus. Jamais peuple ne fut plus longtemps fidèle à deux idées fausses, après avoir persisté pendant huit siècles dans une idée juste (§ 14). 3 La Réforme sociale, t. I", p. 111. = * Ibidem, t. I«% p. 112, 236. 126 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL Ce zèle pour la réforme , cette fidélité pour les principes, ne sont point éteints à notre époque. Ils porteront leurs fruits dès que la France sera rentrée dans les voies de la prospérité, c'est-à- dire, quand la distinction du bien et du mal aura été généralement rétablie dans les esprits et dans les cœurs. Les préjugés et les passions qui, depuis le régime de la Terreur, ont empêché la réforme , ne pèsent plus sur la France aussi lourdement que par le passé. Dans la classe des gouvern'ants, ils se conservent surtout chez les légistes ; mais la constitution actuelle s'est montrée, en cer- tains cas , plus apte que les précédentes à tem- pérer les fâcheux effets de leur influence \ Les erreurs de l'ancien régime en décadence et de la révolution persistent jusqu'à présent chez les rentiers oisifs des villes et chez la jeunesse riche, qui dissipe en jouissances sensuelles l'épargne de ses aïeux ; elles se répandent bruyamment chez les populations manufacturières, dont les orateurs fréquentent les nouveaux clubs de Paris 5 Le gouvernement de Napoléon III s'est distingué par plu- sieurs traits essentiels de tous les gouvernements instables qui se sont succédé si rapidement depuis 1789 : il s'est inspiré moins exclusivement de l'esprit des légistes ; il a notamment réagi, malgré leur opinion, contre le régime de contrainte légale en ce qui touche les coalitions, la presse et les réunions publiques. Le premier entre tous il vient de substituer, sans révolution, un régime de liberté à un régime de contrainte (§ 8,n. 11 ecl2). SIS — LES SYMPTOMES D'UNE PROCHAINE REFORME 127 et les congrès des pays voisins; elles se déve- loppent par une propagande moins apparente, mais plus redoutable , parmi les populations ru- rales, abandonnées sans patronage intellectuel et moral à la pernicieuse influence des agioteurs du sol ^ et des cabaretiers \ Mais depuis quelque temps ces erreurs sont combattues , parfois effi- cacement, par les hommes éminents, clercs ou laïques, dont la parole et les écrits amènent sous nos yeux une renaissance de la vie religieuse ^. Elles commencent à être repoussées , avec plus de succès encore par une catégorie nouvelle d'é- crivains qui ont conquis , grâce à des talents fort divers, la faveur du public, et qui, mieux que les écrivains religieux proprement dits , sont en situation de corriger l'opinion égarée ®. Ces tra- fi La Réforme sociale, t. II, p. 63. = 7 Ibidem, t. II, p. 64; t. III, p. 420 (note). = » Ibidem, t. I", p. 189 (note). = » Comme spécimens de celte utile influence , je citerai notam- ment les passages suivants des nombreux ouvrages de ces écri- vains. En ce qui concerne les sciences morales et politiques : P. Lanfrey, Histoire de Napoléon /«', t. II, p. 128, cité (N); — Prévost-Paradol, La France nouvelle, 7« édition, 1868, p. 186; — E. Renan, Questions contemporaines, Préface, p. ii à iv, cité(N). En ce qui concerne la presse, le théâtre, les romans : Emile de Girardin, écrits nombreux, non moins courageux qu'un acte mémorable de 1848, démontrant que la résistance à la violence est l'une des conditions de la liberté civile et politique; — Alexandre Dumas fils, Théâtre ^ livre I®»", Préface, cité (§ 49); — Ch. d'HéricauU, articles sur Louis XIÏI et Louis XIV (journal la Presse), — Ch. Garnier, articles ralliant la presse provinciale à la restauration du gouvernement local ; — Alfred Assolant, articles sur la séduction (journal la Presse); — E, About, i> 128 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL vaux agissent sensiblement depuis quelques an- nées sur un grand nombre de mes concitoyens. Je rencontre chaque jour ces symptômes de réforme chez les patrons des grands ateliers ma- nufacturiers et ruraux, chez leurs ouvriers ou leurs collaborateurs de tout rang *^, et chez cette saine partie de la jeunesse qui se propose d'ar- river par le travail à la considération publique ^K Je vois même ces symptômes apparaître , de loin en loin, chez les légistes et les gouvernants, c'est-à-dire chez les classes qui, pendant les époques d'affaiblissement moral, sont les plus réfractaires aux réformes. Je ne crains même pas que la réforme sociale de la France soit longtemps retardée par l'une des plus redoutables erreurs de notre temps **, celle qui conseille de constituer par la violence les grands empires aux dépens des petites na- tions. Ces entreprises injustes pourront encore Progrès, cité (L). Je vois a*vec une vive satisfaction ces habiles écrivains réagir peu à peu contre ces lieux communs d'erreur où la littérature française s'arrêtait depuis deux siècles. = lOVoir la description des trente-sept Ateliers qui ont reçu à l'Exposition universelle de 1867 le nouvel ordre de récompenses (Q). = 11 Vers la fin de la Restauration, parmi les jeunes gens admis à rÉcole polytechnique, le nombre de ceux qui faisaient pro- fession d'un culte était généralement fort restreint : ce nombre est au moins quintuple aujourd'hui. Cet heureux changement est dû en grande partie au dévouement qui assure aux corpora- tions enseignantes , notamment à celles des Jésuites et des Do- minicains, la confiance et l'affection de leurs élèves. = i^ La Réforme sociale, t. U, p. 446. § 18 — LES SYMPTOMES D'UNE PROCHAINE REFORME 129 momentanément troubler la paix de l'Europe; mais plus les peuples auront à souffrir des maux de la guerre , et plus ils sentiront le besoin de rétablir, dans leurs relations mutuelles comme dans les rapports sociaux de chaque nation , la pratique de l'ordre moral. La France, depuis le règne de Louis XIV, a souvent donné, à ces deux points de vue, l'exemple du mal ; mais, malgré ses erreurs et sa décadence partielle , elle est restée encore plus capable que ses principaux émules de reprendre l'initiative du bien. Elle n'a point complètement perdu la vertu sociale par excel- lence, signalée par Voltaire àl'un de ses augustes correspondants ^^, celle qui la porta souvent à s'intéresser, sans arrière -pensée égoïste, à la prospérité des autres. Puisse -t- elle renoncer à l'esprit de conquête et aux autres idées fausses qui l'ont souvent égarée depuis deux siècles ! Puisse-t-elle reconquérir son ascendant moral du XVII® siècle , en reprenant les grandes tradi- 13 Voltaire, s'adressant le 9 mars 1747 à Frédéric II, et expri- mant le regret qu'il ne vint pas visiter la France , écrivait : « Vous auriez vu l'effet que produit un mérite unique sur un « peuple sensible ; vous auriez senti toute la douceur d'êtro « chéri d'une nation qui, avec tous ses défauts , est peut-être (( dans l'univers la seule dispensatrice de la gloire. Les Anglais « ne louent que des Anglais ; les Italiens ne sont rien ; les Kspa- « gnols n'ont plus guère de héros... Vous savez. Sire, que je n'ai « pas de prévention pour ma patrie ; mais j'ose assurer qu'elle (( est la seule qui élève des monuments à la gloire des ^r'ands « hommes qui ne sont pas nés dans son sein. )> 130 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL tions de cette époque : la propagande univer- selle de la vérité et le protectorat des petites nations ! La persévérance dans la recherche du bien et dans le dévouement à l'humanité, l'aptitude à distinguer le vrai d'avec le faux dans une langue que Descartes et ses contemporains adaptèrent spécialement à cette tâche, sont plus que jamais nécessaires aux peuples de l'Occident ^\ Ces qua- lités ne seront pas moins honorées dans nos temps de guerres sociales qu'elles ne le furent pendant les guerres religieuses des xvi® et xvii® siècles. Elles détruiront bientôt les erreurs de l'ancien régime et de la révolution , comme elles triomphèrent, après la chute des Valois, de la corruption propagée par les clercs et les souve- rains *^ . 14 Joseph de Maistre a présenté de curieux détails sur rascen- dant acquis par la langue française depuis le xiii* siècle. Com- parant, dans ses dialogues avec un Français , les langues euro- péennes : « Toujours celle des Français, dit-il, est entendue de « plus loin; car le style est un accent. Puisse cette force mys- « térieuse et non moins puissante pour le bien que pour le mal, (( devenir bientôt l'organe d'un prosélytisme salutaire capable « de consoler l'humanité de tous les maux que vous lui avez « faits. » {Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 2 vol. in-8o; Lyon et Paris , 1831 ; t. !«% p. 448.) = 15 Pendant les premières années de mes voyages, j'ai vu la un des générations au milieu desquelles Joseph de Maistre avait vécu (n© 14). J'ai connu, dans toutes les contrées de TËurope, une multitude de vieillards de la classe dirigeante dont la première éducation avait été fondée, avant 1789, surTétude de notre langue. Ils en faisaient habituellement usage à leur foyer, parfois à Texclusion de la langue nationale, avec une § 18 — LES SYMPTOMES D'UNE PROCHAINE REFORME 131 A la vérité, la corruption et l'erreur ont pris de nos jours des proportions inconnues au temps de Henri IV. Le mal, qui n'avait alors envahi que les classes dirigeantes (§ 15), s'est étendu, comme à l'époque des Gallo-Romains (§ 43), à la société entière. Le doute et l'antagonisme, qui ne se manifestaient que dans la religion, trou- blent aujourd'hui tous les autres éléments de la vie sociale. La nouvelle réforme sera donc plus difficile que la précédente; mais la reconnais- sance de l'Europe , et l'ascendant moral accordé aux réformateurs , croîtront selon le même rap- port que la difficulté de l'œuvre. perfection qui décelait la lecture assidue de nos bons auteurs, et qui indiquait tout d'abord que le français était vraiment pour eux la langue maternelle. Cet état de choses a pris fin sous Vinfluence des haines nationales fomentées par la révolution et le premier empire; l'éducation des classes dirigeantes actuelles a été liée exclusivement depuis lors à la langue du pays ; le français n*y a figuré que comme étude accessoire , et trop souvent cette con- naissance n'est entretenue qu'avec le concours de la plus déplo- rable littérature contemporaine. Pour garantir leur foyer du danger de ces lectures, les chefs de famille commencent, même en Russie , en Suède , en Allemagne , à diriger exclusivement vers l'anglais les études de leurs enfants ! La civilisation européenne ne saurait se passer du bienfait de Tunilé de langue qui lui a été acquis deux fois, au moyen âge et au XVIII* siècle. Plus que jamais les classes dirigeantes tendent à se créer un langage commun. Toutes les sympathies conver- geraient de nouveau vers la langue française , si nos gouverne- ments employaient désormais leur influence à conserver la paix en Europe, si surtout nos écrivains, reprenant les traditions du xvii« siècle , s'inspiraient plus habituellement de la raison et de la vertu. 132 CHAPITRE 1 — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL Les hommes capables de remplir cette mission ne font point défaut à la France actuelle. Les intelligences supérieures sont même plus com- munes aujourd'hui qu'elles ne Tétaient à la grande époque. Du moins le régime actuel est plus apte que celui de Henri IV et de Louis XIII à stimuler ces intelligences ou à les mettre en lumière ; et je ne connais aucune race qui se livre à des efforts aussi soutenus pour conquérir, dans toutes les branches d'activité sociale , la fortune et les hon- neurs. Nos orateurs et nos écrivains, en parti- culier, offrent d'admirables talents ; ils acquer- raient bientôt une gloire égale à celle de leurs devanciers si, au lieu de se neutraliser mutuel- lement par l'orgueil et l'erreur, ils s'unissaient dans une commune pensée de dévouement à la vérité. Ce qui leur manque, c'est l'unité d'im- pulsion qui, pendant le grand siècle (§ 46), fut imprimée à l'activité des Français : à la politique, par quatre hommes supérieurs; aux mœurs , par les femmes éminentes de l'hôtel de Rambouillet; aux arts usuels ou libéraux, par l'émulation des catholiques et des protestants: à la société entière, par l'esprit chrétien. Comme aux deux époques précédentes de prospérité (§44 et 46), la réforme viendra sur- tout du christianisme; mais elle ne s'accomplira pas nécessairement par les mêmes moyens. En présence d'autres désordres et d'autres ressour- s 18 — LES SYMPTOMES D'UNE PROCHAINE REFORME 133 ces , elle prendra vraisemblablement des formes nouvelles. Pour prévoir les principaux traits du nouveau régime, il faut d'abord tenir compte des récentes invasions du scepticisme (§ 39), des maux inhérents aux agglomérations urbaines ou manufacturières (§29), et surtout des forces redoutables organisées par l'ambition des grands États (§ 68); il faut aussi considérer les institu- tions civiles et religieuses des peuples libres et prospères qui se préservent le mieux de ces fléaux (§§ 62 à 70). Or, plus j'étudie les hommes et les choses de notre temps, plus j'observe la pratique des Autorités sociales (§5), et plus je m'assure que la septième époque de notre his- toire, celle que la France entrevit en 1789, aura pour titre : La prospérité, par Vémulation de tous les chrétiens, sous le régime représentatif. Confiant dans les forces émanant , sous cette influence, de la vraie notion du bien, je ne vois qu'un obstacle absolu à la réforme : les succès momentanés de ceux qui se flattent d'imposer leurs systèmes sociaux par la violence. C'est contre la violence que doivent s'unir désormais ceux qui croient posséder la vérité. Au milieu des massacres qui, en juin 1848, jetèrent l'effroi dans nos familles, je compris l'urgence de la mission imposée sous ce rap- port à tous les Français : je conçus le dessein de quitter les études qui avaient fait le charme 4* 134 CHAPITRE I — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL de ma jeunesse ^^, pour travailler, autant qu'il dépendrait de moi , à conjurer le retour de tels fléaux ^\ Tout m'a conseillé depuis lors de m'attacher à cette entreprise : j'y ai été souvent encouragé, même par les partis dont je froissais certaines opinions; et je viens encore y donner suite aujourd'hui. Après avoir établi, dans ce chapitre I®**, certains faits qui me paraissaient être le point de départ de toutes les questions sociales, j'ai^- rive à ceux qui touchent de plus près au sujet spécial de cet écrit. Dans le chapitre II, je décris la Coutume des ateliers ou , en d'autres termes, les pratiques essentielles à une bonne organisation du travail. Il en est de cette Cou- tume comme de toutes les lois fondamentales : elle est d'une simplicité extrême , et il serait facile de la pratiquer, si elle n'était repoussée par le vice, l'erreur ou la passion. Aussi, tandis qu'un chapitre suffit pour indiquer l'excellence de la Coutume , il en faut quatre pour établir la nécessité d'y revenir. A cet efTet je recherche, dans les chapitres III et IV, pourquoi les prati- ques de la Coutume ont été abandonnées, et comment on pourra les restaurer. Enfin , dans les chapitres V et VI, je donne la réponse aux objections et la solution des difficultés qu'on oppose à la réforme. 16 La Réforme sociale, t. I«% p. 59. = 17 Ibidem , t. ter, p. 78. CHAPITRE II LA PMTKÏUE DU BIEN , OU LA COUTUME 8 19 LA COUTUME CONSERVE LE BIEN A L*AIDE DE SIX PRATIQUES ESSENTIELLES. Les études faites de nos jours sur les divers régimes du travail offrent une singulière parti- cularité. Elles ne considèrent ni les remèdes propres à la guérison du mal qui règne en beau- coup de lieux, ni les pratiques qui correspon- dent ailleurs à l'état de santé. Elles traitent ex- clusivement des palliatifs applicables à un état de malaise qu'on nous signale souvent comme une inévitable conséquence des principes mêmes de l'ordre social. Au nombre des palliatifs qui sont l'indice évi- dent de ce malaise , on doit citer en première ligne les sociétés de secours mutuels et les asso- ciations de toute sorte qui remédient, plus ou moins, à l'imprévoyance et au dénûment; puis 136 CHAPITRE II — LA PRATIQUE DU BIEN, OU LA COUTUME les sociétés de bienfaisance qui se proposent le même but, ou qui combattent les vices les plus dangereux, tels que le concubinage et l'ivrogne- rie. Ces institutions ont toutes un caractère commun : elles sont jugées inutiles dans tous les ateliers qui conservent un état traditionnel de prospérité ; elles sont repoussées par toutes les familles , dès qu'elles s'élèvent aux premiers degrés du bien-être; elles disparaîtront par conséquent lorsque la réforme sera accomplie. D'autres institutions sont créées, de nos jours, à titre de palliatifs par la bienfaisance publique. Dans ces conditions elles sont également l'in- dice du mal; mais elles décèleraient l'état de santé si elles étaient créées par le mouvement spontané des populations. A cette catégorie de palliatifs se rattachent : les écoles de tout genre, les bibliothèques, les récréations choisies, les diverses sortes de caisses qui font fructifier les épargnes, et, en général, les institutions qui tendent à accroître le bien-être et la dignité des familles. Les pratiques qui sont le vrai symptôme de la santé matérielle et morale des ateliers, celles que je nomme essentielles, se reconnaissent surtout à deux caractères : elles sont toutes abandonnées dans les groupes manufacturiers de l'Occident, où s'accumulent au plus haut degré les maux du paupérisme ; elles sont toutes con- § 19 — LA COUTUME ET SES SIX PRATIQUES 137 servées dans les établissements et les localités où régnent Tharmonie, la stabilité et le bien- être. Elles peuvent se grouper sous les six titres suivants : 1^ permanence des engage- ments réciproques du patron et de l'ouvrier; 2° entente complète touchant la fixation du sa- laire ; 3° alliance des travaux de l'atelier et des industries domestiques, rurales ou manufac- turières ; ¥ habitudes d'épargne assurant la dimité de la famille et l'établissement de ses rejetons ; 5^ union indissoluble entre la famille et son foyer ; 6° respect et protection accordés à la femme. Entre les steppes parcourues par les nomades d'Europe ou d'Asie (§ 64) et les rivages mari- times où abondent les métropoles manufactu- rières de l'Occident, on peut observer, de nos jours, les diverses organisations sociales qui ont régné à toutes les époques de l'histoire. Je les ai soigneusement étudiées à trois reprises, dans un laps de trente années; et j'ai été toujours amené, par l'observation directe comme par l'opinion unanime des vraies Autorités sociales (§ 5), à la même conclusion : les six pratiques essentielles sont partout le signe certain de la prospérité; l'abandon de ces mêmes pratiques coïncide inévitablement avec un état de déca- dence. Ces pratiques font naître et conservent la 138 CHAPITRE U — LA PRATIQUE DU BIEN, OU LA COUTUME prospérité , sous le régime de contrainte comme sous le régime de liberté : elles se concilient donc avec les deux systèmes opposés qui pré- sident au gouvernement des nations (§8). Tou- tefois cette prospérité n'a été durg,ble que si les abus ramenés sans relâche, sous l'un comme sous l'autre système , par la fragilité humaine , ont été suffisamment conjurés au moyen de la contrainte morale imposée aux individus, et sur- tout aux classes dirigeantes , par la Coutume et la religion. A vrai dire, les six pratiques essen- tielles ne sont que l'application du Décalogue à la direction des ateliers de travail (§ 4). Pour présenter le tableau complet de ces pra- tiques, j'aurais à reproduire les matières traitées dans deux ouvrages étendus \ Renvoyant à ces ouvrages pour les développements qu'on pour- rait désirer, je me borne ici à l'indication des faits principaux. Je réduis d'ailleurs mon sujet à sa plus simple expression : à cet effet, j'écarte autant que possible les particularités spéciales aux peuples étrangers , et je considère presque exclusivement celles qui se rapportent à la con- stitution sociale de notre pays. i Les Ouvriers européens (0) décrivent, dans leurs détails, Torganisation du travail et la condition des familles sous les divers régimes de TEurope. La Réforme sociale {R) offre Ten- semble et le résumé de ces mêmes faits. § 20 — !• PERMANENCE DES ENGAGEMENTS 139 i^*^ PRATIQUE ! PERMANENCE DES ENGAGEMENTS RÉCIPROQUES DU PAJRON ET DE L'OUVRIER. La permanence des engagements *, sous le régime de liberté individuelle , est la plus haute expression de la stabilité ; elle est aussi un in- dice certain de bien-être et d'harmonie. Elle règne , avec ses meilleurs caractères , lorsqu'un attachement traditionnel se maintient entre les générations successives de patrons et d'ouvriers. Cet état de choses, une fois établi, assure d'im- menses satisfactions à tous les intéressés ; aussi se conserve-t-il alors même que ceux-ci tendent momentanément à s'affranchir de la contrainte morale (§ 8), qui est le vrai bien social sous tous les régîmes. Dans ces cas de défaillance, la bienveillance chez le patron, le respect chez l'ouvrier, et chez tous l'empire de la Coutume, conseillent d'attendre avec patience et indul- gence les réformes individuelles. En général, quand un ancien état de permanence prend fin tout à coup, la rupture vient du patron plutôt que de l'ouvrier. i Les Ouvriers européens, p. 16 et 17. Tableau ayant pour titre : ce Définition des ouvriers et des rapports qui les lient, dans les diverses organisations sociales de l'Europe, aux maîtres, aux communautés et aux corporations. » Voir aussi le texte, p. 15 et p. 18 à 22. 1 40 CHAPITRE II — LA PRATIQUE DU BIEN , OU LA COUTUME Par contre, le patron chez lequel la perma- nence se maintient est classé dans l'opinion comme un précieux auxiliaire de la prospérité publique. Il est digne de tous les honneurs, sur- tout sous notre régime social , où tant d'influen- ces s'emploient incessamment à ruiner la Cou- tume et à remplacer par l'antagonisme un ancien état d'harmonie. Parmi les devoirs qu'impose au patron la conservation de cette pratique , le plus nécessaire est l'éducation d'un successeur pénétré des obligations qui lui sont transmises avec l'atelier, et soumis religieusement à la tra- dition des ancêtres. Depuis le commencement du siècle, et surtout depuis 1830 (§§ 29 et 30), cette pratique tombe souvent en désuétude dans les agglomérations manufacturières de l'Occident; mais partout le régime des engagements momentanés * a fait naître la souffrance et l'antagonisme (§ 32). De- puis lors, les ouvriers s'agitent sans relâche pour échapper à ces maux et retrouver la sécurité. Égarés, comme les patrons, par les erreurs qui sont la cause première du mal(§§ 26 à 32), ils cherchent le remède en dehors de la Coutume : ils s'épuisent en essais impuissants ; et dans leur désappointement ils se font les auxiliaires d'hommes hostiles à la paix publique. Mais ceux- 2 Les Ouvriers européens, p. 15 à 22. § 20 — \^ PERMANENCE DES ENGAGEMENTS 141 ci , loin de les renigltre dans la bonne voie , les éloignent du but ; car ils leur prêchent la trans- formation ou même le renversement des plus constantes traditions du genre humain. Ces vagues aspirations des ouvriers vers un ordre de choses inconnu ont déjà produit de grands maux. Elles réservent à nos sociétés de dures épreuves, si elles s'accréditent davantage malgré les enseignements de l'expérience et de la raison. Les essais les moins dangereux qui aient été faits pour créer de toutes pièces ce régime inconnu, ceux qui se concilient avec le res- pect de la paix publique, offrent un exemple curieux des aberrations que suscite le mépris de la Coutume. La préoccupation dominante des novateurs est de supprimer la fonction so- ciale des patrons et de fonder les ateliers sur le principe d'association, c'est-à-dire sur des communautés formées par les ouvriers mêmes qui exécutent les travaux manuels. On ne sau- rait trop admirer les efforts de talent et de vertu à l'aide desquels on est parvenu à fonder, sur ce principe, un petit nombre d'ateliers pros- pères. Mais ces établissements exceptionnels ne jouent aucun rôle appréciable parmi les ateliers européens. Rien n'indique qu'il en doive être autrement à l'avenir ^ 3 J'ai justifié ailleurs cette conclusion (Réforme sociale, t. H, p. 209 à 30G). En cette matière, au surplus, on peut résumer 1 42 CHAPITRE II — LA PRATIQUE DU BIEN , OU LA COUTUME Depuis les réformes opérées en Autriche (1849) et en Russie (1861), le régime de contrainte (§8) ne s'emploie plus guère en Europe pour assurer la permanence des engagements. Dans toutes les localités de l'Orient où je l'ai observé pen- dant vingt années, ce régime obligeait les deux parties, selon les prescriptions d'une Coutume que les patrons de l'Occident auraient repoussee en peu de mots l'enseignement fourni par Texpérience. Les com- munautés d'ouvriers, très-fréquentes autrefois, ne se retrouvent guère aujourd'hui que dans la région orientale : elles dispa- raissent à mesure que les peuples deviennent plus libres et plus prospères , et elles sont remplacées par des régimes fondés sur l'initiative individuelle. Les communautés créées à titre d'essai dans l'Occident depuis 1848, ont en général échoué par trois causes principales. Les ouvriers n'ont guère obéi aux pouvoirs qu'ils avaient constitués. Ils ont choisi des chefs peu capables , ou ils ont mal rétribué ceux qui étaient à la hauteur de leur fonction. Enfin ils ont partagé prématurément les profits, et ils n'ont pu constituer ces puissants ateliers qui grandissent par l'é- pargne de patrons dévoués au bien-être de leurs descendants. Quant aux rares communautés qui ont réussi à se constituer, elles resteront toujours, dans une société libre, à l'état d'ex- ception. Elles ne conviennent, en effet, ni aux masses dépour- vues des qualités morales nécessaires à toute action collective , ni aux individus éminents qui peuvent prospérer par leurs propres efforts. Elles répondent seulement aux convenances de cette catégorie restreinte d'ouvriers qui, par leur bonne con- duite, se prêtent aux exigences du travail en commun, sans avoir l'initiative que réclame le succès sous le régime indivi- duel. D'ailleurs la réussite exceptionnelle de certaines commu- nautés n'a guère été obtenue que dans des entreprises locales qui n'ont point à lutter contre la concurrence des industries étrangères. Les novateurs, qui prétendent soutenir cette lutte en revenant aux communautés du moyen âge, commettent une erreur aussi dangereuse que ceux qui se flatteraient de faire une guerre heureuse avec les armes de jet de la même époque. s 2i — 2« ENTENTE TOUCHANT LE SALAIRE 143 comme onéreuse pour leurs propres intérêts; il n'avait donc aucun rapport avec l'idée que soulève généralement, en France, le mot de servage. Dans les modèles d'organisation sociale que l'Europe compte par milliers, la permanence des engagements se fonde exclusivement sur le libre accord des intéressés. § 21 2°»« PRATIQUE : ENTENTE COMPLÈTE TOUCHANT LA FIXATION DU SALAItŒ. L'entente continuelle du patron et de l'ouvrier, en ce qui touche la fixation du salaire , a pour symptôme l'absence de tout débat irritant. Elle démontre l'excellence de leurs rapports en constatant que ceux-ci sont à l'épreuve de la difficulté qui est , dans l'Occident , la principale source de l'antagonisme. Elle témoigne égale- ment d'un état général de bien-être, qui dispose l'ouvrier à se contenter de sa situation, et qui permet au patron d'accorder ce qui est néces- saire à la subsistance des familles. Elle prouve enfin qu'un besoin commun de stabilité domine les intérêts contradictoires que met en pré- sence la fixation du salaire. Les grèves et les calamités qui en dérivent sont, au contraire, le symptôme habituel des localités où régnent l'antagonisme, l'instabilité 144 CHAPITRE II — LA PRATIQUE DU BIEN , OU LA COUTUME et le malaise. Ce désordre ne tarde pas à se pro- duire, quand la corruption des mœurs et surtout l'amour désordonné du gain font tomber en dé- suétude la permanence des engagements (§ 20). Ce sont encore certains patrons qui , sous ce rap- port, sont le plus enclins à violer la Coutume. Quand le commerce hausse le prix et accroît la demande des produits manufacturés , ils veu- lent à tout prix augmenter leur production : ils débauchent, par Tappât d'un salaire exagéré, les ouvriers de leurs concurrents et même ceux des ateliers ruraux du voisinage. Puis, dès que les demandes et les prix se réduisent, ils ne se font aucun scrupule de mettre leurs ouvriers dans l'alternative de rester sans emploi ou de se contenter d'un salaire qui ne répond plus aux besoins des familles. Dès que la Coutume a été ainsi violée , les ouvriers ne manquent pas de prendre leur revanche lorsque le commerce redevient plus actif; et c'est ainsi que l'antago- nisme envahit de proche en proche les manufac- tures, les domaines ruraux et la société entière. Cependant, même dans les contrées que dé- sole cette guerre sociale , les meilleurs patrons réussissent à en préserver leurs ateliers ; et s'ils ne peuvent complètement atteindre ce résultat, s'ils doivent subir le contre-coup des oscillations de salaire provenant du dehors , ils règlent eux- mêmes les tarifs, sans aucun débat et à la § 22 — 3<» ALLIANCE DE L'ATELIER ET DU FOYER \\j satisfaction de leurs ouvriers. C'est à ce carac- tère qu'on distingue le plus clairement les vraies Autorités sociales (§5) dans les sociétés livrées à l'antagonieme et à l'anarchie. § 22 3"»e PRATIQUE : ALLIANCE DES TRAVAUX DE L'ATELIER ET DES INDUSTRIES DOMESTIQUES, RURALES OU MANUFACTURIÈRES. Sous tous les , régimes , le travail des ateliers agricoles fournit aux ouvriers l'existence la plus sûre, et aux nations leurs meilleurs éléments de prospérité. Cependant, depuis les derniers Va- lois, la plupart de nos gouvernants ont méconnu cette vérité. Leur politique a eu souvent pour résultat de développer à tout prix les manufac- tures, et de désorganiser les domaines ruraux. Ces domaines ne reprendront leur rang à la tête des ateliers de travail que quand la sollicitude du gouvernement se révélera, non plus seule- ment par les discours officiels , mais par les ré- formes indispensables ^ . Sous l'ancien régime européen, il existait toujours une alliance intime entre le travail agri- cole et le travail manufacturier*. Cette organi- sation avait surtout pour but d'assurer aux ou- 1 La Réforme sociale, t. II, p. 78 à 91. = 2 Ibidem, t. II, p. 121 à 1-23. 14C CHAPITRE II — LA PRATIQUE DU BIEN , OU LA COUTUME vriers la continuité du travail et la perma- nence des moyens de subsistance , et elle s'at- tachait spécialement à conjiu*er les crises du commerce et les chômages périodiquement ra- menés par le cours des saisons. A cet effet, on joignait aux domaines ruraux des ateliers où s'élaboraient les matières premières produites dans la locaUté ou importées du dehors; ail- leurs on annexait aux grandes manufactures des dépendances rurales ou forestières. Selon le procédé le plus habituel et le plus sûr, cha- -^■'j - - . . . , . -, « , ' ^^ bité jîâJ y-^ ^-TT " »— . LJ. :i.h:i^r ^\ 'nr, !'«:t.- ■^ ■* -^ * «nu T^nhZ'T'i.'. j-.i'r -• •'•>:-> : 'i^sj r.'ts, T^::^,v. :•:•:: Le j-:.7'Y Ji-'rrn^br: ^i^d «ir 1^»:^ a o-:yn •:.,;;;:.: fH>ar ]*-s îraTà ji «jnViies j»r\iveîiî e\iV\îîer viaîis ririténir-ixT du f^yt-rd'ïiiestique. Enfin le ji-iiy a êi^alernent signale un ous^mî^Mo de prati<4ue> qui 5e rapfH'iioiit au cas tivp ivin- mun où. dans les iV»iiditioiîs aiiuollos do la concurrence c« »nîiiierL i;de , certains tnuaux no peuvent être exécutés que pai* dos jounos tUlos réunies en gi'^nd noiubœ dans des atoHors di^nt les appareils sont mis en action par do puiss;uUos machines. Les patinons atténuent les inconvé- nients de cet état de choses, et ils on font nionio sortir ceilains avantages matériels ot moraux , 8 Voir, par exemple , la monographie du moissoiuunir> iSni« grant du Soissomiais. ( Les Ouvriers eui^p*'eM.\\ p. i8S.) - » /.<| Réforme sociale, t. Hl, p. 535. 166 CHAPITRE II — LAPRATIQUE DU BIEN, OU LA COUTUME lorsqu'ils remplissent dans toute sa rigueur le programme suivant : exclusion absolue des femmes mariées ; admission exclusive de très- jeunes filles pendant l'époque qui précède le mariage; dispositions spéciales affectant aux travaux et aux récréations des ouvrières des emplacements dont l'accès est interdit à toute personne étrangère; organisation domestique assurant aux jeunes filles la direction et les conseils de femmes dignes de confiance et l'apprentissage de tous les travaux du ménage ; sollicitude du patron et des dames de sa fa- mille*^, veillant sans relâche aux besoins intel- lectuels , moraux et religieux des ouvrières ; or- ganisation financière conservant, en la faisant fructifier, la portion du salaire qui n'est pas affectée aux besoins immédiats de l'ouvrière ou de sa famille; enfin, formation d'une dot qui as- sure à la jeune fille un mariage avantageux. Le jury a cité avec éloge un grand établissement ^^ de l'état de Massachusets (Etats-Unis) où ces pratiques paraissent avoir pris naissance au commencement de ce siècle ^^ Il a constaté que 10 Ce rôle bienfaisant a été signalé pour la famille de M. Staub, propriétaire de la filature de Kuchen (Wurtemberg). {Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p. 31.) = ^^ Filature et fabrique de tissus, dirigée par M. W. Chapin, à Lawrence (Massachusets, États-Unis). (Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p. 45.) = 12 Michel Chevalier, Lettres sur VA- mérique du Nord, t. I*»-, p. 226; 2 vol. in-S», Paris, 1836. .^ 25 — e'^RESPECTET PROTECTION ACCORDÉSALAFEMME 167 ces pratiques sont maintenant acclimatées avec un complet succès sur le sol de l'Europe. Il a distingué surtout un établissement du pays de Bade *^, dans lequel le problème a été si bien résolu que les jeunes filles qu'on y admet sont recherchées de préférence par les jeunes gens qui aspirent au mariage. 13 Filature de soie de M. Charles Metz, à Fribourg en Bris- gau (Bade). {Rapport sur le nouvel ordre de récompenses, p. 87.) CHAPITRE III L INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION § 26 l'origine du mal. 11 ne suffit pas que la pratique du bien ait été établie au sein d'une nation par l'exemple et l'ascendant de certains hommes; il faut encore que des institutions positives opposent une digue efficace au mal , qui tend de toutes parts à en- vahir le corps social; il faut en outre que les classes dirigeantes se. gardent d'un excès de confiance en elles-mêmes, et veillent constam- ment à se préserver de la corruption ^ . La principale source du mal est le vice origi- nel qui est inhérent à la nature même de l'hu- manité , et qui est ramené sans cesse , par les jeunes générations, au milieu des sociétés les i En Angleterre, les membres du conseil privé ( l'un des prin- cipaux corps de FÉtat) s'engagent par serment, lorsqu'ils entrent en charge, à se préserver de la corruption. § 26 — L^ORIÇINE DU MAL 160 plus perfectionnées. Malgré la grâce divine, cette source reste intarissable ; car l'homme use sou- vent de son libre arbitre pour enfreindre les lois de la nature et celles de Tordre moral. Mais à cette cause permanente de mal les société^ pros- pères opposent sans relâche certains remèdes. Les effets du vice originel peuvent toujours être neutralisés par de bonnes institutions, sous la haute direction d'hommes améliorés par ces institutions mêmes , ou portés au bien par une organisation exceptionnelle. Ils peuvent, au contraire, être aggravés par des institutions vi- cieuses ou par le règne des méchants. La géogra- phie et l'histoire enseignent que, sous l'action prolongée de ces mauvaises influences, l'homme peut tomber au dernier degré de l'abjection. Les causes secondaires du mal sont fort nom- breuses, et elles surgissent de la prospérité même des nations. Elles ont surtout pour symptômes l'orgueil engendré par le succès, les appétits sensuels développés par la richesse , l'oppres- sion provenant des abus de l'autorité. Ces dés- ordres se produisent à mesure que ies jeunes générations, nées au milieu du bien-être, vien- nent remplacer celles qui avaient créé, par le travail et la vertu, un état antérieur de prospé- rité. Ces trois causes, appuyées de beaucoup d'autres influences, sont sans cesse en action, dans la vie privée comme dans la vie publique. 5^ 170 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION En effet, Thomme; au sein de la prospérité, incline aisément à T orgueil. Il se considère alors volontiers comme l'unique cause des succès que ses ancêtres croyaient devoir surtout à la bonté divine. Mais, loin de se fortifier par cette usur- pation , les esprits sont bientôt frappés dans le principe même de leur force. Ils se soutiennent momentanément par l'exemple de ceux qui re- portent tout à Dieu : mais ce stimulant disparaît à mesure que le mal s'étend; puis la décadence survient en même temps que l'ordre moral s'a- moindrit. Lorsque les appétits physiques ne sont plus contenus par la loi morale, l'entraînement des sens accroît singulièrement le désordre produit par les égarements de l'esprit. La grossièreté des habitudes révèle en quelque sorte aux yeux les aberrations de la pensée. Sous cette influence, on a vu parfois une société délicate se laisser envahir, pendant le cours de deux générations , par les désordres les plus scandaleux (§47). Ces deux formes de la corruption se dévelop- pent chez les gouvernants plus rapidement que chez les autres classes. Dans ce milieu, elles ont pour conséquence, tantôt l'exagération et tantôt le relâchement de l'autorité. Toujours elles provoquent chez les gouvernés l'oubli des sen- timents d'affection et de respect, qui sont les plus solides soutiens de lahiérarchie sociale. L'amoin^ § 26 — L'ORIGINE DU MAL 171 drissement du principe d'autorité devient, à son tour, l'origine d'une foule de désordres sociaux. Il exerce spécialement sa funeste influence sur les femmes et les jeunes gens, qui, plus que les hommes faits, ont besoin d'être soutenus par une ferme direction. Avant la perte de la pudeur et de la chasteté, qui marque les derniers de- grés de la décadence des mœurs (§ 25, n. 1), le symptôme habituel du relâchement de l'autorité est la liberté laissée aux femmes et aux jeunes gens de se livrer, en ce qui concerne les vête- ments , les mobiliers et les récréations , aux ex- travagances de la mode. Ce genre de désordre a été fort apparent, dans notre histoire, aux deux époques précédentes de corruption , sous la domination romaine (§13) comme sous les derniers Valois (§ 45)*. Il se reproduit, de nos jours, avec les caractères les plus fâcheux^. Tous ces désordres concourent directement, depuis deux siècles, à troubler le régime du travail. Les classes dirigeantes, perverties par la royauté et ses auxiliaires (§ 47), ont propagé autour d'elles Toubli des six commandements qui prescrivent le respect de Dieu , du père et de 2 « Platon, en ses loix, n'estime peste au monde plus domma- « geable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la ieunesse de (( changer en accoustremens , en gestes, en danses, en exercices « et en chansons d'une forme à une aultre.» (Montaigne, Essais, liv.I",t:h.xLiii.) = 3 Opinion de M. le procureur général Dupin sur le luxe effréné des femmes. (Sénat; séance du 22 juin 1865.) 1 72 CHAPITRE 111 — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION la femme (§ 4); elles ont désorganisé, par le spectacle de leurs vices , les villes et les cam- pagnes. Dans beaucoup d'ateliers ruraux et manufacturiers , les patrons ont suivi ces exem- ples. Ainsi ébranlés dans leurs mœurs et leurs sentiments, abusés en outre par les fausses doctrines économiques importées d'Angleterre (§ 29), ils ont violé la Coutume; ils ont surtout renoncé à la permanence des engagements et rompu les rapports qui les unissaient à leurs ouvriers (.§§ 20 à 25). Les ouvriers, à leur tour, ont été peu à peu pervertis par cette longue suite de mauvais exemples * : dans les villes 4 Les désordres actuels des ouvriers de Paris et de la banlieue proviennent, par une filiation directe, des désordres du roi qui inaugura, en 1661 , rère actuelle de corruption. L'enseignement de cette vérité est l'un de ceux qui serviront le mieux la cau^e de la réforme. Parmi les lectures les plus utiles à cet ensei- gnement, je signale celles des écrits suivants. — Les monogra- phies N<>» 11 et 13 des Ouvriers des Deux-Mondes (P). — Les tra- vaux de M. Villermé sur la condition actuelle des ouvriers.— Les considérations émises par M. Louis Reybaud, de l'Institut, sur les conséquences du mauvais exemple donné par les classes dirigeantes (Condition des ouvriers qui vivent de Findustrie du coton). — Correspondance et mémoires décrivant la vie privée des hommes influents du Directoire et de la Terreur, de J.-J. Rousseau, de Voltaire, des principaux encyclopédistes et des dames qui propagèrent leurs idées. — Le journal de Bar- bier, sur l'époque de Louis XV. — Les écrits de Madame, du- chesse d'Orléans, et de Saint-Simon sur les époques de la Régence et de Louis XIV. — Enfin la Société française au XVII® siècle , de Victor Cousin , montrant la transition des bonnes mœurs de Louis XIII à la corruption de Louis XIV. — Parmi les documents officiels qui peignent le mieux l'action person- nelle des deux rois dans l'œuvre de la corruption, je signale § 27 — CARACTERES DU MAL ACTUEL 173 notamment, ils tombent dans une corruption moins profonde peut-être, mais plus repoussante que celle des classes dirigeantes. Privés de la sécurité sans laquelle on ne peut ni apprécier les autres biens , ni supporter les maux de cette vie, ils ont pris en haine le nouvel ordre social. Détachés de la Coutume, ils accordent leurs sympathies à des conceptions chimériques qui sont condamnées par Fexpérience du genre hu- main. Ils sont toujours prêts à agiter la société pour réaliser ces chimères, et ils deviennent ainsi les artisans de leur propre ruine. § 27 CARACTÈRES SPÉCIAUX. DU MAL A L'ÉPOQUE ACTUELLE. Le mal offre aujourd'hui chez nous beau- coup de symptômes habituels aux époques de surtout les lettres patentes par lesquelles ils ont conféré les plus hauts degrés de la noblesse à leurs concubines. — Enfin je complète les détails donnés ci-dessus ( § 17 ) en citant la lettre par laquelle Louis XIV annonça à M. de Kéroualle les honneurs accordés à sa fille, concubine du roi d'Angleterre. Rien ne peint mieux le mélange de majesté , d'orgueil et de cynisme qui fut le caractère propre du roi, et qui lui donna l'ascendant nécessaire pour corrompre ses courtisans. « Les services importants que « la duchesse de Portsmouth a rendus à la France m'ont décidé « à la créer pairesse, avec le titre de duchesse d'Aubigné pour a elle et toute sa descendance. J'espère que vous ne serez pas « plus sévère que votre roi, et que vous retirerez la malédiction « que vous avez cru devoir faire peser sur votre malheureuse a fille. Je vous en prie en ami , mon féal sujet , et vous le de- t( mande en roi. Louis. » 174 CHAPITRE 111 — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION désordre (§ 7); mais il se distingue en outre par certaines particularités qui ne s'étaient ja- mais présentées dans notre histoire. La corrup- tion, qui, sous les derniers Valois (§ 45) et sous l'ancien régime en décadence (§ 47), ne s'était point étendue au delà des courtisans et des classes riches, a pénétré, depuis le régime de la Terreur, parmi les populations vouées aux tra- vaux usuels. Cette nouveauté prend chaque jour des caractères plus redoutables ; car, tandis que l'élite des classes supérieures commence à revenir au bien, les couches inférieures de la nation se laissent plus que jamais envahir par le mal ^ La corruption n'a pas changé de nature, mais elle s'exerce dans des milieux nouveaux; et il est aisé de voir que , dans les conditions actuelles, la réforme ne sera plus aussi facile qu'elle le fut au xvii® siècle (§46). 1 Je ne reproduirai point ici l'énumération des maux de toute sorte qui pèsent aujourd'hui sur le personnel des ateliers de l'Occident et spécialement sur les classes ouvrières. Ces faits ont reçu depuis longtemps une grande publicité : en Angleterre^ par les enquêtes parlementaires ; en France , par les ouvrages de MM. Villérmé, A. Blanqui, Louis Reybaud, Jules Simon et autres écrivains habiles. Admettant que l'état de maladie est suffisam- ment connu par ces travaux, je me suis spécialement appliqué à connaître l'organisation qui a conservé l'état de santé dans cer- tains ateliers , les causes qui ont fait naître le mal dans beaucoup d'autres, puis les remèdes qui y ont été employés avec succès. Les chapitres II, UI et IV donnent successivement le précis de ces trois groupes de recherches : mon plan m'amène donc à insister ici sur l'origine du mal plutôt que sur le détail des misèi^es sociales, qui semblent élre suffisamment décrites. 27 — • CARACTERES DU MAL ACTUEL 175 Pendant les crises sociales de la Ligue et de la Fronde, nos ancêtres furent préservés des exa- gérations extrêmes du mal par la constitution même de la vie privée (§ 67) et du gouverne- ment local (§ 68). La France restait organisée par petits groupes formés de paroisses rurales , de bourgs , de domaines agricoles , de manufac- tures rurales ou urbaines; et, dans chacun d'eux, l'unité de pensée et d'action était main- tenue par des chefs respectés de tous. Dans chaque groupe également, la masse était formée de chefs de maison exerçant leur autorité sur une famille nombreuse, ayant la propriété com- plète ou , tout au moins , l'usufruit du foyer do- mestique. L'influence se trouvait donc attribuée, dans les moindres subdivisions du corps social , à des hommes qui avaient pu constater, par la pratique de leur vie, que les sources de la pros- périté publique et privée sont la religion, la pro- priété, la famille, le travail et le respect de la hiérarchie sociale. Placée sous de telles influen- ces , la masse de la nation s'identifiait habituel- lement avec la paix publique. Quand la discorde éclatait dans l'État, la jeunesse inexpérimentée, les cœurs ardents, les esprits faux et les indi- vidus déclassés que passionne l'antagonisme so- cial ne s'engageaient guère dans le mal au delà de certaines limites. Les partis étaient souvent poussés à la guerre par de faux principes ; ils se 176 CHAPITRE 111 — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION livraient même parfois à ces massacres qui ont laissé dans notre histoire de sinistres souvenirs et qui ont été l'extrême manifestation de Terreur; mais ils conservaient la vérité au sujet de tous les intérêts sociaux non engagés dans la lutte. Aussi, quand celle-ci prenait fin, Tordre social renaissait avec la paix : chacun trouvait le repos dans la famille et dans T atelier. Aujourd'hui la France n'offre plus que par exception ces groupes sociaux dont les membres, soumis à la loi morale, restent unis par les liens de Taffection et du respect. Depuis Louis XIV, tous les gouvernements ont enseigné que ces liens doivent être remplacés par la tutelle de l'Etat; et, sous ce rapport, les gouvernements postérieurs à 1791 n'ont fait qu'enchérir (G) sur ceux de T ancien régime en décadence. Tant d'efforts ont à la fin triomphé des tradi- tions de notre race et de nos vieilles libertés nationales. L'esprit de solidarité ne se conserve plus que par exception dans la famille , l'atelier et le gouvernement locaP. Depuis 1830notam- 2 L'état moral de nos petites localités diffère beaucoup au- jourd'hui de celui que je viens de rappeler. J'ai eu l'occasion d'étudier récemment de petites communes où le conseil muni- cipal refuse de subventionner le garde champêtre, parce que cet agent, ayant fait son devoir, a fait condamner les membres de la majorité pour contraventions aux règlements de police sur la voirie , le roulage , la salubrité , la chasse et la pêche , le maraudage, les biens communaux et la tenue des cabarets. § 27 — - CARACTÈRES DU MAL ACTUEL 177 ment, il s'est trouvé détruit dans la plupart des anciens ateliers; et maintenant, dans ces ate- liers comme dans les nouvelles créations, les pa- trons et les ouvriers ne s'inspirent guère que de l'esprit d'antagonisme. Mais ni les uns ni les autres n'ont eu à se féliciter des changements apportés à la Coutume par les mœurs et les institutions. La décadence de nos mœurs est , au surplus , parfaitement caractérisée par un contraste des discordes civiles, sous l'ancien et le nouveau régime. Autrefois le patron allait au combat entouré de ses ouvriers et de ses serviteurs : aujourd'hui il les trouve armés dans le camp ennemi. J'en ai vu d'autres où la coterie électorale qui dispose de l'au- torité exclut systématiquement les hommes les plus considérés. J'ai même connu une commune rurale où un grand pro- priétaire , considéré comme le bienfaiteur du pays , n'a ja- mais pu , à son grand regret , se faire admettre dans le conseil composé de petits propriétaires, d'artisans et de cabaretiers. Aux reproches qui leur étaient adressés, et à l'éloge de la personne exclue , ceux - ci répondaient : « Oh I Monsieur, vous « avez bien raison : M. le duc est la perle des hommes et « le patron du pays ; nous le chérissons tous ; mais nous ne « voulons pas de tourgeots parmi nous ! » Ceux qui réorganise- raient le gouvernement local (§ 68) sans tenir compte de cette décadence des mœurs nous exposeraient à des mécomptes qu'il faut éviter. Ces mécomptes engendreraient une fois de plus le découragement; car depuis deux siècles nous sommes dressés à supporter les abus de la contrainte, plutôt que les abus de la liberté (§8). 178 CHAPITRE 111 — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION § 28 LES DEUX FORMES PRINCIPALES DE L*INVAS10N DU MAL. Le mal qui envahit de nos jours les ateliers de travail de TOccident offre de plus en plus les mêmes caractères : il aboutit partout au même résultat, l'antagonisme des diverses classes de la société; mais il s'est introduit dans les diverses contrées par deux voies assez différentes. Tantôt le désordre a pris naissance au sein de ces ateliers, tandis que Tordre se conservait ailleurs. Les pratiques de la Coutume sont tom- bées peu à peu en désuétude ; puis les popula- tions, privées de cet appui tutélaire, ont oublié les ^préceptes du Décalogue. Tantôt , au con- traire, l'oubli du Décalogue, propagé d'abord par le mauvais exemple des classes dirigeantes , a corrompu les mœurs et les institutions; et bientôt la Coutume , ayant perdu ses vrais fon- dements, s'est désorganisée de toutes parts. Ces deux formes principales de l'invasion du mal se sont particulièrement produites en Angle- terre et en France. Il est opportun de les étudier séparément pour discerner les nuances que la réforme devra prendre, soit dans ces deux pays, soit dans les autres régions de l'Occident. Les deux paragraijhes suivants offrent le résumé de cette étude. § 29 — L'INVASION DU MAL EN ANGLETERRE 179 § 29 EN ANGLETERRE, LE MAL EST VENU DE L'ABANDON DE LA COUTUME. Le désordre a commencé à se produire en Angleterre, dans le régime du travail, pendant les premières années de ce siècle, c'est-à-dire à une époque où Tordre moral s'était rétabli au sein des classes dirigeantes (§ 30; § 31 , n. 8). Il a pris naissance et il s'aggrave chaque jour sous l'in- fluence de trois causes principales, qui dérivent moins d'erreurs formelles que de l'exagération de certaines vérités. La première cause du mal est l'abus de la division du travail, c'est-à-dire d'une pratique qui n'est bienfaisante qu'en se conciliant avec le respect de la Coutume. Cet abus lui-même est né au milieu de circonstances toutes nouvelles et dont on n'a pu d'abord prévoir les consé- quences. Les découvertes mémorables * qui ont ouvert dans les mines de houille , pour les ma- nufactures , des sources indéfinies de chaleur et de force motrice , ont fait perdre de vue d'autres sources de bien-être non moins importantes. Les patrons n'ont plus tenu compte des avan- tages que s'assuraient les ouvriers en alliant 1 La Héfnrmfi sociale, t. H , p. 397. 180 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION les travaux d'atelier aux industries domestiques (§22). Préoccupés exclusivement des conditions techniques de la production , ces patrons impré- voyants ont oublié les devoirs imposés par les six pratiques de la Coutume (§ 49); et le succès financier a semblé d'abord justifier ces innova- tions. Les fondateurs des ateliers à la houille se sont, à Tenvi l'un de l'autre, jetés dans la même voie : ils ont sans scrupule arraché les ouvriers à la vie rurale, en leur offrant l'appât d'un sa- laire élevé; ils les ont agglomérés en masses urbaines sans leur donner aucune garantie de sécurité, sans même pourvoir d'abord à cette direction morale qui jusqu'alors avait été ré- putée indispensable à l'existence d'un peuple civilisé. La seconde cause du mal est l'exagération du travail manufacturier. Les Anglais, en effet, esti- ment trop les avantages dus à l'accumulation de la richesse , et ils ne s'inquiètent pas assez des inconvénients attachés à l'accumulation brus- que de ^populations livrées périodiquement au malaise , soumises à une instabilité cruelle , tra- vaillées par des sentiments d'antagonisme in- conciliables avec tout ordre social. Ils ne voient pas' qu'en présence de ces envahissements du mailla richesse cessera tôt ou tard d'être une force, et que l'extension incessante d'un régime aussi vicieux compromettra à la fin l'existence § «29 — L'INVASION DU MAL EN ANGLETERRE 181 d'une des plus solides constitutions que nous offre rhistoire. La troisième cause est T exagération de cer- taines doctrines relatives à Téconomie du tra- vail. Le mal est venu de plusieurs écrivains qui, ayant ignoré la pratique des ateliers pro- spères (§§ 19 à 25), ont établi une démarca- tion systématique entre Tordre économique et Tordre moral. Ces écrivains ont érigé en théorie les faits les plus regrettables du nouveau régime manufacturier. Ils n'ont tenu aucun compte des devoirs réciproques imposés aux patrons et aux ouvriers par des Coutumes séculaires, que toutes les Autorités sociales (§5) du continent et de TAngleterre elle-même continuent à res- pecter. Ainsi, par exemple, ils ont assimilé les lois sociales qui fixent le salaire des ouvriers aux lois économiques qui règlent Téchange des denrées. Par là ils ont introduit dans le régime du travail un germe de désorganisation ; car ils ont amené les patrons à s'exempter, en toute sûreté de conscience, des plus salutaires obli- gations de la Coutume (§19). » Telles sont les origines principales du déplo- rable état de choses qui, de 1830 à 1848, a été la la cause de tant de discussions au sein du Parle- ment anglais. De là les décadences locales que certaines enquêtes officielles, trouvant le mot barbarie trop doux , ont qualifiées par le mot 6 182 CHAPITRE IIÏ — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION bestialité. Malgré d'innombrables réformes ' ac- complies déjà par la contrainte de la loi ou par l'initiative spontanée des particuliers, les manu- factures agglomérées de TAngleterre sont loin d'offrir une situation satisfaisante : elles con- trastent encore, par leur état de corruption, de m alaise et d' antagonisme , avec les bonnes mœurs , le bien-être et Tharmonie des campagnes envi- ronnantes. La prospérité due à l'abondance des combustibles minéraux, à l'étendue des rivages maritimes et à l'excellente organisation de la vie rurale, a masqué jusqu'à présent la déca- dence introduite par le régime manufacturier dans la constitution britannique. Mais, au fond, l'Angleterre donne à cet égard de mauvais exemples au continent; et elle ne saurait dif- férer longtemps la réforme sans compromettre sérieusement son propre avenir. 2 Les officiers publics, qui interviennent dans ces réformes, ont en général pour mission de réprimer, aux termes de la loi , les abus auxquels donnait lieu remploi des femmes et des enfants dans les grands ateliers. Mais, dans l'exercice de leurs fonctions , ils ont constaté qu'il n'est pas moins nécessaire de revenir aux pratiques de la Coutume en ce qui touche les hommes faits. Ils commencent notamment à comprendre les avantages qu'assure aux ouvriers comme aux patrons la perma- nence des engagements (§ 20). Ainsi, un inspecteur des manu- factures signale les succès obtenus par une usine à fer, dite Consett-iron- Works, qui a remplacé les engagements à la se- maine par les engagements à l'année , selon la vieille Coutume du Northutuberloml. 8 30 — L'INVASION DU MAL EN FRANCE 183 & 30 EN FRANCE, LE MAL EST VENU DE L*OUBLI DU DÉCALOGUE. La France est dix fois moins riche que l'An- gleterre en bassins houillers , et elle est placée , en ce qui concerne le commerce maritime , dans des conditions beaucoup moins favorables. A la vérité, elle l'emporte, sous ce double rapport, sur la plupaii des grandes nations du continent ; et, en conséquence, elle a adopté plus que celles-ci les mauvais exemples de l'Angleterre en agglomérant outre mesure, en certains lieux, les manufactures à la houille. Cependant le mal introduit, vers 1815, sous cette forme dans l'ordre matériel, est peu important, lorsqu'on le compare à celui qui avait déjà envahi l'ordre moral. En effet, la situation relative de la France et de* l'Angleterre s'était complètement renversée depuis le milieu du xvii*^ siècle. A cette dernière époque, les deux premiers Bourbons (§ IG) avaient triomphé de la corruption et de l'anta- gonisme semés, au xvi® siècle, sur l'Occident par les clercs et les souverains (§ 15), tandis que l'Angleterre , sous les gouvernements de la répu- blique ou des Stuarts, restait plongée dans le mal. Au commencement du xix^ siècle, tout était 184 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION changé. En Angleterre, l'antagonisme social avait été peu à peu guéri par une nouvelle dynastie ; les mœurs avaient été restaurées sous la salu- taire influence des humiliations subies dans la guerre d'Amérique , des bons exemples donnés par Georges III, de la ferveur religieuse conservée par les dissidents, et de l'émulation inspirée par ces derniers aux membres des Églises officielles r d'Angleterre et d'Ecosse. En France, au con- traire , rien n'avait encore remédié au mal pro- pagé par l'ancien régime en décadence et par la révolution. Les entreprises militaires du pre- mier Empire avaient momentanément apaisé l'antagonisme social; mais elles avaient laissé le champ libre à la corruption propagée par le scepticisme (§17). Les maux inhérents au régime manufactu- rier et aux théories économiques des Anglais se trouvèrent donc importés brusquement, après le rétablissement de la paix générale , dans une société où l'ordre moral s'était constamment affaibli depuis le règne de Louis XIV. Dans ces conditions, les plus salutaires pratiques de la Coutume ne purent longtemps résister au déve- loppement de la corruption intérieure et à l'in- vasion des erreurs de l'étranger. On s'explique donc que le laps de temps d'une seule génération ait suffi pour créer, à côté de l'antagonisme poli- tique qui avait désolé la précédente époque de § 31 — L'OUBLI DES SIX COMMANDEMENTS DU RESPECT 185 décadence (§15), rantagonisme social que nos ancêtres n'avaient point connu. Je ne sais si les historiens pourraient signaler ailleurs une succession aussi constante de mau- vaises influences, opposées à une tendance per- sistante vers le bien (§ 48). Pour moi, au milieu des dures épreuves dont je recherche la cause, je n'éprouve qu'un sujet d'étonnement : c'est que les bonnes traditions de nos ateliers ruraux et urbains aient résisté en beaucoup de lieux, avec les antiques vertus de notre race , à tant de maux déchaînés sur la patrie ; c'est qu'il existe encore des patrons dévoués et des ouvriers respectueux; c'est enfin que le jury international de 1867 ait pu voh' au travail, sur notre sol, tant d'hommes dignes des plus hautes récompenses. Puissent mes concitoyens cesser un moment leurs stériles débats, étudier la pratique des Autorités sociales gardiennes de la Coutume (§ 5), et chercher auprès d'elles les vrais éléments de la réforme ! § 31 COMMENT S'EST PERDU, EN FRANCE, LE RESPECT DE DIEU, DU PÈRE ET DE LA FEMME. J'ai décrit en termes généraux les envahis- sements successifs de la corruption sous l'an- cienne monarchie , puis sous les révolutions de 186 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION notre temps, et j'ai montré que ces deux régimes ont offert plus d'analogies que de contrastes (§ 17). Abordant ensuite plus spécialement mon sujet, j'ai indiqué la connexion intime qui s'est établie , pendant ces deux siècles de décadence , entre l'oubli du Décalogue et l'abandon de la Coutume (§30). Pour toucher de plus près à la conclusion, j'ai encore à insister sur le résultat principal de cette longue époque de corruption : sur la violation habituelle des devoirs qui se rap- portent à Dieu, au père et à la femme ; en d'autres termes, sur l'oubli des six commandements, non sanctionnés par le Code pénal (§4), qui impo- sent les trois formes principales du respect. Les efforts les plus brillants de l'ancien ré- gime en décadence s'employèrent contre Dieu et la religion. Ils créèrent cette célèbre école de scepticisme à laquelle toutes les cours de l'Eu- rope , sauf celle du souverain des Turcs , voulu- rent se rattachera Ces aberrations, sans pré- 1 Voir la correspondance de Voltaire avec Frédéric II, roi de Prusse; Catherine II, impératrice de Russie; Charles-Théodore, électeur-palatin; Frédéric -Guillaume, margrave de Bayreuth; Wilhelmine, sœur de Frédéric II, femme du précédent; Stanis- las, roi de Pologne et duc de Lorraine; Elisabeth, princesse d'Anhalt-Zerbst ; Caroline , margrave de Bade-Dourlach , etc. — Frédéric II , l'un des hommes éminents de ce siècle, considérait toutes les religions comme une aberration de l'esprit humain : la tolérance qu'il leur accordait dérivait à la fois de la politique et du mépris. Il ne comprenait ni l'esprit ni la morale du chris- tianisme. Il faisait consister la sagesse dans Tusage modéré des § 31 — L'OUBLI DES SIX COMMANDEMENTS DU HESPECT 187 cédents connus, eurent pour fin des résul- tats également inouïs : le gouvernement de la Terreur; la spoliation, Texil et les massacres du clergé ; l'abandon du christianisme pour les cultes officiels de la Raison et de l'Être suprême. Les catastrophes qui suivirent la révolution française furent pour l'Europe entière un salu- taire avertissement. Les classes dirigeantes, et en particulier celles de l'Angleterre, de la Prusse et de la Russie, comprirent leur erreur et revinrent aux croyances. La France, plus du- rement frappée que les autres nations , s'associa de plus en plus à ce mouvement à mesure que les épreuves de 1815, de 1830 et de 1848 venaient montrer plus clairement les voies de la vérité. Depuis lors , les laïques les plus éminents , les clercs catholiques, régénérés par la persécution jouissances intellectuelles et sensuelles. Il résumait sa doctrine dans les termes suivants : « Le Mondain (de Voltaire), aimable « pièce qui ne respire que la joie, est, si j'ose m'exprimer ainsi, « un vrai cours de morale. La jouissance d'une volupté pure est « ce qu'il y a de plus réel pour nous en ce monde. J'entends « cette volupté dont parle Montaigne, et qui ne donne point dans « l'excès d'une débauche outrée. » (Lettre à Voltaire, du 23 dé- cembre 1736.) Dans le même temps, Georges H pratiquait alter- nativement, dans le Hanovre et en Angleterre , une philosophie encore plus matérialiste. A Munich , la dépravation de la cour de Versailles s'était propagée avec le scepticisme de Voltaire : la cour se glorifiait d'avoir une Montespan; et les dames de cette cour affichaient des mœurs éhontées , dont la description a été conservée par un diplomate anglais. (A Memoir of the right honourable Hugh Elliot^ par la comtesse de Minto ; Edim- bourg, 1808.) 188 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION révolutionnaire , et les dissidents , rétablis dans tous leurs droits , ont ramené à la foi une partie des classes dirigeantes, de celles surtout qui gouvernent les domaines ruraux et les grandes manufactures. Il se produit même de nos jours des exemples de sainteté et de dévouement chré- tien qui fournissent déjà de précieux exemples à l'Europe, et qui portent quelques étrangers per- spicaces ^ à entrevoir le retour de l'ascendant moral que la France posséda deux fois : au temps de saint Louis et de saint Thomas d'Aquin (§14); au grand siècle de Vincent de Paul , de Condé et de Descartes (§16). Malheureusement beaucoup de causes em- pêchent jusqu'à présent que cette tendance amène , en France et en Europe , des résultats décisifs. La classe la plus nombreuse et la moins éclairée, après s'être imbue des erreurs révo- lutionnaires , reste , selon son rôle habituel , fi- dèle aux idées établies (§2) : elle continue, avec plus de passion que de discernement, l'impulsion 2 Cet espoir m'a été exprimé plusieurs fois par des hommes qui prévoient les redoutables conséquences de la propagation du scepticisme scientifique (§39), et qui, en présence de cette nouvelle invasion du mal , voient des alliés dans tous ceux qui croient en Dieu. Parmi les hommes dont les étrangers estiment le plus les talents et Téloquence, j'ai souvent entendu citer M. le comte de Montalembert, Téloquent historien des moines d'Occident, et les orateurs des célèbres conférences de Notre- Dame de Paris : l'abbé Frayssinous, le R. P. de Ravignan, le R. P. Lacordaire, le R. P. Félix , le R. P. Hyacinthe. § 31 — L'OUBLI DES SIX COMMANDEMENTS DU RESPECT 189 donnée par les lettrés du xviii® siècle ^ Un ensei- gnement peu judicieux de l'histoire laisse trop ignorer à nos jeunes gens que leurs ancêtres ont dû leurs plus grands succès à la religion chré- tienne. Le scepticisme scientifique des Alle- mands ( § 39), venant en aide à Fancien scepti- cisme français, s'attache avec ardeur à détruire toute notion de Dieu par l'autorité des sciences physiques : cette nouvelle forme de Terreur trouve un milieu favorable dans une société où les classes dirigeantes ont étrangement exagéré l'importance du monde matériel ; elle se propage aisément, sous l'influence d'un mauvais système d'éducation*, parmi les jeunes générations, trop soustraites à l'apprentissage de l'atelier^ et même à l'enseignement du foyer domestique. Enfin, les mœurs inculquées à notre race par deux siècles 3 Beaucoup d'ouvriers, élevés dans les agglomérations urbaines de l'Occident, se livrent aujourd'hui à cette propagande dans les réunions de Paris , comme dans les congrès de Suisse et de Bel- gique : ils reproduisent, à un siècle de distance, les aberrations des lettrés et des classes dirigeantes de l'ancien régime. D'un autre côté, les gouvernants, qui voient le danger de ce désordre, conservent les traditions de la monarchie absolue : ils sont en- clins à le conjurer par un régime de contrahite, plutôt qu'à le combattre par l'évidence fondée sur Texpérience et la raison. Il est sans doute plus facile d'imposer silence à l'erreur que de démontrer la vérité; mais les classes dirigeantes qui commet- tent cette faute , qui confèrent le prestige de la persécution à l'erreur, et lui assurent ainsi l'empire de l'opinion , s'exposent de nouveau aux catastrophes qui, après la même faute, mar- quèrent la fin du XYiiP siècle. = ^ La Réforme sociale, t. II , p. 310 à 351. = 5 /6irfem, t. n, p. 351 à365. 190 CHAPITRE 111 — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION • de tyrannies royales ou populaires neutralisent , en France, les bienfaits de la religion dominante. Beaucoup de catholiques, au lieu de faire alliance avec tous les chrétiens pour combattre les diverses nuances du scepticisme, provoquent dans leur propre Eglise une véritable guerre civile. Ils épuisent leur zèle à discuter avec violence des questions que les traditions vénérables et la pratique actuelle des autres nations ont tou- jours reléguées au second plan. Ils veulent in- troduire dans le gouvernement de l'Église les habitudes d'intolérance ^ et les formes bureau- cratiques^ de notre vie civile. Abusant des prin- cipes d'unité et de hiérarchie qui sont la force de r l'Eglise , ils provoquent la bureaucratie romaine à envahir les attributions des évêques , des cha- pitres et des simples ministres. Sous leur in- fluence, l'antagonisme social et l'esprit d'uni- formité tendent à troubler l'Église comme l'État. Cette guerre intestine entraine de déplorables conséquences. Ceux qui voient les dangers du scepticisme hésitent cependant à se mettre en communauté de foi avec des hommes si passion- nés. Ils s'inquiètent des résolutions que pren- drait, à l'égard de dissidences plus tranchées, une majorité pénétrée de tels sentiments. Ils 6 La Réfm-me sociale, t. I«s p. 168; t. IH, p. 256. = 7 ibi- dem, 1. 1"% p. 176; t. lU, p. 303. § 31 — L'OUBLI DES SIX COMMANDEMENTS DL' KESPECT 191 craignent que la restauration des croyances ne ramenât plus tard les massacres elles bûchers. L'autorité du père n'est pas mieux établie que celle de Dieu; elle n'offre même pas, comme celle-ci, un commencement de restauration. Ebranlée au xviii® siècle par la corruption des mœurs de la monarchie absolue , détruite léga- lement par la Convention, elle a été déclarée directement incompatible avec l'intérêt public (E).Elle a été privée de la liberté testamentaire, c'est-à-dire de la sanction qui lui appartient chez tous les peuples civilisés. Depuis lors le père est, devant ses enfants , dans la situation où serait , devant ses sujets, le souverain privé de tout moyen de réprimer la rébellion. La littérature agit dans le même sens que la loi ; elle combat sans relâche la vieillesse et l'âge mûr (B) par des assertions que dément la raison , mais que peu d'hommes s'attachent à réfuter. De là des désordres sociaux qui, jusqu'à ce jour, sont une spécialité pour notre pays. Chez les classes inférieures de la société le mal se révèle avec cynisme (A). Au-dessus, les apparences sont mieux gardées; mais la réalité n'est pas meil- leure : forte de son droit à l'héritage, la jeunesse se révolte souvent contre la discipline du foyer. Elle refuse de remplir à son tour les devoirs de la Coutume envers les ouvriers de l'atelier 192 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION paternel (§§ 20 et 32). Elle prétend même jouir, dans Foisiveté et la débauche ^, de la richesse créée parle travail des aïeux (C). La perte du respect de la femme devient éga- lement un trait fort apparent des mœurs ac- tuelles. L'adultère, introduit d'abord ouverte- ment au Louvre par les derniers Valois , rétabli à Versailles par Louis XIV, fut propagé par son successeur dans la haute noblesse et la finance, et même parmi les lettrés, qui se flat- taient de réformer la France par leurs exemples et leurs leçons. En même temps qu'elles per- daient la véritable influence qui naît pour elles de la chasteté, les femmes troublaient la société par de scandaleuses interventions dans les af- faires publiques et privées. Ce désordre a sin- gulièrement contribué à la corruption de l'ancien régime et à l'impuissance de la révolution. En 1788, il fut signalé par un observateur perspi- cace comme un des principaux obstacles à la réforme^; et, de nos jours, il a pris des carac- 8 La littérature légère , qui vise surtout à l'amusement du pu- blic, a souvent aidé chez nous à la propagation des mauvaises mœurs ; et , sous ce rapport , elle fait encore beaucoup de mal. Cependant elle semble reprendre aujourd'hui le sentiment de sa mission : ainsi , par exemple , elle commence à employer l'arme du ridicule contre les désordres de la jeunesse. Dans le journal , comme dans le roman et le théâtre , les pères n'ont plus toujours tort. = ^ « 11 y a une sorte d'influence dont §31 — L'OUBLI DES SIX COMMANDEMENTS DU RESPECT 193 tères encore plus pernicieux (§ 49, n. 2). Lorsque le Gode du 25 septembre 4794 (F) eut, pour la première fois chez un peuple civilisé , établi en principe que la séduction n'est ni un délit ni la violation d'un contrat, les mœurs reçurent aussitôt une fâcheuse atteinte. En même temps , les mauvais exemples du Direc- toire firent pénétrer la corruption dans des classes qui jusqu'alors étaient restées intactes. Depuis ce temps, le mal envahit chaque jour plus profondément les villes et les campagnes. Le sentiment délicat qui, chez les Anglo-Saxons, assure à chaque femme isolée sur les voies publiques le respect et, au besoin, la pro- tection de tous les hommes, manque presque complètement aux Français. Trop souvent il est remplacé par une hnportunité grossière , qui « aucun de leurs plans de réforme ne tient compte , et qui peut « les déjouer tous; je veux parler de l'influence des femmes « sur le gouvernement. Les mœurs de la nation leur permettent « de visiter seules tous les gens en place , de solliciter en fa- it veur de leurs maris , de leurs familles , de leurs amis'; et ces « sollicitations sont plus puissîintes que les règlements et les « lois. Nos compatriotes , habitués à considérer le droit comme « une barrière contre toute espèce de sollicitations , auraient de « la peine à se faire une juste idée d'un pareil obstacle : et il « faut avoir vu les choses de ses propres yeux pour concevoir « à quelle situation désespérée ce pays a pu être réduit par la a toute -puissance d'une influence qui, dans notre patrie, ne c( s'étend pas, heureusement pour le bonheur de ce sexe lui- « même, au delà du foyer domestique. » {Mélanges politiques de Jefferson, t. I", p. 332.) 194 CHAPITRE 111 — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION fournit des effets comiques à certaines pein- tures de mœurs, et qui n'excite guère l'in- dignation des honnêtes gens ^^ A Paris , le mal dépasse aujourd'hui toutes les limites atteintes chez les autres peuples civilisés : il a repris cer- tains caractères qu'on ne connaissait plus, de- puis les décadences d'Athènes ou de Rome ; et il s'est tellement incorporé à la population que les unions deviennent de plus en plus stériles , et donnent d'ailleurs un bâtard sur trois naissances. L'esprit d'égalité a fait passer sur toutes les classes le niveau du mal : tandis que les oisifs subventionnent une armée de courtisanes, les ouvriers renoncent au mariage ; et, dans certains corps d'état, le concubinage est en quelque sorte devenu une pratique professionnelle ^K io Un illustre écrivain, qui s'est dévoué à la restauration des croyances, s'associait un jour, avec la chaleur qui le distingue, à l'affliction que m'inspirait cet état de choses. « Pourquoi, s'é- « criait-il , la glorieuse race de saint Louis a-t-elle été particu- le lièrement poussée par Pesprit du mal à donner l'exemple de « cet opprobre ? Par quel moyen nous relèverons-nous de l'état « d'infériorité où nous sommes tombés devant nos rivaux? » Bientôt nous nous accordâmes à penser que ce moyen était in- diqué par l'histoire ancienne de la France (§ 16). Le même en- seignement est donné par Thistoire moderne de FAngleterre : on ne saurait trop rappeler, en efîet, que la restauration des croyances au sein des classes dirigeantes a amené dans les mœurs de ce pays la transformation rapide que démontre la comparaison des littératures aux deux époques de Richardson et de "Walter Scott. = it Le* Ouvriers des Deux Mondes, t. II, p. 190. 8 32 — L'ABANDON DE LA COUTUME 195 S 32 COMMENT LA PERTE DU RESPECT A DÉTRUIT LES SIX PRATIQUES DE LA COUTUME. La perte du respect, sous ses trois formes principales (§ 31), ne désorganise pas seule- ment, dans la vie privée, la famille et Tatelier : elle est plus funeste encore à la vie publique , parce que celle-ci résiste moins par sa propre force à la corruption; et il me serait facile de montrer qu'elle sape l'autorité du souverain, encore plus que celle du père ou du patron. Me renfermant dans mon sujet, je me borne à indiquer la connexion de cette décadence avec l'abandon des six pratiques essentielles à une bonne organisation du travail. La corruption des mœurs désorganise d'abord la sixième pratique (§ 25). Entre autres consé- quences fâcheuses, elle amène la stérilité des unions ; par là , elle abaisse beaucoup la condi- tion sociale de la femme. En effet, dès qu^celle- ci ne consacre plus sa vie aux devoirs de la ma- ternité, elle cesse d'être le ministre du foyer domestique. La femme du patron, surtout dans les villes, délaisse le foyer pour prendre ces allures nomades dont s'égaient les caricatures contemporaines; et, dans les cas rares ou elle 196 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION s'identifie avec les intérêts de son mari, elle n'est plus que le premier de ses caissiers ou de ses commis. Quant à la femme et à la fille de l'ou- vrier, elles deviennent des ouvrières d'atelier, type également étranger au langage et aux mœurs du xvii® siècle. Dans cette condition, la femme est déchue du rang que lui attribue une bonne constitution sociale; elle est sou- mise à des tortures morales et physiques, qui seules suffiraient pour condamner ce déplorable régime. Les maux résultant de l'abandon de la sixième pratique sont singulièrement aggravés, en France, par une loi des assemblées révolu- tionnaires (F), qui prive les jeunes ouvrières de la protection que les autres peuples civilisés leur accordent contre la séduction. On ne saurait trop insister sur l'état d'infério- rité où se plongent fatalement les peuples en perdant le respect de la femme. Ce désordre pèse sur la société entière : mais il se fait surtout sentir au sein des classes inférieures, parce qu'il les rend incapables de satisfaire le légitime désir qui les porte à s'élever dans la hiérarchie sociale. En effet, lorsque l'amour honnête a perdu son attrait, lorsqu'on ne voit plus dans le consente- ment d'une fiancée une récompense , et dans le mariage une dignité, les jeunes gens n'ont plus l'énergie nécessaire pour se livrer aux efforts § 32 — L'ABANDON DE LA COUTUME 197 qu'exige raccomplissement de la cinquième pratique (§ 24). Ils se dispensent d'acquérir, avant le mariage, le foyer où la famille devrait se constituer; ils s'établissent prématurément, et ils errent toute leur vie dans des demeures prises en location. Ils se privent ainsi des avan- tages matériels et moraux attachés à l'union indissoluble de la famille et de son foyer. L'homme , en perdant la notion de Dieu et de la vie future, cesse de porter ses regards vers l'avenir. Il ne se croit pas tenu de concourir à l'avènement, plus ou moins éloigné, d'un meil- leur ordre moral. Étranger au sentiment qui animait chaque père de famille chez les Israé- lites , il ne se préoccupe point de voir sortir de sa postérité un bienfaiteur des nations. Voulant surtout jouir lui-même du présent, il redoute les charges de la fécondité ; et il se trouve ainsi ramené par une autre voie à la stérilité du ma- riage. D'un autre côté, les jeunes époux qui se sont dispensés des efforts qu'exige l'acquisition préalable du foyer, ont perdu la meilleure oc- casion de contracter les habitudes de l'épargne. Ils deviennent dès lors étrangers aux sentiments et aux intérêts qui conservent la quatrième pra- tique (§ 23). Les familles de toute classe , ouvriers , contre- 198 CHAPITRE III — L'INVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION maîtres ou patrons, lorsqu'elles ne songent qu'à la vie présente, préfèrent la vie sensuelle des villes à la vie plus sévère des campagnes. Elles n'ont plus les ressources nécessaires pour sub- venir aux charges , relativement considérables , qu'entraîne un établissement rural en rapport avec leur condition. Ces familles se portent de préférence vers les fabriques urbaines : elles ne peuvent, par conséquent, conserver la troisième pratique (§ 22) sous sa meilleure forme, c'est- à-dire allier le travail manufacturier aux indus- tries domestiques les plus fructueuses , celles qui se fondent sur le travail agricole. La classe ouvrière , en particulier, dépourvue de l'épargne que produit aisément à la cam- pagne un bon ordre domestique, tombe souvent dans la gène , même lorsque le patron accorde le salaire le plus élevé que comporte l'état de la fabrique. Le dénùment et la misère surviennent, surtout si la concurrence des autres ateliers, les crises commerciales et les calamités publiques ou privées amènent la cessation du travail. Dans ces conditions, la fixation du salaire devient nécessairement une source d'embarras. La deuxième pratique (§ 21) ne peut alors se con- server avec ses caractères bienfaisants. La dif- ficulté augmente, et elle dégénère en débats irritants, pour peu que le patron soit lui-même § 32 — L'ABANDON DE LA COUTUME 199 gêné OU avide de gain. Dajis cette situation, la seconde pratique se perd peu à peu (§ 21), et l'antagonisme se substitue fatalement à Tan- cien état d'harmonie. Placé sous cet ensemble d'influences . ne re- cevant de son patron, aux époques de crise, qu'un salaire insuffisant, attii'é, aux époques de prospérité, vers des patrons concurrents par l'appât d'un salaire exagéré, sans cesse ramené à l'antagonisme par la mobilité du salaire et à la vie nomade par l'instabilité de l'habitation, l'ou- vrier ne saurait s'attacher à un patron, ni par conséquent respecter la première pratique (§20). Mais , en France , sous le régime actuel de par- tage forcé, le principal obstacle vient des patrons eux-mêmes. En effet, depuis que ce régime a été institué par la Convention ( E ) pour détruire entre le père et ses fils la tradition des idées et des sentiments, les engagements réciproques ne se maintiennent plus que par exception parmi les générations successives de patrons et d'ouvriers. Dans la plupart des cas, un patron enrichi par le travail se trouve en présence de fils qui, en vertu de leur droit à l'héritage , veu- lent jouir dans l'oisiveté de sa fortune, et qui souvent la dissipent en débauches (C). Un père ne peut alors conjurer que par une retraite pré- maturée l'infériorité où le poids de l'âge le pla- 200 CHAPITRE III — LMNVASION DU MAL, OU LA CORRUPTION cerait , tôt ou tard, devant des rivaux plus jeunes et plus actifs. C'est ainsi qu'un régime de liqui- dations périodiques désorganise sans relâche les ateliers , et détruit, au détriment de la paix pu- blique, la permanence des engagements (§20). Tel est le résultat de l'alliance établie en 1793 entre les révolutionnaires et les légistes, entre Robespierre et Tronchet. J'ai vainement cher- ché, parmi les anciens avec le concours d'his- toriens éminents, ou dans l'Europe actuelle pendant trente années de voyages, un peuple qui ait subordonné au même degré l'harmonie sociale, la paix publique et les plus légitimes désirs des pères de famille, à la rébellion, à l'im- prévoyance et aux passions de la jeunesse. CHAPITRE IV LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME s 33 LE RETOUR AUX TROIS FORMES DU RESPECT, ET AUX SIX PRATIQUES DE LA COUTUME. Selon l'exposé du précédent chapitre , le mal qui désole les ateliers français est dû à l'aban- don successif des préceptes du Décalogue et des pratiques de la Coutume. Il ne sévit point dans les établissements qui continuent à respecter ces préceptes et ces pratiques. On est donc au- torisé à conclure que le remède est dans la res- tauration simultanée de la Coutume et du Déca- logue. Cette réforme d'ailleurs peut s'opérer sous deux régimes différents (§ 8), et alors les principaux moyens d'action se fondent, soit sur la contrainte, soit sur la liberté. En ce qui concerne la Coutume, les nations ont, pour la plupart, confié la conservation des pratiques à la sollicitude des intéressés. Ainsi , 202 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA REFORME par exemple, celles qui, depuis longtemps, avaient fondé la permanence des engagements sur la contrainte, renoncent de plus en plus à ce régime ^ L'expérience semble donc attribuer, en général, aux mœurs et à l'opinion le soin d'accomplir cette première partie de la réforme. En ce qui concerne le Décalogue , la France n'a jamais cessé, même aux plus mauvaises époques, de donner la sanction du code pénal aux quatre commandements (§4) qui interdi- sent l'homicide, le vol et le faux témoignage. Mais, pour les six autres commandements, elle n'a pas seulement renoncé au régime de con- trainte que les Etats - Unis , comme la Russie , conservent encore (§§8 et 65): elle ne se croit pas tenue, à l'exemple de l'Angleterre, de mettre ces commandements sous la sauvegarde de la liberté et de la conscience. En certains cas que j'ai indiqués (§31), elle a pris à tâche d'en éloigner les citoyens au moyen d'institu- tions créées sous le régime de la Terreur, et con- servées jusqu'à nos jours. Or les peuples ont souvent prospéré en renonçant à faire régner par la contrainte des pratiques aussi essentielles; mais ils ont toujours échoué quand ils se sont appliqués à les discréditer ou aies interdire. 1 Les principaux régimes d'engagements forcés que j'ai étu- diés au début de mes voyages ont été abrogés : dans les États autrichiens, en 1846 et en 18i8; en Russie, depuis 1861. § 33 — LE RETOUR AUX TROIS FORMES DU RESPECT 203 Cependant les institutions de la France ne sont point restées complètement hostiles aux six commandements du respect (§ 31). Le Con- sulat et le premier Empire ont même repris, en faveur de la religion, plusieurs traditions de Tancien régime de contrainte (§8); et celles-ci ont été , en général , conservées par les gouver- nements postérieurs. C'est ainsi, par exemple, que des subventions fournies par le trésor public sont attribuées aux ministres des quatre cultes reconnus par FEtat; que Texemption du service militaire est accordée aux jeunes gens de ces mêmes cultes qui se destinent à la carrière ec- clésiastique , et que , sous le régime actuel , les lois et les mœurs donnent même un rôle poli- tique au clergé. On ne se mettrait donc pas en contradiction avec l'esprit de nos institutions, et Ton rentre- rait en outre dans la tradition des peuples libres, si on abrogeait les lois révolutionnaires (E et F) qui ont porté une atteinte funeste au droit de propriété, et qui ont enlevé ainsi aux pères de famille le pouvoir de restaurer, par leur dé- vouement et leur libre initiative, chez les jeunes générations, le respect de Dieu, du père et de la femme. Ce retour à la liberté constitue la partie essen- tielle de la réforme; et je vais justifier cette as- sertion dans les trois paragraphes suivants. 204 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME § 34 COMMENT SERA RESTAURÉ, EN FRANCE, LE RESPECT DE DIEU. J'ai indiqué ci-dessus (§ 32) qu'en France la perte des croyances religieuses avait coïncidé avec la désorganisation des ateliers de travail. J'aurais ajouté, si mon sujet eût exigé ce déve- loppement, que cette triste évolution de l'esprit français a été marquée également, par un trouble profond, dans les autres éléments de la vie privée et de la vie publique. Pour démontrer l'urgence de cette première restauration, je n'ai pas besoin d'établir pour la seconde fois que les peuples les plus prospères de notre temps sont aussi les plus religieux ^ ; car les esprits sont généralement mieux préparés, à cet égard, qu'au sujet des deux réformes suivantes (§§ 35 et 36). L'Empereur, au début de son règne , était préoccupé de la dé- cadence morale due à la perte des croyances. Dans son programme de Bordeaux, en 1852, il plaçait au premier rang la réforme simultanée de l'ordre matériel par le travail et de l'ordre moral par la religion. En 1860, dans sa lettre à M. le comte de Persigny, alors ambassadeur à Londres , il a expressément reproduit ce même 1 La Réforme sociale , 3« édition, t. l", p. 95. ë s 34 — LE RETOUR AU RESPECT DE DIEU 205 programme. Enfin, dan^ une réponse récente à M^'" de Paris, l'Empereur, faisant allusion aux déplorables doctrines professées journellement dans les réunions populaires , a insisté de nou- veau sur la nécessité du retour aux croyances (M). Or, depuis 1852, les Français ont suivi avec une ardeur excessive Timpulsion donnée à Tordre matériel; mais ils ne se sont nullement associés, en ce qui concerne la religion et Tordre moral, aux intentions du souverain. Loin de là, les faits que nous avons sous les yeux enseignent que Tétat de choses de 1852 s'est aggravé en plu- sieurs points. Il est facile d'ailleurs de s'expli- quer ce résultat; car les mœurs d'un peuple re- çoivent toujours une fâcheuse atteinte , lorsque l'accroissement de la richesse n'a pas pour contre- poids une plus ferme répression des appétits sensuels et un surcroit de dévouement pour la patrie. Il importe à la gloire du second empire que la dernière partie du programme de Bordeaux soit exécutée. Après une longue époque de corrup- tion (§17), il est temps de reprendre Tœuvre qui, à Tépoque de Descartes, donna aux mœurs et aux idées de la France un ascendant irrésis- tible (§ 16). La nation doit enfin se soustraire, par un généreux effort , aux passions et aux pré- jugés que lui ont légués la corruption de la monarchie et les violences de la révolution. L'es- 206 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME prit public doit sortir de Thésitation où il reste depuis quatre-vingts ans; il doit définitivement renoncer au mal et à Terreur, pour revenir au bien et à la vérité. Or T expérience signale pour atteindre ce but trois moyens principaux. Le premier moyen de réforme est le bon exemple, puis le concours des gouvernants. Il ne saurait, assurément, exercer d'abord toute son influence en présence des souvenirs laissés par l'ancien régime en décadence (§17) et par certains gouvernements de l'ère actuelle. Sous l'ancien régime, en effet, les gouvernants et les clercs ont nui parfois à la religion en persécutant les dis- sidents, plus encore qu'en scandalisant le peuple parleur corruption. Bien que ces anciens scan- dales eussent pris fin, les gouvernants et les clercs de la Restauration ont positivement entravé le re- tour aux croyances par d'imprudentes initiatives. Le concours de l'autorité sera donc, dans une certaine mesure , subordonné au progrès de l'o- pinion. Les gouvernants se conformeront d'abord au vœu exprimé par l'Empereur, le 1®^ janvier 1869 (M); ils pratiqueront mieux, dans leur vie privée , les préceptes du Décalogue ; et ils hono- reront, sans distinction de croyances, comme on le faisait au grand siècle (§ 16), les citoyens qui donneront le bon exemple. Puis, quand l'opinion des hommes éclairés sera enfin fixée sur les bien- faits de la religion, l'autorité affirmera plus effica- § 34 — I.E RETOUR AU RESPECT DE DIEU 207 cernent le respect de Dieu dans la vie publique, en s'inspirant de la pratique des peuples les plus libres et les plus prospères. Ainsi, par exemple, la loi écrite, continuant à écarter toute contrainte directe de rEtat(§69), pourrait alors autoriser les pouvoirs locaux (§ 68) à imiter la pratique des communes de l'Amérique du Nord , c'est-à- dire à faire respecter sur leur territoire le com- mandement relatif à l'observation du dimanche (§ 4, n. 1). Cette extension des pouvoirs du gouvernement local commencerait à restaurer en France des pratiques que les peuples libres considèrent comme indispensables. Beaucoup de localités jouiraient immédiatement des bien- faits attachés à une réforme qui intéresse l'hy- giène et l'ordre civil, autant que l'ordre moral et la religion. La prospérité de ces localités serait bientôt un enseignement pour celles qui s'aban- donnent à l'indifférence religieuse. Quant aux localités qui restent imbues des préjugés ou des passions de l'ancien régime et de la révolution, elles conserveraient toute liberté de continuer leur marche actuelle vers la décadence. Les té- moignages publics du retour au respect de Dieu marqueront le vrai début de la réforme ; mais les gouvernants se compromettraient inutilement en les donnant aujourd'hui. Les mesures seraient, en effet, tout d'abord repoussées par la tyrannie de l'uniformité, c'est-à-dire, par une des formes 208 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA REFORME redoutables de cet esprit d'intolérance * qui s'ag- grave chez nous sans relâche depuis deux siècles, et qui soulève le plus l'aversion de nos voisins (§ 41 , n. 4). En ce moment, cette réforme bles- serait particulièrement la minorité turbulente des agglomérations urbaines ou manufacturières, qui représente surtout les abus du mot démo- cratie (§60); qui, en niant Dieu et la religion, détruit dans sa source même l'influence à laquelle elle prétend (§ 8) ; qui ne tolère pas l'emploi du mot dimanche dans les réclamations du repos hebdomadaire faites au seul point de vue de l'hy- giène, mais qui érige en dogme social et pro- page par sa pratique les libations du lundi et du mardi; qui enfin repousse avec mépris l'auto- rité du patron, du prêtre et du souverain, mais qui se fait la cliente soumise d'une puissance redoutée de tous les peuples libres et prospères , celle du cabaretier ^. Le* second moyen de réforme est l'impulsion 2 La Réforme sociale; rintolérance actuelle des Français; t. ni, p. 256 à 393. = 3 Les peuples libres et prospères, qui ont porté au plus haut degré de perfection les saines pratiques de liberté et d'égalité,, exercent une répression très -énergique contre tous les bas commerces dont le succès se fonde sur l'abus des spiritueux par une clientèle d'habitués. Sous ce rapport, les États-Unis se distinguent au premier rang (§ 8, n. 10). Si le suffrage universel absolu assurait dans l'avenir aux cabaretiers l'extension d'influence qu'on a déjà constatée en France aux élections de 1869, on ne tarderait pas à apercevoir la supériorité intellectuelle et morale des localités qui institueraient formel- lement la pratique civile du repos dominical. § 34 — LE RETOUR AU RESPECT DE DIEU 209 journalière imprimée aux populations par les hommes éminents qui , jouissant de Taffection de leurs coopérateurs , dirigent les ateliers de travail, urbains ou ruraux. Ce milieu social a toujours été , dans les temps de trouble et de dé- cadence, la vraie réserve de Tordre moral. Ces Autorités sociales ont toujours conservé mieux que les autres classes la tradition du bien ; et , depuis quatre siècles notamment, elles ont résisté à réclosion simultanée de la corruption et du scepticisme. Pendant le même temps, au con- traire, ces deux fléaux ont envahi à deux reprises (§§ 15 et 17), avec une rapidité extrême, la cour, la haute noblesse , le haut clergé , les lettrés , les savants, les hauts fonctionnaires, puis, de proche en proche , les classes livrées à l'oisiveté , à l'i- gnorance, aux appétits sensuels, à l'âpre désir du gain. Quand, à l'époque de la grande Catherine et du grand Frédéric, les souverains s'unirent aux lettrés pour détruire les croyances (§ 31), les Autorités sociales résistèrent fermement à cette aberration. De nos jours, les chefs d'ate- lier, placés en tête de la hiérarchie du travail , n'hésitent pas davantage à repousser les fléaux de l'époque , les traditions du scepticisme fran- çais, les nouveautés du scepticisme allemand (§ 39), les exagérations du luxe et le dés- ordre des mœurs. Ils se tiennent assurés , par . la pratique même des devoirs sociaux , que le 210 CHAPITRE IV — LE RETOLR AU BIEN, OU LA RÉFORME respect de Dieu et de la religion est aussi in- dispensable au bien-être des familles et à la prospérité des ateliers que la recherche des meilleures combinaisons techniques et commer- ciales. Ces vrais représentants des arts usuels restent fermes dans le vrai, pendant que Terreur envahit la plupart des hommes voués aux arts libéraux , et ceux qui possèdent la richesse sans l'avoir méritée par le travail ou par le dévoue- ment à la famille. Depuis deux siècles, nos gou- vernements se perdent en subordonnant ces au- torités naturelles aux riches oisifs, aux lettrés, aux légistes et aux fonctionnaires. La réforme tant de fois promise, toujours différée, consistera en partie à restaurer simultanément les croyances religieuses et les libertés locales, avec le concours de ces autorités, désignées au choix du souverain par le respect des populations *. Le troisième moyen de réforme est le dévoue- ment de certains hommes, clercs ou laïques, qui, se privant de l'influence et des profits que donne la direction des travaux usuels , consacrent leur vie entière au service de Dieu, au bonheur de leurs semblables et à la recherche de la vérité. Ces hommes doivent réunir à la foi , qui a tou- jours été le principe des dévouements de toute sorte, la.science, qui combat avec autorité toutes 4 La Réforme sociale, t. H, p. 412 à 427. § 34 — LE RETOUR AU RESPECT DE DIEU 211 les formes de Terreur, et Téloquence, qui ra- mène au vrai les cœurs égarés. Assurément cette réunion de qualités est fort rare ; mais heureu- sement le cercle d'action de ceux qui la pos- sèdent est, pour ainsi dire, sans limites. Douze apôtres ont fondé le christianisme, sept évêques ^ Font introduit sur notre sol (§ 14) : il n'en faudra pas davantage pour Ty restaurer. Les hommes qui veulent se consacrer à la ré- forme ont d'abord à se mettre en garde contre le découragement ; et à cet effet ils doivent en- visager d'un œil ferme les difficultés de l'entre- prise. Depuis la Renaissance, et surtout depuis le règne de Louis XIV, les pouvoirs civils ou religieux qui pèsent sur les Français ont orga- nisé , sous prétexte de repousser l'erreur, une réglementation si complète et une bureaucratie ^ tellement habile , qu'ils ont du même coup sin- gulièrement entravé l'émission de la vérité. Ce triste régime, créé par l'amour du pouvoir absolu, et plus ou moins conservé par la crainte des révolutions , a considérablement amoindri les 5 Hier et Aujourd'hui, par Mk»" Isoard, auditeur de Rote (l vol. in-48; Paris, 1863, p. 318). Uéminent auteur a parfaitement si- gnalé dans ce passage de son livre le caractère que doit prendre le nouvel apostolat dans une société qui a perdu les croyances chrétiennes. Selon sa judicieuse remarque, les apôtres des Gaules , qui ont en quelque sorte créé une nouvelle race , s'in- quiétaient fort peu des questions qui passionnent aujourd'hui certains catholiques français (§31). = ^ La Réforme sociale , t. m, p. 303. 212 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME forces morales de notre pays ; et je soupçonne que s'il eût été inventé à Tépoque de l'empire romain, il eût rendu impossible la propagande de saint Paul, comme les lumineux débats de saint Jérôme et de saint Augustin. Chez nous, ce savant régime de contrainte a souvent décou- ragé les amis de la vérité , tandis qu'il a stimulé et ennobli, par le prestige de la persécution, les partisans de l'erreur. Il a développé chez presque tous les Français cet esprit d'intolérance qui les caractérise aujourd'hui, qui fait dégénérer rapi- dement toute libre discussion en guerre civile. Heureusement la liberté de parler et d'écrire, restaurée récemment par l'Empereur \ malgré les craintes de la majorité des classes dirigeantes, nous donne le moyen de détruire ces funestes traditions. Nous nous assurerons bientôt un meil- leur avenir, si nous faisons un judicieux usage de cette liberté. Le passé ne cessera pas immé- diatement de peser sur nous ; mais la corruption et l'erreur qu'il nous a léguées ne sont ni plus redoutables ni plus invétérées que celles dont la France a triomphé en d'autres temps (§§14 et 16). Notre époque , bien qu'elle ait subi les massacres de la Terreur, a le droit de dire que 7 Loi qui modifie les articles 444, 445 et 446 du Code pénal, relatifs aux coalitions (25 mai 4864). — Loi relative à la presse (44 mai 4868). — Loi relative aux réunions publiques (6-10 juin 4868). § 34 — LE RETOUR AU RESPECT DE DIEU 213 ses gouvernants n'ont pas été , en somme , plus intolérants que ceux de l'antiquité et du moyen âge. Espérons donc que les nouveaux apôtres des Gaules ne seront pas inférieurs à leurs de- vanciers ; que la chaire , la tribune et la presse commenceront bientôt avec succès la lutte mé- thodique de la vérité contre Terreur. Depuis deux siècles, la chaire est générale- ment restée plus libre que la tribune ou la presse; aussi fournira- 1- elle d'abord, plus que ces dernières, le personnel de la réforme. Les archevêques de Paris ont aperçu ce rôle spé- cial de la chaire en instituant , dans la capitale , les célèbres conférences de Notre-Dame. Depuis quelques années, les orateurs éminents qui sont chargés de ces conférences y ont abordé les questions sociales de l'époque plus particulière- ment que ne l'avaient fait leurs devanciers; et chaque fois qu'ils ont traité ces questions, le succès, qui est toujours acquis à leurs talents, a été doublé par le surcroit d'intérêt qu'excitait chez le public le choix du sujet. Les jours de saint Bernard et d'Albert le Grand reviendraient, et l'élite du monde civilisé affluerait, dans toute l'Europe, autour de nos grands orateurs chrétiens, s'ils se dévouaient spécialement aux réformes qui peuvent aujourd'hui passionner les esprits; s'ils s'attachaient spécialement à réfuter les objec- tions (§§ 38 à 49) que l'opinion égarée oppose 2U CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME à la restauration des trois principales formes du respect. Cet enseignement constituerait bientôt un corps de doctrine qui se compléterait et s'af- fermirait rapidement avec le concours des autres chaires chrétiennes , de la tribune , de la presse périodique, des livres spéciaux et des salons. Puisse ce travail réparateur s'accomplir pendant la seconde partie du règne de Napoléon III. Puisse- 1- il bientôt rendre à la France l'ascen- dant intellectuel et moral qui lui fut acquis, après une semblable réforme , à la fin du règne de Louis XIII ! L'Empereur, en nous rendant la liberté , nous met en demeure de travailler nous-mêmes à ces réformes ^ : empressons - nous de réparer le temps perdu. Nos efforts porteraient leurs fruits, alors même qu'ils ne conjureraient pas d'a- bord complètement les catastrophes périodiques qu'engendrent, depuis la révolution, nos pas- sions et nos préjugés. Si , ce qu'à Dieu ne plaise ! les hommes éclairés de tous les partis devaient se réunir encore, après quelque nouvelle épreuve, pour prévenir la ruine totale de notre pays , ils comprendraient peut-être que leur premier soin devrait être de se réformer eux-mêmes. En pa- reille occurrence, les classes dirigeantes ne se borneraient plus , comme elles le firent en 1848, « Voir l'avertissement, p. v. § 35 — LE RETOUR AU RESPECT DU PERE 215 à rédiger de petits traités de morale à l'usage des classes populaires : elles renonceraient à leurs propres erreurs; et elles cesseraient d'é- garer la société , comme elles le font depuis deux siècles, par leurs exemples et leurs leçons. S 35 COMMENT SERA RESTAURÉ LE RESPECT DU FËRE. Sous tous les régimes , chez toutes les races , les peuples qui ont montré, de nos jours, la plus grande force d'expansion ont fondé cette prospérité sur l'autorité paternelle. Ce fait est fort apparent, sous un dur régime de contrainte, chez les paysans russes^; il ne l'est pas moins, sous divers régimes de liberté, parmi les An- glais* et les colonies anglo-saxonnes des deux hémisphères. Au contraire, les peuples qui voient décliner leur ascendant ont tous commis la faute d'amoindrir l'autorité des pères de fa- mille. Il est aisé de saisir ici le rapport immédiat qui existe entre le fait et la cause. Les enfants , nés au sein d'une civilisation perfectionnée, ne sont pas plus enclins que ceux des races sauvages à ga- gner leur vie par le travail , ni à respecter la Cou- < La Réforme sociale, t. h% p. 418 et 119. = 2 Ibidem, 1. 1", p. 121. 216 CHAPITRE IV— LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME tume de Tatelier paternel. Abandonnés à leurs instincts naturels , ils tomberaient directement dans la situation de ces races dégradées (J). Mais il en est autrement, quand les enfants sont soumis à la discipline de l'éducation. Ils ne se montrent pas inférieurs à leurs devanciers , si l'ignorance native et le vice originel ont été domptés en eux par Tamour et la sollicitude des parents, si l'action stimulante et répressive de ces derniers a été acceptée avec respect et obéissance. Mais ces sentiments ne sont pas non plus naturels à l'enfant. L'esprit de rébellion commence à poin- dre avec les premières lueurs de l'intelligence : il cède rarement à l'appel affectueux des parents ; presque toujours il doit être, une première fois, réprimé par un châtiment qui donne à l'enfant l'idée de sa faiblesse ^ Toutefois l'autorité du père, fondée d'abord sur un judicieux emploi de l'affection et de la force , ne reste durable que • si elle prend bientôt pour bases la crainte de Dieu et les conseils de la raison. Tel est le cas 3 La folie est liée au cœur de Penfant, et la verge de l'édu- cation l'en chassera. (Prov., xxii, 15.) Henri IV écrivait à M"» de Montglat, gouvernante du Dau- phin , alors âgé de six ans : « Je me plains de vous , de ce que « vous ne m'avez pas mandé que vous aviez fouetté mon fils ; (( car je veux et vous commande de le fouetter toutes les fois (( qu'il fera Topiniàtre ou quelque chose de mal, sachant bien par « moi - même qu'il n'y a rien au monde qui lui fasse plus de « profit que cela : ce que je reconnois par expérience m'avoir « profité ; car, étant de son âge, j'ai été fort fouetté. » § 35 — LE RETOUR AU RESPECT DU PERE 217 des peuples prospères que je viens de citer. Chez eux, le ¥ commandement du Décalogue impose aux enfants le respect du père , comme un devoir qui assure le salut dans la vie future. En même temps , la liberté testamentaire laisse au père l'autorité qui lui appartient; et celui-ci en fait usage pour inculquer aux enfants cette conviction, que l'acquisition du bien-être est, dan^ la présente vie, subordonnée à Taccom- plissement du devoir. La prospérité d'un peuple est attaquée dans son principe même quand l'autorité des pères n'a plus cette double garantie. L'ancien régime en décadence et la révolution , en détruisant les croyances (§ 17) et en abolissant le testament (E), ont causé à notre race un dommage qu'au- cun effort n'a pu encore réparer. Pour reprendre le cours de ses hautes destinées , la France doit d'abord reconnaître le danger des passions et des préjugés qui l'égarent. Elle doit ensuite res- taurer l'autorité paternelle, en lui donnant une double sanction : en pratiquant, dans l'ordre re- ligieux , le k^ cominandement ; en restituant au père, dans l'ordre civil, la liberté testamentaire *. * L'article 371 du Code civil prescrit dans les termes sui- vants le respect de l'autorité paternelle : « L'enfant, à tout « âge , doit honneur et respect à ses père et mère. » Mais cette prescription n'est ici qu'un précepte de philosophie : car elle est annulée, en fait, par les articles qui refusent au père le pouvoir d'assurer la conservation de la Coutume dans l'atelier 1 218 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME S 36 COMMENT SERA RESTAURÉ LE RESPECT DE LA FEMME. Le Décalogue prescrit par trois commande- ments le respect dû au double caractère de la mère et de la femme. Chez les peuples prospères, ces prescriptions sont placées au premier rang des devoirs sociaux; et elles ont également une double sanction, l'une religieuse, l'autre civile. Chez ces mêmes peuples, l'observation indique également un rapport immédiat entre la pra- tique du devoir et la prospérité. Comme mère de famille , la femme^îontribue, autant que le père , à transmettre aux enfants les qualités physiques , intellectuelles et morales de la race. Il est même vrai de dire qu'à plu- sieurs égards elle remplit un rôle prépondé- rant dans l'œuvre commune de l'éducation ^ A la vérité l'homme , comme chef de maison , doit donner à sa femme et à sa famille la di- rection indiquée par les rapports qui l'unissent de travail qn'il a fondé, et qui autorisent ses enfants à en dis- siper la valeur en jouissances égoïstes. 1 Cette supériorité est frappante en ce qui concerne renseigne- ment de la langue maternelle, qui imprime à chaque race son trait le plus caractéristique. Elle se retrouve également dans cet ensemble d'habitudes que les enfants contractent au foyer do- mestique , et qui émanent de l'affectueux dévouement et de la grâce sans pareille de la femme. § 36 — LE RETOUR AU RESPECT DE LA FEMME 219 aux autres familles , au gouvernement local , à la province et à TÉtat. Mais cette supériorité , qui est partout sanctionnée par la loi , a pour contre- partie dans les mœurs la haute influence que la femme exerce parmi les grandes races euro- péennes; et j'ai indiqué (§12) que cet ascendant règne chez notre race depuis un temps immé- morial. Par l'attrait de sa grâce incomparable, la femme récompense, en choisissant son époux, le talent et la vertu chez les jeunes hommes qui aspirent au mariage ; et elle préside ainsi , avec une sorte de souveraineté, a l'élection et au classement social des chefs de famille. Mais l'action que la femme exerce comme mère et comme fiancée, n'est réellement efficace que chez les races qui tiennent en honneur la chasteté (§ 25). Les peuples prospères s'appli- quent avec une sollicitude spéciale à conserver cette vertu; et, à cet effet, ils s'aident de deux moyens principaux. Ils gravent dans les cœurs la loi morale exprimée dans le 6*^ et le 9« com- mandement; et ils lui donnent pour sanction une loi civile qui érige la séduction en délit, et qui en fait retomber exclusivement sur l'homme la responsabilité. La France , après avoir réagi contre la corrup- tion des derniers Valois (§15), s'éleva à la pros- périté et aux grandeurs morales du xvii^ siècle en revenant à la pratique de ces principes. De- 220 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME puis lors , leur abandon a marché de front avec la décadence de Tancien régime. Louis XIV, le Régent et Louis XV, tout en corrompant les classes dirigeantes, avaient nominalement con- servé les principes : la révolution les a formelle- ment abolis (F); et elle a propagé le mal dans toutes les classes de la société. Aujourd'hui, la préoccupation principale du nouveau régime, le nivellement des conditions (§ 59), n'a encore pro- duit qu'un résultat très-apparent, l'égalité dans le vice. La chasteté ne se trouve guère plus fré- quemment chez le pauvre soumis au labeur quotidien * que chez le riche livré à une perpé- tuelle oisiveté. Les étrangers qui, au temps de Louis XIII, adoptèrent la France comme mo- dèle (§ 16), la citent aujourd'hui comme un foyer de contagion. Ils redoutent également les enseignements de sa littérature et le désordre de ses mœurs. Ils lui reprochent surtout , en termes amers, la désorganisation du foyer do- mestique, l'exil des enfants dans les pension- nats et la corruption précoce qui en résulte, l'habitude des mariages d'argent et l'ascendant social des courtisanes. Cette décadence des mœurs s'est aggravée depuis l'époque du pro- gramme de Bordeaux (M) : elle ne saurait se 2 Monographie du Tailleur d'habits de Paris. {Us Ouvriers des Deux Mondes, t. Il, p. 145 à 192.) § 37 — RÉSUMÉ : LES TROIS RÉFORMES ESSENTIELLES 221 perpétuer sans compromettre tout, jusqu'à cette prospérité matérielle qui devient aujourd'hui le but exclusif de presque tous les talents. Heureusement le remède est clairement in- diqué par l'état de nos mœurs aux bonnes époques et par la pratique actuelle des peuples prospères. Il se trouvera surtout dans la con- trainte morale imposée par le 6® et le 9^ com- mandement, sanctionnée par des lois civiles réprimant la séduction. S 37 LA RÉFORME , EN RÉ3UMÉ , DOIT SURTOUT RESTAURER LA RELIGION , RÉTABLIR LE TESTAMENT ET RÉPRIMER LA SÉDUCTION. En résumé, la France doit opérer aujourd'hui trois réformes essentielles , dont la nécessité est démontrée par les alternances du bien et du mal pendant les quatre dernières époques de notre histoire (§§44à47). Après la décadence gallo-romaine (§ 43), la France a eu deux grandes époques de prospé- rité : la première, créée lentement du v® au XIII® siècle (§ 44); la seconde, ramenée rapide- ment pendant la première partie du xvii® siècle, sous le règne des deux premiers Bourbons (§ 46). Mais la décadence est revenue à deux reprises : une première fois , au xvi® siècle avec les guerres religieuses (§45); une seconde fois, 222 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME au XVIII® siècle avec la monarchie absolue et la révolution (§47). Du XIV® au xvi® siècle, le mal vint surtout des clercs et des gouvernants. Le Décalogue avait gardé son empire sur les esprits, et la Coutume continuait à faire régner Tordre mo- ral et matériel dans la masse de la nation. Mais celle r ci, privée de ses droits traditionnels par les empiétements de la monarchie, tenta sans succès de rétablir Tordre moral par la guerre civile ; et elle n'aboutit qu'à ruiner Tordre matériel (§ 15). La réforme du xvii® siècle fut l'œuvre de deux souverains absolus qui ne pos- sédèrent qu'une partie des qualités indispen- sables à leur fonction, mais qui surent, Tun et l'autre, se compléter par la collaboration des plus grands hommes de leur temps (§ 46). Malheureusement le bien que la monarchie absolue avait j)roduit, grâce à Tesprit judicieux de Henri IV et de Louis XIII , s'est trouvé détruit par l'incapacité et le vice de leurs successeurs (§ 47). Depuis Louis XIV, le mal est revenu avec des caractères fort différents de ceux qui s'étaient montrés "au xvi® siècle. Le. Décalogue a perdu son autorité sur les chefs de la société, et la Cou- tume est presque* partout abandonnée ; en sorte que la corruption s'étend de plus en plus à toutes les classes de la nation. Celle-ci, à la vérité , a reconquis par la révolution le droit de § 37 — RESUME : LES TROIS REFORMES ESSENTIELLES 223 contrôler les pouvoirs sociaux ; mais elle a perdu, avec ses vieilles mœurs, la faculté d'en user uti- lement. Elle a pu conjurer le retour des scandales qui furent donnés par ses gouvernants sous l'an- cien régime en décadence. Elle a même ramené ses clercs aux vertus du ix® siècle (§ 44), en les soumettant aux persécutions de la Terreur, puis aux incessantes critiques du scepticisme. Mais, d'un autre côté, les classes les plus nombreuses, qui étaient restées intactes sous les régimes anté- rieurs ont été corrompues, à leur tour, par deux influences principales : elles ont suivi le mau- vais exemple des classes dirigeantes; elles se sont exposées trop brusquement à la corruption que fait naître l'exercice de la souveraineté *. 1 Les nations qui ont recours à un régime électoral pour re- nouveler fréquemment les pouvoirs publics , communiquent , en général , aux électeurs l'orgueil et la vénalité , c'est-à-dire les vices habituels aux autres classes de gouvernants. Ce désordre, peu sensible dans de petites localités où se conserve le respect des Autorités sociales, prend des proportions redoutables chez les grandes nations. Il grandit d'autant plus qu'on étend davan- tage le droit de suffrage aux classes les moins morales ou les plus besoigneuses. U a les mêmes conséquences que l'abus des autres pouvoirs. La corruption de l'autorité engendre aussi sûre- ment la bassesse chez le candidat qui brigue le suffrage d'élec- teurs vénaux, que chez le courtisan qui recherche la faveur d'un roi corrompu. Ce mal a pris , en moins d'un siècle , de si grandes proportions aux États-Unis, qu'il semble réclamer un prompt remède (§60). Dans un moindre laps de temps, il a déjà acquis en France une certaine gravité. En 1869, cer- tains corps électoraux ont évidemment dépassé , en tyrannie et ' en cynisme, beaucoup de mauvais rois. Sans doute la corruption des électeurs ou des rois ne condamne pas plus certaines formes 224 CHAPITRE IV — LE RETOUR AU BIEN, OU LA RÉFORME Au surplus , les maux les plus dangereux de notre temps viennent moins de la corruption des mœurs que du désordre des idées. D'innom- brables erreurs ont été propagées depuis deux siècles. Parmi les plus redoutables se placent, en première ligne, celles qui détruisent systé- matiquement les trois principales formes du respect (§ 34). C'est pourquoi la réforme doit avoir pour point de départ la restauration des vérités qui commandent le retour à la religion, le rétablissement de la liberté testamentaire , la répression des faits de séduction. de gouvernement que la corruption des clercs ne condamne la religion; mais ces considérations viennent à l'appui de deux conclusions de cet ouvrage , savoir : que les nations ne pros- pèrent qu'en restant soumises à la loi du Décalogue ; que les institutions doivent avoir pour objet principal de conjurer la corruption chez toutes les classes de gouvernants, chez ceux surtout qui joignent à la plus grande somme d'autorité la moindre dose de responsabilité personnelle. Les électeurs , exer- çant leur autorité à Faide du scrutin secret, sont particulière- ment dans ce cas. Une nation qui n'a pu créer un régime stable avec la royauté et un système électoral fondé sur la richesse et le talent , s'ex- pose à de plus graves mécomptes en associant tous les citoyens à la souveraineté. Le peuple peut, en effet, contrôler un roi et une classe restreinte , corrompus par Texercice du pouvoir : mais qui contrôlera le peuple entier poussé au désordre et à la vénalité par Tabus du droit de suffrage? CHAPITRE V LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES § 38 RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONCXRNANT LK RELIGION. Pendant trente années de vovages et d'é- tudes, je n'ai jamais entendu un Russe, un Anglais ^ ou un Américain du Nord élever une objection contre la pratique de la religion . Malgré la diversité de leurs constitutions sociales , nos trois émules s'honorent également de sanction- ner, autant que possible , cette pratique par les institutions et par les mœurs. Il en est autrement des Français. Beaucoup parmi eux croient que les sociétés humaines 1 On voit reparaître aujourd'hui, dans la littérature de la Grande - Bretagne , quelques symptômes du scepticisme qui avait disparu depuis Tépoque de Georges UI ; mais cette évo- lution est toute nouvelle, et elle n'a point jeté ses racines dans le pays. Elle nous montre d'ailleurs , une fois de plus en action , cette loi- de l'histoire (§ 10) qui ramène périodiquement chez les grandes nations des alternances de vice et de vertu. 226 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES peuvent prospérer sans pratiquer un culte pu- blic et sans se fortifier par la prière. Quelques- uns même vont jusqu'à nier l'existence de Dieu. Pour la première fois depuis la fondation du christianisme , ces doctrines ont été hautement affirmées sous le régime de la Terreur. Depuis lors, il s'est produit dans les institutions un retour partiel vers la vérité ; mais beaucoup d'er- reurs subsistent encore ; elles tendent à abroger de plus en plus le respect de Dieu dans la vie privée et dans la vie publique. Tous les hommes qui comprennent l'urgence de la réforme morale, doivent combattre des erreurs condamnées par les coutumes et les opinions des peuples prospères. Ces erreurs touchent à tous les éléments de la vie sociale : elles soulèvent, par conséquent, des questions nombreuses et complexes. J'ai traité ces ques- tions avec détail dans mon précédent ouvrage * ; et je m'applique sans relâche à rpfuter, autant qu'il dépend de moi, cette partie de nos erreurs dominantes. Cependant je ne saurais faire entrer complètement cette réfutation dans le cadre du présent travail. Je me bornerai ici à combattre, par un précis sommaire, les objections qu'op- posent à la religion trois classes de personnes : celles qui nient, au nom de la science, l'exis- 2 La Réforme sociale. — Voir particulièrement: ch. i", § 15. § 38 — TROIS OBJECTIONS CONTRE LA RELIGION 227 tence de Dieu; celles qui craignent, avant tout, la corruption des clercs; celles qui redoutent spécialement l'esprit envahissant du catholi- cisme et de la papauté ^. S 39 l"^* OBJECTION : l'idée DE DIEU EST RÉFUTÉE PAR LA SCIENCE DE LA NATURE. Les attaques qui s'adressent maintenant à la religion diffèrent beaucoup , dans leur principe et leurs moyens d'action, de celles qui ont eu heu dans le passé. Sous les derniers Valois (§ 45), comme sous les Bourbons en décadence (§47), les sceptiques qui se firent un nom par leurs talents se pro- posaient surtout d'être utiles à l'humanité; et, dans leur opinion , leur doctrine avait un carac- tère éminemment social. Ainsi que les croyants, ils considéraient la vérité comme la source de tout bien ; mais, en voyant les maux produits par l'abus de la religion, ils pensaient être en droit de conclure que celle-ci n'était qu'une erreur. 3 J'omets naturellement, dans cet exposé, les considéra- tions qui , dans ces derniers temps , ont été présentées avec une compétence spéciale par des clercs éminents. A cette occa- sion je signale notamment l'éloquent ouvrage du R. P. Félix, ayant pour titre : Le Progrès par te Chrisfmnisme , 1 vol. in-8"; Paris , 1868. 228 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES REPONSES A la première époque (§15), par exemple, les dissidences religieuses provoquées par un clergé corrompu avaient amené notre pays aux der- niers degrés de la souffrance. La religion, qui, à répoque précédente , rapprochait les hommes (§14), était devenue le principal moyen de les diviser. Les discordes religieuses, fournissant de nouveaux aliments aux dissensions civiles, engendraient partout l'assassinat, la guerre, le pillage et le massacre. Dévastée par la violence, dégradée par la haine, la France, lors de l'assas- sinat du dernier Valois (1589), avait perdu à la fois le bien-être matériel et le sens moral. Beau- coup de gens de bien furent alors conduits à enseigner qu'il serait utile de détruire dans les cœurs les croyances qui étaient la cause ou le prétexte de ces calamités. Montaigne et Charron (§ 15) se firent les interprètes de ce sentiment, et le propagèrent au sein des classes dirigeantes. Mais lorsque le génie de Henri IV (1598) et celui de Richelieu (1629) eurent rétabli les bonnes mœurs dans le clergé et la paix reli- gieuse* dans la nation, les propagateurs de ce scepticisme social se trouvèrent désintéressés; les croyances reprirent possession de l'empire qui leur appartient ^ ; et l'on vit briller aussitôt 1 « C'est par une espèce d'aberration de riotelligence , et à « l'aide d'une sorte de violence morale exercée sur leur propre « nature , que les hommes s'éloignent des croyances religieuses j 8 39 — 1° L'IDÉE DE DIEU RÉFUTÉE PAR LA SCIENCE 229 la grande époque de Vincent de Paul, de Condé et de Descartes (§16). Louis XIV, en ramenant, par son exemple et sa tyrannie, une. corruption plus dangereuse que celle des Valois, provo- qua le retour des mêmes vicissitudes. Cette fois la propagande antireligieuse prit de plus grandes proportions, sous deux nuances principales. Voltaire admit T existence de Dieu ; mais il com- prit peu le secours que les peuples prospères tirent de ce principe pour l'établissement d'un bon ordre social. Il prêcha souvent et pratiqua presque toujours une morale, relâchée. Son œuvre spéciale fut d'attaquer la religion par l'arme du ridicule. J.-J. Rousseau méconnut moins les principes : il conçut une plus haute idée de Dieu , et il comprit mieux le rôle de la religion. Mais, en fait, son erreur sur la perfec- tion originelle de l'homme contribua plus que la raillerie de Voltaire à ruiner la religion et à désorganiser la société. Il admit, en effet, que l'homme apporte en naissant toutes les facultés nécessaires pour s'élever, sans aucun ensei- gnement, aux lois de la morale et, s'il y a lieu, à la pratique de la religion. Cette erreur, démentie par tous les faits que révèle l'éduca- « une pente invincible les y ramène. L'incrédulité est un « accident, la foi seule est Fétat permanent de l'humanité. » (A. de Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, t. V\ p. 359.) . 230 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES REPONSES tion de l'enfance et de la jeunesse , fut cepen- dant adoptée par une foule d'esprits. Jefferson ^ tenta en vain de la propager aux Etats-Unis, dans un milieu social protégé par le christia- nisme et par la frugalité (§ 8); mais les germes que sema<îe grand homme égaré se développent aujourd'hui dans de nombreuses cités enrichies par le commerce. Les classes dirigeantes de l'Europe trouvèrent près d'elles, dans la cor- ruption des cours et des villes, un milieu tout préparé à recevoir les enseignements de Vol- taire et de Rousseau ; elles formèrent ainsi le personnel de la révolution, qui, en France, aboutit en deux années au régime de la Terreur. Cette seconde éruption du scepticisme social s'apaisa lorsque les souverains et les peuples aperçurent les maux qu'elle avait déchaînés, 2 « C'est perdre son temps que de suivre des leçons sur cette a matière (la morale). L'homme était destiné à vivre en so- ft ciété : il fallait que sa moralité fût conforme à ce but... Le « sens moral vient à l'homme comme ses jambes et ses bras. » (Mélanges politiques de Jefferson, Conseils à un jeune homme , t. I", p. 298.) Quant à la religion, Jefferson admet, avec J.-J. Rousseau, que le jeune homme ne doit s'en occuper que lorsqu'il peut se guider par les lumières de son propre juge- ment. Or on blesserait moins la raison et l'expérience en déclarant que chacun peut s'élever spontanément à la connais- sance des sciences physiques et des métiers manuels ou intel- lectuels : car le jeune homme , parvenu à l'âge de raison , n'a aucun intérêt à repousser ces dernières connaissances, tandis qu'il est excité^ par ses passions et son orgueil à se révolter contre les lois de la morale et de la religion. § 39 — 1<> L'IDEE DE DIEU REFUTEE PAR LA SCIENCE 231 lorsque surtout la réforme du clergé et la liberté religieuse commencèrent à produire leurs fruits habituels. Elle aurait pris fin depuis longtemps, si les hommes éclairés de notre époque, prenant exemple sur leurs ancêtres du xyii^ siècle, s'é- taient ralliés à une commune notion de la vérité. Malheureusement ce résultat a été retardé par les passions et les erreurs issues de la révolu- tion (§§ 50 à 64). En ce moment, il semble être plus que jamais reculé par une doctrine qui nous vient surtout d'Allemagne , et qui pourrait être appelée le scepticisme scienti- fique, ou le naturalisme^. C'est sur l'autorité de cette nouvelle erreur que se fonde principale- ment la première objection. Le scepticisme scientifique ne prend plus son point de départ dans les désordres sociaux éma- nant des personnes qui abuseraient de la reli- gion, mais seulement dansl'observation dumonde physique. Les sciences physiques, disent les nouveaux docteurs \ n'assignent à l'homme 3 Une variété de cette doctrine, sous le nom de Nihtlisfue, parait se répandre chez les classes lettrées de la Russie ; et il semble qu'elle donnera prochainement de g^rands embarras à un gouvernement identifié avec une Église où les croyances sont plus fermes qu'éclairées (§05). = 4 Ce précis du scepti- cisme scientifique me parait être un résumé fidèle des lec- tures et des entretiens auxquels je me livre depuis longtemps. Je prie à l'avance les honorables auteurs de la doctrine de m'excuser si, contre mon intention , j'ai dénaturé leur pensée. Je me ferais, dans ce cas, un devoir de réparer ma faute 232 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES aucune place exceptionnelle dans la nature : car il se confond par des transitions insensibles avec les autres animaux ^ ; et rien n'indique qu'il ait une destinée qui lui soit propret Le bien-être dans Fédition suivante : je substituerais à ce précis un texte de même étendue, approuvé par un représentant autorisé de ces principaux auteurs , et notamment de MM. Baumgaertner, Buchner , Burmeister , Gotta , Czolbe , Feuerbach , Giebel , Huschke, Loewenthal, Lotze, Moleschott, Muller , Orges , Ross- maessler, Strauss, C. Vogt, R. Wagner, Zimmermann, etc. Pour éviter à ce sujet toute chance d'injustice, j'avais d'abord entrepris de citer simplement des textes empruntés à ces auteurs; mais je reconnus bientôt que, malgré l'impartialité de mon choix, des citations partielles ainsi groupées avaient le caractère d'une diatribe. J'arrive ainsi à constater que, pour réfuter des erreurs aussi profondes , un auteur n'a qu'une alternative : analyser sous sa responsabilité les textes qu'il combat, ou les citer intégralement. En adoptant ce dernier parti, je serais évidemment sorti du cadre de cet ouvrage; et j'ai dû, en conséquence, m'en tenir au premier. J'invite, au surplus , le lecteur à se reporter aux écrits des auteurs ci-dessus cités. Celui qui ne connaît point la langue allemande pourra consulter la traduction française d'un ouvrage où ces auteurs sont fréquemment cités, savoir : Force et Matière, ou Études populaires d'histoire et de philosophie naturelles, par Louis Buchner; Paris, 1 vol. in- 8°, 1865. = 5 « Les meil- « leures autorités en physiologie sont actuellement assez d'ac- « cord que l'âme des animaux ne diffère pas de l'âme humaine en qualité, mais seulement en quantité. » {Ibidem, p. 234.) = 6 Cette affirmation semble tellement évidente à l'auteur qu'il ne prend pas même la peine de la signaler, au début de son livre, à l'attention du lecteur. J'ai vainement cherché une men- tion de l'ordre moral dans un ouvrage qui traite de la destinée des êtres, de Fâme, de Dieu et de la vie future. Seulement l'auteur, se ravisant à la fin de son œuvre, formule ainsi les dernières lignes de sa conclusion : a Qu'il nous soit permis, en « dernier lieu , de faire abstraction de toute question de morale (( et d'utilité. L'unique point de vue qui nous dirige dans cet § 39 — 1° L'IDÉE DE DIEU RÉFUTÉE PAR LA SCIENCE 233 OU le malaise des sociétés humaines ne se lient aucunement à la pratique ou à Toubli de la re- ligion. Pour rtiomme, comme pour les autres êtres organisés , ils sont la conséquence néces- saire des lois du monde matériel. La vraie science n'a donc à se préoccuper ni de religion, ni de morale , ni même de ce qui est utile à l'espèce humaine. La matière et les forces qui en éma- nent sont les seules réalités qu'on puisse voir et toucher : ce sont aussi les seules dont l'ami de la vérité doive tenir compte. La religion et la morale qu'elle enseigne ne peuvent être appuyées sur aucun fait matériel : elles ne sont donc que men- songe, illusion ou vanité % et à l'avenir il ne faut plus s'en préoccuper. Le savant doit désor- mais remplacer le prêtre, en ce qui touche la direction des sociétés : fortifié par les décou- vertes qui ont illustré notre époque , il doit con- « examen, c^estla vérité. La nature n'existe ni pour la religion, « ni pour la morale, ni pour les hommes; elle existe pour elle- « même. Que faire, sinon la prendre telle qu'elle est?... L'étude « empirique de la nature n'a pas d'autre but que la recherche de « la vérité , que celle-ci soit consolante ou désolante , selon les « idées humaines, qu'elle soit esthétique ou non, logique ou (( non , qu'elle soit conforme ou contraire à la raison , néces- « saire ou miraculeuse. » {Ibidem, fin.) = 7 « La philoso- « phie scolastique de nos jours, pleine d'une vanité présomp- « tueuse, s'imagine d'avoir enterré ces idées... sous la déno- « mination de matérialisme. Mais cette philosophie baisse de « jour en jour dans l'estime publique , en raison de la marche « progressive des sciences empiriques. Or ces sciences démon- « Irent avec évidence...]» {Ibidem, préface, p. vi.) 234 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES quérir enfin la haute situation que n'ont pu prendre les philosophes de l'antiquité ^. En ré- sumé , la science , cette lumière souveraine des nations modernes , est autorisée à nier Dieu et la religion. Cette conclusion est d'ailleurs justi- fiée par la pratique des peuples célèbres, qui deviennent d'autant moins religieux qu'ils sont plus savants. Les efforts qu'on veut faire pour revenir à la religion iraient donc à l'inverse du mouvement réel des sociétés. J'oppose à cette doctrine les réponses sui- vantes. On viole les plus évidentes règles de la mé- thode d'observation en jugeant , et à plus forte raison en niant, au nom des'sciences physiques, des phénomènes qui appartiennent exclusive- ment au domaine de la science sociale. On pré- tend soumettre l'humanité à l'autorité de sciences fort secondaires et qui, par ce motif, ne se sont constituées que de nos jours. On regarde, au contraire, comme non avenue la connaissance de l'homme moral et religieux , cette science par excellence^, qui, depuis les premiers âges de 8 Des doctrines semblables ont été enseignées de tout temps, et en partie même par les plus anciens philosophes grecs ou indous ; mais elles manquaient de base , et ce n'est que par le progrès des sciences naturelles qu'elles ont trouvé cette base. (Ibidem, préface, p. v.) = 9 Le scepticisme scientifique est inspiré par l'orgueil humain, en révolte contre l'autorité di- vine: cependant, comme le rappelle une note suivante (n. 11), § 39 — t" L'IDÉE DE DIEU RÉFUTÉE PAR LA SCIENCE 235 rhumanité , a occupé les plus grands esprits et a créé , de progrès en progrès , les milieux so- ciaux où les sciences physiques ont pu enfin se développer. Ce dédain pour la science sociale est condamné par l'histoire et la raison, comme par les vraies autorités des sciences physiques. Cette science se compose , en partie , de faits qui prennent à la surface de la planète une place de plus en plus prépondérante : à ce seul point de vue, elle occuperait de beaucoup le premier rang parmi les sciences d'observation ; et , à vrai dire, les sciences physiques n'en sont qu'une dépendance (n. 9). Les hommes éminents qui ont le mieux étudié et coordonné les faits de la chimie, de la physique, de l'astronomie et des autres sciences naturelles, n'ont point pensé qu'ils eussent qualité pour s'immiscer dans les faits de la religion et de l'ordre moral. Cette erreur n'a guère été commise que par les per- sonnes qui, ayant peu réfléchi sur les phé- nomènes de la science sociale , ou ayant seule - ment fixé leur attention sur quelques détails des il tend , par son principe même , à ne voir dans l'homme que les qualités de la brute et, par conséquent, à prendre pour idéal les races sauvages et dégradées. Tous les penseurs qui ont vu , dans la soumission à Dieu , l'état naturel de l'homme ont , au contraire, été conduits à concevoir une haute idée de la dignité humaine. Ainsi M. de Bonald a dit : « Que sont toutes les a sciences auprès de la science de la société ? et qu'est l'univers « lui-même si on le compare à l'homme? » {Théorie du pou- voir, Paris, 1796, t. I", p. VI.) 236 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES sciences physiques, n'ont connu nettement ni la méthode qui est propre à ces dernières, ni les limites qu'elles ne doivent pas dépasser. Les phénomènes des deux groupes de sciences sont profondément distincts , dans le temps pré- sent comme dans l'histoire. Après des milliers de siècles , pendant lesquels la terre n'a été soumise qu'à des phénomènes de Tordre phy- sique, la religion et l'ordre moral ont fait leur apparition avec le premier homme dont la tradition ait gardé le souvenir. Depuis lors, les phénomènes religieux et moraux n'ont cessé de se développer avec le genre humain, et ils ont dominé de plus en plus les faits purement physiques. Dans tous les temps , sous tous les climats , chez toutes les races, la religion est aussi ca- ractéristique pour les sociétés humaines que la nutrition , absente chez les minéraux , est essen- tielle aux êtres organisés. Exclure Dieu et la religion du monde social, par cela seulement qu'on ne les voit pas dans le monde physique , est une doctrine aussi peu judicieuse que le serait celle qui, ne voyant point dans le règne minéral la nutrition, prétendrait l'exclure du règne organique. Voir seulement dans l'homme des organes physiques, c'est une seconde in- conséquence , analogue à celle du zoologiste qui prétendrait décrire l'abeille sans mentionner § 39 — 1® LMDÉE DE DIEU RÉFUTÉE PAR LA SCIENCE 237 la production du miel. On pourrait encore carac- tériser cette aberration en la comparant à celle du chimiste qui , réduisant la plante à ses élé- ments minéraux, déclarerait vaine la science du botaniste voué à l'étude des merveilleux phénomènes du règne végétal. Les docteurs du scepticisme scientifique commettent donc un attentat monstrueux contre la méthode et une mutilation sacrilège de la vérité , lorsqu'ils pré- tendent exclure de la science de l'homme (n. 6) les admirables phénomènes de la religion, de la morale et de la raison. D'un autre côté, il est faux d'affirmer que la religion s'éteint à mesure que les sociétés se perfectionnent. L'erreur incessamment repro- duite à ce sujet, depuis le xviii<^ siècle, par toutes les classes de sceptiques, est refutée par les enseignements de l'histoire, comme par ceux du temps présent*^. Certains peuples, à la vérité > it> En 1832, selon M. de Tocqueville, les Américains des États-Unis considéraient la conservation des libertés civiles et politiques comme subordonnée à celle des croyances religieuses. Cette conviction s'est affaiblie dans les agglomérations urbaines , corrompues par la richesse; mais elle domine encore dans le reste du pays, a Toutes les républiques américaines sont soli- < daires , disaient - ils ; si les républiques de TOuest tombaient (.( dans l'anarchie ou subissaient le joug du despotisme , les « institutions républicaines, qui fleurissent sur les bords de «• Tocéan Atlantic[ue, seraient en grand péril; nous avons donc « intérêt à ce que les nouveaux États soient religieux , afin « qu'ils nous permettent de rester libres... C'est le despotisme, ft ajoute M. de Tocqueville , qui peut se passer de la foi , mais 238 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES REPONSES ont négligé la rebgion , tout en conservant d'a- bord une certaine célébrité dans les sciences et les arts ; et la France en particulier a donné , à deux reprises, l'exemple d'un tel ordre de choses (§§ 15 et 17). Mais cette apparence de prospérité n'a pu faire longtemps illusion : elle a été bientôt démentie par les symptômes ha- bituels de la décadence. Les peuples prospères, qui offrent plus que les peuples célèbres le crité- rium du bien(§ 7), se placent comme savants à des hauteurs très - inégales ; mais ils sont tou- jours les plus religieux; d'où l'on doit conclure que c'est la religion, et non la science, qui fait leur prospérité. Pour procéder scientifiquement dans leur lutte contre Dieu et la religion, les sceptiques au- raient à produire un premier fait à l'appui de leur thèse : ils devraient nous montrer au moins (( non la liberté. La religion est beaucoup plus nécessaire dans la « république qu'ils préconisent que dans la monarchie qu'ils atta- « quent, et dans les républiques démocratiques que dans toutes a les autres. Comment la société pourrait - elle manquer de « périr si , tandis que le lien politique se relâche , le lien mo- (( rai ne se resserrait pas ; et que faire d'un peuple maître de « lui-même, s'il n'est pas soumis à Dieu?... En même temps ce que la loi permet au peuple américain de tout faire , la reli- « gion l'empêche de tout concevoir et lui défend de tout oser. » {La Démocratie en Aménque , t. I", chap. xvii.) — On peut apprécier la sagesse de ces anciennes opinions du peuple amé- ricain, en voyant ce que peuvent oser aujourd'hui, dans les réunions de Paris, comme dans les congrès de Suisse et de Bel- gique, des hommes qui n'ont plus pour les croyances reli- gieuses que haine ou mépris. § 39 — 1** L'IDÉE DE DIEU RÉFUTÉE PAR LA SCIENCE 239 une race d'hommes qui , sans connaître et ado- rer Dieu , devancerait les autres dans la culture de ces sciences qu'on signale comme l'unique source de la vérité. Et, comme ce fait ne s'est présenté spontanément chez aucun peuple, ils devraient imiter certains réformateurs contem- porains, c'est-à-dire fonder de toutes pièces une colonie justifiant, par ses succès, la fécondité du scepticisme. Aussi longtemps qu'une telle société ne sera pas constituée , on aura le droit de condamner absolument, au nom de la science, les doctrines qui nient Dieu et la religion. A la vérité, quelques partisans du scepti- cisme scientifique prétendent que cette expé- rience est faite : ils s'appliquent à établir qu'il existe des races complètement étrangères à la notion de Dieu. Les faits allégués, s'ils étaient soumis à un contrôle méthodique , n'offriraient aucune garantie d'observation scientifique. Mais, pour prouver qu'ils sont sans valeur, il n'est nullement nécessaire de recourir à des en- quêtes plus approfondies : il suffit de cons- tater qu'on ne produit à l'appui de ces allé- gations qu'une liste de races dégradées *'. 11 M. L. Buchner cite àTappui de ses assertions : les Indiens deTOrégon, les Galoches (tribu indienne), les Tuscs (race mongole), les Gorrados (Brésil) , lés sauvages autochthones de TAmérique du Sud , les indigènes de TOcéanie , les Béchuanas (Afrique méridionale), les Caffres, les Hotteutots, les Bos- chismans, les Indiens Schinuk, les indigènes deKingsmill(Mi- 240 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES REPONSES Est-ce donc là l'idéal auquel aboutit fatale- ment le naturalisme par le principe et la mé- thode qui lui sont propres? La nouvelle école allemande prétend- elle nous offrir comme mo- dèles les Galoches et les Hottentots, en atten- dant la découverte de quelque autre race qui, ayant renoncé à tout culte , même à celui des fétiches, serait encore plus loin de Dieu et plus près de la brute? Je ne sais si les docteurs qui ne voient dans l'usage de la raison et le bonheur de l'humanité que des particularités étrangères à la recherche du vrai, auront le courage d'arriver jusqu'à cette conclusion de leur système; mais je doute que ce système, exposé sans équivoque , obtienne les succès qui ont pu être momentanément acquis au scepti- cisme social des Français. En résumé, les partisans du naturalisme, en faisant cette incursion peu judicieuse dans le domaine de la science sociale, n'ont nulle- ment démontré leur thèse : loin de là , ils ont eux-mêmes donné l'argument qui la réfute lé mieux. Les sceptiques, qui prétendent détruire la tradition universelle par la méthode d'ob- servation, trouveront peu d'adeptes parmi les cronésie méridionale), les Indiens de la Nouvelle - Grenade , les Karens (du Pégou), certains indigènes de Sumatra, les nègres d'Oucouyama (Afrique méridionale), et les Océaniens des îles Fidji. (Force et Matière, p. 190 à 193.) s 40 — 2° LA CORRUPTION DES CLERCS 241 peuples civilisés, tant qu'ils ne citeront comme exemple que des sauvages. D'ailleurs, tant qu'ils ne se présenteront eux-mêmes que dans des sociétés imbues de fermes croyances, on sera fondé à dire qu'ils tirent les qualités dont ils s'enorgueillissent, non de la science qui leur est propre, mais du milieu qui les a nourris. On les assimilera justement à ces parasites du règne végétal qui puisent la substance de leurs fleurs et de leurs fruits, non dans le sol, source de toute fécondité , mais dans les robustes plantes auxquelles ils s'attachent. S 40 2™* OBJECTION : LES AVANTAGES DES RELIGIONS SONT ANNULÉS PAR LES INCONVÉNIENTS DE LA CORRUPTION CLÉRICALE. Selon la seconde objection, les religions ne se maintiennent guère que par l'intervention d'un clergé ; et, en général , elles lui attribuent sur les âmes une autorité considérable. Or, quand les clercs possèdent toutes les vertus de leur pro- fession , quand ils se dévouent exclusivement au bonheur de leurs ouailles, ils ne gardent pas tou- jours, dans l'accomplissement de leur mission, la mesure convenable. Ils se trouvent alors con- duits par excès de zèle à abuser de l'autorité qu'on leur accorde, puis à dominer la famille et l'État, au lieu de les servir. Enfin, lorsqu'ils 7* 242 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES REPONSES ont obtenu de la reconnaissance des peuples un rang élevé dans la hiérarchie sociale, ils donnent à la longue contre Técueil où vont échouer tôt ou tard les classes riches et puis- santes : ils tombent dans le désordre et pro- pagent autour d'eux la corruption. Les peuples doivent donc à l'avenir supprimer la fonction des clercs , afin de laisser aux laïques leur légi- time influence. Et, en renonçant tout d'abord à l'utile concours que peut donner un clergé digne de sa mission , ils conjureront les maux qui éma- neraient plus tard d'un clergé corrompu. Je réponds que les clergés ne sont pas plus corruptibles que d'autres classes également né- cessaires ; et j'ajoute qu'aucun peuple civilisé n'a pu jusqu'à présent se passer de leur inter- vention. Les chances éventuelles de corruption et les abus d'autorité ne sont pas spéciaux aux clercs : ils se développent plus facilement encore parmi les autres classes dirigeantes , et surtout parmi les gouvernants. C'est parmi ces derniers que naît habituellement le mal; c'est d'eux que pro- viennent les désordres qui compromettent un état traditionnel de prospérité. Mais, d'un autre côté, les peuples ne s'élèvent à une certaine hauteur que sous la direction d'un bon gou- vernement. Ceux qui se priveraient, dans le présent, des bienfaits qui en émanent par la § 40 — 2<* LA CORRUPTION DES CLERCS 243 crainte des maux qui en peuvent résulter pour l'avenir, se condamneraient à une perpétuelle infériorité. Il ne faut pas seulement examiner si un clergé peut se corrompre un jour ; il faut également se demander s'il est un moyen in- dispensable de perfectionnement, lorsqu'il pos- sède les vertus de sa profession. Or cette der- nière question est résolue affirmativement par l'histoire, comme par l'état actuel des sociétés. Plusieurs sectes chrétiennes ont tenté , à l'imi- tation des patriarches de la Bible, de conserver l'ordre moral par le sacerdoce spontané des pères de famille. Les membres de la société des Amis ^ ont résolu ce problème, depuis trois siècles, avec un dévouement et un succès qu'on ne saurait trop admirer. Ils ont réussi, en effet, à se pré- server de la corruption propagée ailleurs, dans le même laps de temps, par certains clergés. Mais , au milieu de ces succès , les Amis eux- mêmes ne se méprennent pas sur le rôle modeste qu'ils remplissent en présence des autres cultes. Malgré tous leurs efforts, ils sont restés dans le christianisme à l'état d'exception. Les Amis ne sont représentés en France et sur le Continent que par quelques familles. En Angleterre et aux Etats-Unis, où ils se sont particulièrement mul- 1 Les Amis sont habituellement désignés sous le nom de Quar kers. Voir la description de cette société (Réforme sociale, 3« édi- tion, t. I*"-, p. 131). 244 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES REPONSES tipliés , ils forment à peine , dans quelques loca- lités, le centième de la population. Les Amis savent très -bien qu'ils ne sauraient guère prétendre à un plus grand développement ; ils apprécient hautement les services des divers clergés chrétiens; ils ne se flattent pas de les remplacer ; ils s'efforcent seulement de pratiquer le Décalogue mieux que la majorité des autres communions religieuses. De même que les sa- vants sceptiques ne peuvent acquérir quelque renommée que dans des sociétés imbues de fermes croyances (§ 39), les Amis n'ont jamais prospéré qu'au milieu de chrétiens fervents di- rigés par des clergés. Les clergés ne sont donc pas moins néces- saires que les religions à la prospérité des peu- ples. L'intervention des clercs offre d'immenses avantagés quand on a trouvé l'organisation qui conjure autant que possible les chances de cor- ruption. J'ai signalé ailleurs *, entre autres solu- tions de ce problème , les admirables exemples qu'offrent de nos jours les clercs catholiques, surtout dans les Etats où ils sont en présence d'un autre clergé dominant. Je rappelle en outre plus loin qu'ils ont un rôle prépondérant , en Amérique^, dans l'un des États modèles de notre temps (§70). 2 La Réforme sociale, 3e édition, t. I", p. 142. §41 — 3° LES ABUS DU CATHOLICISME 245 \ §41 3™* OBJECTION : LE CATHOLICISME EST DEVENU INCOMPATIBLE AVEC LA LIBERTÉ DES PEUPLES ET LES MEILLEURES ASPIRATIONS DE l'esprit MODERNE. Selon la troisième objection, les inconvé- nients qui peuvent résulter de la pratique des religions et de l'intervention des clergés sont particulièrement sensibles dans le catholicisme. En revenant aux croyances religieuses, la France ne ferait , 'au fond , que restaurer chez elle un pouvoir fort envahissant. Elle s'exposerait de nouveau aux empiétements qui furent commis , au moyen âge , par la hiérarchie ecclésiastique et la papauté contre la liberté des individus et l'autorité des souverains. En même temps, elle s'écarterait des idées qui animent les peuples les plus prospères de notre époque; et elle s'acheminerait ainsi vers la décadence , où sont déjà tombées beaucoup de nations catholiques qui ont joué autrefois un grand rôle dans le monde civilisé. L'État, dans ses rapports avec le catholicisme , doit toujours avoir en vue ces deux dangers. Il doit donc s'inspirer de deux règles principales : conjurer par une surveil- IsCnce sévère les empiétements du pape et du clergé; leur refuser tout concours, pour ne pas 246 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES contrarier les meilleures aspirations de l'esprit moderne. Je réponds à la première partie de cette objec- tion en faisant remarquer qu'elle offre au plus haut degré les caractères d'un anachronisme. Les dangers qui menacent aujourd'hui l'Oc- cident sont évidemment l'extension des diverses écoles de scepticisme , le morcellement indéfini des communions chrétiennes , et la perte du res- pect envers toute autorité, religieuse ou civile. On fait donc complètement fausse route quand on se préoccupe sans relâche de combattre les exagérations de la foi, les envahissements du catholicisme et l'ascendant moral de la papauté. A vrai dire , ceux qui sont absorbés dans ces préoccupations considèrent comme non avenus les changements qui se sont accomplis depuis quatre siècles. Nos gouvernants compromettraient même l'in- térêt politique du pays, s'ils persistaient dans la lutte sourde qui règne depuis longtemps entre l'État et l'Église. Ils renouvelleraient la faute qu'ils ont commise en continuant trop longtemps , contre la maison d'Autriche , l'hosti- lité traditionnelle de la maison de Bourbon. Ils tomberaient dans l'erreur de ces Anglais qui , se reportant à de vieux souvenirs et s'abandon- nant à la quiétude de leur situation insulaire, voient avec une satisfaction secrète les dissen- § 41 — 3^ LE8 ABUS DU CATHOLICISME 247 sions intestines et les rivalités de leurs voisins du continent. La décadence matérielle produite en Occident par l'antagonisme actuel des Etats, n'est pas moins dangereuse pour l'Angleterre elle-même que la décadence morale qui résul- terait d'un nouvel affaiblissement des croyances. 11 est évident, en effet, que cette décadence stimulerait au détriment de la prospérité géné- rale la redoutable alliance des deux grands empires, la Russie et les États-Unis, qui do- jninent déjà le nord des deux mondes. On est frappé de ces considérations à la vue des mesquines contestations que soulèvent en- core chez nous les rapports de l'Etat avec le clergé et la papauté. En présence des maux qui la menacent au dedans comme au dehors, la France devrait secouer les traditions d'un autre âge et se dégager de ces petits embarras. Elle ne sau- rait mieux faire que de prendre exemple sur la Prusse*, l'Angleterre^ et les Etats-Unis, qui, 1 Le gouvernement prussien a d'abord commis une grande faute en appliquant , avec des formes tracassières , le concordat de 1821 qui garantit la liberté religieuse aux provinces catholi- ques du Rhin détachées de la France en 1815 : il n'a alors ob- tenu d'autre résultat que d'entretenir chez les populations les regi-ets causés par cette séparation. Mais, depuis lors, il a ré- paré cette faute et atténué ces regrets ; il a même créé des sym- pathies utiles à l'exécution de ses projets séculaires en laissant en fait, sauf réserve de tous ses droits, une liberté complète aux catholiques rhénans. Ceux-ci trouvent de grandes satisfac- tions dans la liberté que leur accorde mainlenant la Prusse ; mais ils compteraient plus sur la durée de ce régime, si la 248 CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES REPONSES partis de situations fort différentes, convergent de plus en plus vers une même politique. En principe , nos émules se réservent fermement le droit de revenir aux mesures répressives que pourrait exiger la sûreté de l'État, en pré- sence des empiétements de la papauté. En pra- tique , ils laissent au pape , aux évêques et aux ministres des paroisses (§ 67) toute liberté de prendre, sous leur responsabilité person- nelle , les moyens propres à restaurer parmi les populations l'observation de la loi morale. Ils France l'appliquait à ses propres croyants. Cette simple exten- sion de la liberté religieuse accroîtrait beaucoup la sécurité des catholiques allemands. Elle rehausserait, dans leur opinion , le prestige de la France beaucoup plus que des actes éclatants qui leur semblent inspirés par un intérêt politique, plutôt que par un dévouement réel au catholicisme. = 2 L'Angleterre conserve plusieurs lois qui restreignent beaucoup la liberté des catholiques romains; mais elle les abroge peu à peu, de- puis 1828. (9, Georg. IV, c. 17.) Elle laisse tomber en désué- tude celles qui subsistent , parce qu'elle n'a créé , pour les ap- pliquer, aucune bureaucratie spéciale. Ainsi la bulle de 1851 , en vertu de laquelle le pape a rétabli les évêchés catholiques en Angleterre, y a reçu sa complète exécution. La hiérarchie catholique de l'Angleterre viole cependant l'ancienne loi du royaume et la loi spéciale (14 et 15, Vict., c. 60) votée par le Parlement immédiatement après la promulgation de la bulle. Une remarque analogue s'applique aux lois qui inter- disent le séjour de l'Angleterre aux membres de la Compagnie de Jésus. L'esprit nouveau qui règne chez les Anglais se révèle mieux encore dans la loi votée, le 31 mai 1869, par la chambre des communes à la majorité nie 114 voix sur 508 votants. Aux termes de cette loi, l'Église catholique est mise, en Irlande, sur un pied d'égalité avec les deux Églises établies d'Angle- terre et d'Ecosse et avec les cultes dissidents. § 41 — 3® LES ABUS DU CATHOLICISME 249 croient d'ailleurs trouver dans la présence de plusieurs cultes une garantie suffisante contre les abus que pourrait entraîner l'exagération de certaines tendances spéciales aux catholiques romains. Tous nos gouvernements se seraient épargné des difficultés s'ils avaient eu l'heu- reuse idée de suivre ces exemples. En se mon- trant désormais mieux avisés, ils procureront aux croyants des satisfactions infinies. Ils obtien- dront , tout en simplifiant leur tâche , la popula- rité qu'ils ont vainement cherchée' dans une multitude d'immixtions déplacées. Pour la reli- gion, comme pour les autres actes de la vie pri- vée ( § 67 ) , les gouvernants ont un facile moyen d'asseoir leur influence : ils doivent s'abstenir de toute intervention qui ne rentre pas dans leur mission spéciale; ils doivent surtout lais- ser les communions religieuses pourvoir, se- lon leurs convenances, à leurs propres intérêts. Dans l'état actuel des idées et des mœurs, un gouvernement ne saurait donner une satisfac- tion complète à tous ces intérêts : mais il doit tendre à les choquer le moins possible; et il atteint ce but en donnant aux croyants la liberté accordée par la constitution à tous les citoyens. Les personnes qui s'attachent à la seconde partie de l'objection semblent croire que, se- lon l'opinion même des catholiques , l'ÉgUse ne saurait subsister sans les honneurs et les pri- ÎSO CHAPITRE V — LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSKS vilcges accordés par l'État aux ministres du culte, ou sans les rigueurs exercées par le bras séculier contre les dissidents. Cette opi- nion témoignerait de l'incompatibilité qui existe entre le catholicisme et l'esprit moderne; car la pratique presque universelle des Européens refuse maintenant aux pouvoirs civils la faculté de contraindre par la force les citoyens à se confonner aux prescriptions d'un culte déclaré orthodoxe '. En France, où l'opinion publique sacrifie volontiers à l'omnipotence de l'État les droits de l'individu, de la famille et des associations privées , certains catholiques ont pu donner prise à cette fausse interprétation ; et en cela ils se sont inspirés, non de la doc- trine catholique , mais de l'eiTeur et de l'into- lérance inculquées à notre race par Louis XIV et la Ten-eur '. Une doctrine fort nette règne, 3 A vmi dire, la Bussic emploie seule aujourd'hui la forco pour conserver la pratique de la religion. En fait, TËtat Romain pa- rait avoir renoncé depuis longtemps àce procédé. LeR.P. Félli, duns son discours au congrès de Ualines , a Tort bien eiposé les trois phases de la vie de l'Ëglise, en les résumant dans les mois: Persécution, protection, literté, La phase actuelle n'est p.is inférieure aux autres, dans les diocèses calholiques di>s Liais protestants de l'Europe, des Ëlats-TTnis et du Canada (S 70). Il en sera de même cliei toutes les nations catholiques oii l'alliance de l'Ëglise et de l'Etal , n'étant plus fondée sur la con- trainte (5 8), sera complètement établie dans les cœurs. — * Les Français qui n'ont point habité l'étranger ignorent géné- ralement à quel point l'action de ces ileui déplorables gouver- nements a fait déchoir la France dans l'opinion des Européens. s (1 — 3» LES ABUS DU CAÎIIOLICISME 831 au contraire, hore de Fmnce, en ce qui touche les rapporta de l'Église et de l'État. Elle offre un caractère d'unanimité qui manque depuis deux siècles aux cattioliques français. Elle se trouve surtout dans les discours et les éciits des clercs et des laïques, qui, placés en prtî- sence de majorités non catholiques, sont inti- mement unis au pape et vivent en paix, dans leur diocèse , serrés autour de leur évéque ; qui exercent un prosélytisme efficace, fondé sur les inspirations de l'amour chrétien et sur la supériorité du savoir uni à l'éloquence; qui en outre démontrent l'excellence de leur pra- ti(]ue par le spectacle de leur prospérité tempo- relle. Selon cette doctrine, l'alliance offensive et L'^véque àa diocèse de. Uaycnce, qui fut séparé en 1815 de l'empire fran^ai^, compare, dans les terme; suivants, la siliis- tion Taile au uitojen en Allemagne el en France. ■ La vie poli- • tique et civile a disparu du peuple allemand i mesure que • l'absolutisme monarchique a tout absorbé et préparé tes voies f à l'absolutigme libéral. Cest la France qui a donné l'exemple... ( Nous voulons un gouvernement qui nous assuie la liberté alle- " mande, et non la liberté française; qui nous donne te ron L'ABUS DES LEGISTES ET DES FONCTIONNAIRES 323 conséquence, elles ne donnent point lieu aux froissements de toute sorte qu'engendrent les lois d'intérêt privé appliquées à un grand em- pire. Elles sont à la fois une évidente mani- festation des libertés privées et des infaillibles moyens d'ordre public. Les légistes, malgré la résistance des populations, mais avec l'appui des souverains, commencèrent à codifier les Coutumes de la grande époque de prospérité (§ 14); ils accomplirent la majeure partie de leur œuvre durant l'époque de décadence qui eut pour conclusion la chute des derniers Valois (§ 16); ils la complétèrent à peu près entière- ment pendant la révolution et le consulat; et ils s'efforcent de la continuer en détruisant les moindres restes d'autonomie locale. Ce but sera définitivement atteint si le Code rural, réclamé , par une regrettable méprise, dans l'intérêt de l'agriculture, est un jour promulgué avec l'ex- tension que désirent quelques-uns \ En formu- lant les Coutumes, les légistes leur ont enlevé leur qualité principale , la mobilité ; ils se sont attribué les fonctions du législateur en en dé- 1 C'est ce qui arriverait si le législateur prétendait régler par toute la France ce que chaque coutume locale a parfaitement réglé jusqu'à ce jour. 11 serait, par exemple, regrettable que la loi , abrogeant les libertés locales créées par l'ancien régime el respectées par le Code civil (art. 971), fixât uniformément la distance minimum qui doit être maintenue entre les plantations d'un domaine et la limite du domaine voisin. 324 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS pouillant les citoyens; ils ont empiété sur les libertés civiles les plus nécessaires et détruit les meilleurs germes de la liberté politique. Privé, par ces empiétements , du droit de gouverner la famille et la paroisse , le citoyen a bientôt perdu les aptitudes que développe l'exercice de ce droit; à plus forte raison est- il devenu inca- pable de gouverner la province et l'État. C'est à ce triste résultat qu'aboutit surtout l'œuvre des légistes : plus cette œuvre avance , moins les citoyens sont aptes à accomplir la réforme par leur libre initiative. Cette impuissance aug- mente, en même temps que la nécessité des réformes se fait sentir plus vivement : elle a nécessairement pour effet de développer sans cesse l'esprit de révolution. Le second abus a pour origine principale l'époque de corruption des derniers Valois (§ 15). Il est né de la préoccupation qui depuis lors a porté la plupart des souverains à étendre outre mesure leur autorité, et qui les a amenés, en fait, aux catastrophes de l'ère actuelle. Il a grandi avec la fatale politique qui a détruit les libertés provinciales et locales, qui a spolié par la violence ou la ruse les petites nations et annexé leurs territoires aux grands États, qui surtout a fait afficher par les rois la prétention irréalisable d'assurer, jusque dans les localités et même dans la vie privée , le bonheur de tous § 54 — 3" LES LÉGISTES ET LES FONCTIONNAIRES 325 leurs sujets. Il s'est manifesté, en France plus encore que dans les autres pays, par la multipli- cation des fonctionnaires et pai* l'accroissement des impôts. Au début de cette entreprise, à une époque où l'art de pressurer les peuples n'avait pas atteint la perfection qui lui a été donnée de nos jours, les derniers Valois résolurent le problème en organisant, dans un but fiscal, la création et la vente des charges publiques. Ce système financier reposait sur deux combinai- sons : d'une part, il obligeait les citoyens à subir dans leurs rapports privés, par exemple dans les ventes de denrées, des contrôles rui- neux pour les intéressés et inutiles à l'ordre social; de l'autre, il conférait au trésor, par les ventes de ces droits de contrôle, des recettes d'autant plus élevées que les citoyens étaient plus gênés, et soumis à des taxes plus fortes, au profit des nouveaux fonctionnaires. Rien n'a plus contribué à développer en France la haine des gouvernants; car ceux-ci, pour con- server cette source de recettes , étaient obligés de tolérer une foule d'exactions commises par les officiers de justice et de finances qui furent un des fléaux de l'ancien régime en déca- dence. La révolution abolit ces charges par la banqueroute ; et , pour remplacer ce genre d'im- pôt, elle employa un procédé plus condamnable encore, la confiscation. L'empire, en organisant 326 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS un bon régime financier, eut vraiment la gloire de supprimer définitivement cette sorte d'abus. Malheureusement , il crut devoir rétablir à titre gi^atuit des officiers publics chargés en partie de coopérer, moyennant un tarif officiel, au partage forcé et à la destruction des familles- souches. Dans le système impérial (K), ces fa- milles devaient être remplacées par de nouvelles familles stables, fondées sur les majorats; et la fonction des officiers ministériels ne devait avoir qu'une importance momentanée. Ce projet d'or- ganisation sociale ne s'est point réalisé. Les majorats ont été abohs par les vicissitudes de nos révolutions; le partage forcé a été imposé à toutes les familles; et, en conséquence, les profits des charges privilégiées n'ont pas cessé de croître. Ces profits acquièrent chaque année des proportions considérables, grâce à la liqui- dation de cent mille héritages et à la conduite de vingt mille procès (D). Là se trouve la prin- cipale difficulté de l'une des trois réformes es- sentielles (§§ 35 et 46). Les gouvernants ont, en équité , sinon en droit strict , la tutelle du com- merce des charges fondées sur le régime de contrainte qu'ils ont institué. Ils ne peuvent dé- grever les citoyens par la liberté testamentah^e , sans réduire beaucoup le produit des charges ministérielles : ils se heurtent donc aux mêmes obstacles qu'ont eu à vaincre, sous l'ancien ré- § 54 — 3<> LES LÉGISTES ET LES FONCTIONNAIRES 327 gime , ceux qui ont tenté de réformer cet abus toujours renaissant *. Le troisième abus est l'extension incessante de la bureaucratie, c'est-à-dire la multiplica- tion des agents non responsables rétribués par le trésor public. J'ai décrit ailleurs ^ l'origine , les développements successifs et les caractères actuels de l'institution; j'ai également indiqué les maux qui en dérivent et les remèdes qu'il faut y apporter. En ce qui touche le régime du travail , le principal inconvénient est de confier 2 La Réforme sociale, t. III, p. 307. — Qnand l'époque des vraies réformes sera venue, lorsque, au lieu de chang^er sans cesse les formes de la souveraineté j nous porterons enfin notre attention sur la vie privée et le gouvernement local , nous cons- taterons bientôt que les désordres sociaux émanant de la créa- tion des offices ministériels ne sont pas moindres maintenant qu'ils l'étaient au temps de Sully. Je signale, par exemple, aux personnes qui se dévoueront à cette difficile réforme l'utilité d'une enquête sur les manœuvres frauduleuses qu'entraîne , en beaucoup de lieux, le commerce des immeubles ruraux. Ces manœuvres pèsent lourdement sur les petit^ propriétaires, pour lesquels la révolution a témoigné une sollicitude plus bruyante que réelle. Une telle enquête, entreprise avec le concours d'an- ciens officiers ministériels, révélerait des faits de corruption qui dégradent singulièrement le caractère national. Cette cor- ruption s'étend de proche en proche, au-dessus du milieu qui en est la source. J'ai vu des personnes appartenant aux classes supérieures se livrer à des fraudes contrastant beaucoup avec les habitudes de loyauté qui prévalaient encore il y a quarante ans parmi les familles du même rang. J'ai vu dans ma jeu- nesse, mais je ne retrouve guère aujourd'hui , des hommes qui , ayant à vendre quelque objet, n'avaient qu'une préoccupation: c'était d'en signaler les défauts à l'acquéreur. = 3 La Réforme sociale, t. lU, p. 303 à 351. 328 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS aux fonctionnaires une foule d'attributions qui, chez les peuples libres, sont plus utilement remplies par les citoyens eux-mêmes, dans le cours de leurs rapports privés. A cette catégorie d'attributions appartiennent, par exemple, les subventions, les encouragements et les inter- ventions de toute sorte, tendant à améliorer l'agriculture et les autres arts usuels de chaque locahté. Ces services, confiés à des agents qui ne profitent pas du résultat, offrent en général un mauvais emploi de l'impôt : ils sont toujours entravés par des obstacles qui s'évanouiraient sous la dii'ection d'hommes plus intéressés au succès. Ici toutefois je dois prévenir un malentendu que pourrait faire naître cet exposé sommaire. La réforme nécessaire à la France n'aurait nullement pour conséquence d'amoindrir la situation actuelle des magistrats et des fonc- tionnaires. Loin de là, elle leur conférerait la légitime influence qui leur est acquise chez les peuples libres , et elle les débarrasserait d'attri- butions ou de privilèges qui les compromettent aujourd'hui. Ainsi, par exemple, en abrogeant définitivement, dans notre jurisprudence, une regrettable disposition de la constitution de l'an VIII *, elle effacerait chez les fonctionnaires 4 Décret du 22 frimaire, an VIII, art. 75: «c Les agents du « gouvernement autres que les ministres ne peuvent être pour- I 54 — 3° LES LÉGISTES ET LES FONCTIONNAIRES 329 le caractère bureaucratique qui les abaisse^; elle leur rendrait la haute situation que le principe de la responsabilité leur conserve, en Angle- terre, à tous les degrés de la hiérarchie ad- ministrative. La réforme, en augmentant l'im- portance et le salaire des nouvelles fonctions, diminuerait beaucoup le nombre des magistrats et des fonctionnaires; mais elle respecterait tous les droits acquis. Les peuples qui combat- tent sans cesse la corruption par la réforme attribuent des compensations et conservent tout au moins l'intégrité du salaire à ceux qui ne trouvent pas immédiatement, dans la nouvelle organisation , des avantages égaux à ceux dont ils jouissaient. J'ai insisté ailleurs ^ sur ce prin- cipe fondamental ; et je me suis souvent assuré qu'il n'est pas moins conforme à la raison et à l'expérience qu'à l'intérêt public et à l'équité. Les réformes vraiment fécondes ne sont jamais dirigées contre une classe de personnes : elles donnent satisfaction à tous les intérêts; elles élèvent à la fois la condition des citoyens dans la vie privée, et celle des fonctionnaires dans la vie publique. « suivis pour des faits relatifs à leurs fonctions qu'en vertu « d'une décision du conseil d'État. » = 5 Cette remarque s'applique , par exemple , à d'habiles fonctionnaires chargés de rédiger des documents utiles au public. Ces travaux sont pu- bliés ; en Angleterre , sous le nom de leur auteur ; en France , sous le nom d'un ministre qui ne les a pas lus. = ^ La Hé- fbrme sociale y t. HI, p. 502 (note). 330 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS S 35 4me DIFFICULTÉ : l'influence ANORMALE DES HOMMES QUI FONT PROFESSION DE PARLER OU D'ÉCRIRE. Les aptitudes éminentes qui confèrent la supériorité dans les lettres, les sciences et les autres arts libéraux % ne se concilient guère avec les qualités nécessaires au succès dans l'exploitation des arts usuels*. L'homme doué de cette supériorité n'aime point à fixer son esprit sur les occupations vulgaires qu'imposent la di- rection des hommes et la discussion des inté- rêts. L'art de parler et d'écrire, qui joue un si grand rôle dans les réformes de notre temps, est particulièrement difficile à acquérir : il ne reçoit tout son développement que par de pro- fondes méditations et par le travail soutenu d'une longue vie. Lors donc que les institutions n'en- couragent pas expressément la réunion des deux genres d'aptitudes, il y a presque incompati- bilité entre le talent de l'orateur ou de l'écri- vain et celui de l'homme capable de diriger les grandes entreprises ou de gouverner les Etats; il y a également contraste de caractère entre 1 La Réforme sociale, t. II, p. 10. = 2 Ibidem, t. II, p. 11. § 55 ^- 4** LES ORATEURS ET LES ECRIVAINS 331 ceux qui enseignent l'utilité de la réforme et ceux qui réussissent à l'accomplir. Aux époques de révolution , où la Coutume perd son empire , où la société cesse d'aller de soi, où tout est contesté, jusqu'aux rapports tra- ditionnels de la vie privée, les orateurs et les lettrés exercent généralement une fâcheuse in- fluence. Ils ne se bornent plus, comme aux époques d'ordre et de prospérité, à conserver dans les âmes les éternelles notions du vrai : ils sortent de ce domaine pour pénétrer dans les questions qui agitent les esprits ; et alors ils deviennent souvent les auxiliaires de l'er- reur. N'ayant jamais été mêlés aux intérêts usuels qui sont en lutte, ils n'ont point un critérium sûr pour les apprécier. Condamnés au doute , et avides de succès , ils sont plus en- clins à se faire- l'écho des passions du moment qu'à réagir contre l'opinion égarée. Ceux qui, depuis 1789, ont le plus dominé les esprits pendant nos crises politiques et sociales, ont dû leurs succès éphémères au charme de la forme beaucoup plus qu'à la compétence sur le fond. Les orateurs qui ont fait prévaloir avec éclat, dans nos assemblées, les principes d'où sont sorties les souffrances actuelles de notre pays, donnaient dans des aberrations qu'eussent évitées les moindres Autorités sociales (§5). Ainsi, ils montrèrent souvent une grossière 332 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS ignorance au sujet des pratiques sur lesquelles ont reposé , de tous temps , la paix et la prospé- rité des ateliers de travail (G). A la vérité, l'erreur n'a plus, de nos jours, ces caractères apparents qui nous choquent quand nous lisons les discours et les écrits des célébrités révolutionnaires. La discussion in- cessante des intérêts publics a propagé cer- taines connaissances générales qui manquaient complètement au début de notre ère de dis- cordes. Mais l'enseignement des orateurs et des écrivains politiques est loin d'avoir acquis chez nous la fécondité qu'il offre dans les pays vrai- ment libres. Là, en effet, les petites autono- mies locales sont exclusivement gouvernées par les Autorités sociales et par ceux qui mon- trent quelque supériorité dans la direction des ateliers de travail. C'est parmi ces derniers que surgissent spontanément, sur tous les points du territoire, les hommes qui, par les bons exem- ples de leur vie, puis par l'autorité de leurs paroles ou de leurs écrits , seront plus tard ap- pelés à diriger les affaires de l'État. En France , il en est tout autrement. La suppression des libertés locales, commencée par l'ancien régime en décadence , achevée par la révolution , infil- trée en quelque sorte dans les mœurs publiques par tous les gouvernements postérieurs , à dé- truit la vraie pépinière des hommes d'État. § 56 — 5® LA CORRUPTION DU LANGAGE 333 Ceux-ci ne se recrutent guère que parmi les notabilités des lettres et des autres professions libérales, c'est-à-dire parmi des hommes que leur éducation même a éloignés des grands tra- vaux de la vie privée ( § 67 ) et du gouvernement local (§ 68), ou, en d'autres termes, des intérêts principaux du pays. L'époque pénible que nous traversons offre donc un singulier contraste, qui suffirait seul pour expliquer nos échecs incessants en ma- tière de réformes. Tandis que les hommes qui pratiquent la vérité gardent le silence (§ 53), ceux qui parlent ou écrivent le plus ne s'em- ploient guère qu'à propager l'erreur ! S 56 5">e DIFFICULTÉ : LA CORRUPTION DU LANGAGE ET L'ABOS DE QUATRE MOTS. La corruption du langage marche souvent de front avec la corruption des mœurs. Cette coïn- cidence est frappante de notre temps. Nos jeunes étudiants, abandonnés aux désordres de la vie parisienne, sans le frein de cette surveillance paternelle qui ne manque à aucune autre uni- versité européenne, adoptent volontiers le lan- gage dont se servent les classes dégradées pour cacher leurs méfaits. Certaines femmes du monde cèdent à ce même entraînement : elles 334 CHAPITRE VI — LES DIFFICULtÉS ET lES SOLUTIONS commencent, dit-on, à employer l'argot des courtisanes, après en avoir adopté le costume. De leur côté, beaucoup d'hommes de la classe dirigeante corrompent maintenant notre langue sous l'influence des débats électoraux qui, de- puis longtemps, produisent un effet analogue sur la langue anglaise. Ce désordre s'accroît rapidement , et il oppose déjà de sérieux obsta- cles à la réforme. Cette difficulté se lie à une des nécessités itnpérieuses de notre temps : au système représentatif, qu'adoptent maintenant les peuples de l'Occident pour échapper aux maux que la perte des libertés locales avait fait naître sous l'ancien régime en décadence (§17). L'action funeste exercée par les souverains absolus, avec l'aide des légistes, a détruit sans relâche les éléments naturels de représentation créés par le moyen âge dans les campagnes et dans les villes (§ 14). Depuis deux siècles, en particulier, cette œuvre de destruction a été continuée, avec l'aide des fonctionnaires, par la révolution, encore plus que par la monar- chie (§ 53). Dans les conditions actuelles, les populations n'ont plus de représentants dési- gnés par la tradition ; elles ne disposent guère non plus d'hommes recommandés à leurs suf- frages par une existence consacrée au bien public. D'un autre côté, l'antagonisme social créé par l'abandon de la Coutume (§§ 26 à 32) s S6 — 5° LÀ CORRUPTION DU LANGAGE 335 met en présence des électeurs animés d'intérêts et de sentiments fort divers. En attendant la restauration de l'harmonie par la Coutume , puis celle de la hiérarchie naturelle dans la vie privée (§ 67) et le gouvernement local (§68), le retour au régime représentatif engendre nécessaire- ment une difficulté momentanée. Les popula- tions en sont réduites à juger le mérite de leurs représentants non sur des actes , mais sur des paroles : elles doivent accorder leurs suffrages non aux services locaux et aux existences exem- plaires , mais aux déclarations de principes et aux discours éloquents. Dans cette situation de la société, le candidat habile est donc celui qui satisfait le plus d'opinions et soulève le moins d'antipathies. Au milieu de l'antagonisme actuel, cet art consiste à faire accepter, par le charme de la forme , les déclarations où la pen- sée reste le plus indécise. La corruption que je signale est précisément cette dissimulation de la pensée par un langage captieux : c'est celle qui constituait l'infériorité de la langue de Ghesterfield sur celle de Vol- taire. Malheureusement, comme le prouvent les élections faites en 1869 * dans nos grandes 1 Ces élections n'ont pas seulement développé Tart de dissi- muler la pensée dans le discours, elles ont ég^alement produit des modèles de cynique franchise. On y a nié tous les principes sociaux des peuples civilisés; et à cette occasion on a em- 336 CHAPITRE VI — LÉS DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS villes, nos concitoyens réussissent, dans ce genre de décadence, à regagner le temps perdu. Ils commencent même à devancer leurs émules au moyen de méthodes nouvelles que ceux-ci , dans une société moins désorganisée, n'ont point ju- gées nécessaires. Les opinions offrent, en effet, parmi nous des contradictions qui ne sont point encore con- nues des Anglais , et qui ne pourraient être masquées par aucune forme correcte de langage, même devant les esprits les moins attentifs. Ainsi, par exemple, aucune formule composée de mots définis ne saurait satisfaire à la fois et ceux qui croient en Dieu, et ceux qui con- sidèrent cette croyance comme le principe de toute dégradation *. Mais ce qui ne peut être obtenu par aucun arrangement de mots définis devient facile avec des mots vagues qui compor- tent, selon la disposition d'esprit de ceux qui les lisent ou les entendent, des sens absolument opposés. Beaucoup de mots se prêtent aujour- d'hui à ces manœuvres ; et il en est quatre sur- tout qui, dans le débordement actuel de l'erreur, sont devenus particulièrement propres à dissi- ployé des violences de langag^e que la France n'avait pas encore entendues, même aux plus mauvais jours de la révolution. Ce qui m'étonne le plus dans l'apparition de ce langage nouveau , ce n'est pas la passion des ignorants qui le créent, c'est Tin- souciance des hommes éclairés qui ne le combattent pas. = •2 La Réforme sociale , t. I«', p. 152 (note). § 56 — 5» LA CORRUPTION DU LANGAGE 337 muler la pensée '. Tel prétendant qui soulèverait de nombreuses oppositions en faisant une pro- fession de foi dans la langue de Descartes, s'assurera de grandes majorités s'il se borne à déclarer qu'il est le candidat de la liberté , du progrès , de l'égalité et de la démocratie. Cette phraséologie est repoussée par les peuples jouissant des biens qu'expriment ces mots pris dans leur meilleure acception. Elle est un vrai danger pour les peuples privés de ces mêmes biens. Elle endort, en quelque sorte, les esprits dans l'erreur, et elle retarde indéfini- ment la réforme. Elle assure à certaines coa- litions de partis des succès éphémères ; mais , lorsque arrive le moment des explications, elle soulève des récriminations et des haines qui fournissent de nouveaux éléments à l'antago- nisme social. Les considérations exposées ci- après au sujet de ces quatre mots^ démontreront 2 L'abus des mots n'est pas nouveau. Xénophon le signalait , il y a vingt-deux siècles, à Athènes , à une époque de corruption qui ressemblait beaucoup à la nôtre. Critiquant les sophistes , il dit: c Je leur reproche que, dans leurs écrits, ils sont à la c recherche des mots , tandis que les pensées justes , qui pour- « raient former les jeunes gens à la vertu, brillent par leur « absence... Ce ne sont pas les mots qui instruisent, mais les ff pensées justes. t> (De la Chasse, chap. xiii.) = 3 A ces quatre mots, que je choisis pour limiter mon sujet, j'en pour- rais joindre d'autres, dont je signale implicitement dans cet ou- vrage le caractère vague et dangereux. Tels sont, par exemple, les mots civilisation, société moderne (§ 14), association (§ ^, n. 3), etc. Je m'assure chaque jour que l'esprit français, soutenu 338 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS qu'on n'en devrait faire à l'avenir qu'un usage très-réservé. S 57 l'abus du mot uberté. Les peuples libres et prospères assurent à chaque individu, dans la vie privée comme dans la vie publique , toute l'indépendance dont il peut jouir, même à son détriment, pourvu qu'il ne porte atteinte ni à l'indépendance des autres individus , ni aux intérêts généraux de la société. On peut appliquer convenablement à un tel régime le mot liberté, et j'ai souvent employé cette expression dans ce sens pour me conformer à l'usage (§ 8). Mais, quand on va au fond des choses, quand on considère les entraves qu'impose à chacun le respect des devoirs so- ciaux, on trouve que la liberté, ainsi définie, n'a jamais laissé que des limites fort restreintes au domaine de l'indépendance individuelle. Lors donc que, sans définir le mot liberté, on l'em- ploie pour caractériser un nouveau système so- cial, sans mentionner ces entraves nécessaires, par la lucide littérature du grand siècle (§ 16), ne restera pas dans cette ornière. Ainsi , j'ai trouvé avec une satisfaction indicible, dans une lettre récente (du 19 novembre 1869), de Mer Dupanloup, le passage suivant : « Le libéralisme , le progrès, ce la civilisation et les sociétés modernes..., mots vagues et indé- a' finis qui disent tout et ne disent rien. » 8 57 — L'ABUS DU MOT LIBERTÉ 339 on fait mifoiter aux yeux des populations les charmes d'une indépendance sans limites, et l'on propage une idée aussi fausse que dange- reuse. La plupart des hommes montrent, en effet, pour le mal une inclination persistante : alors même qu'ils ne s'attaquent point à autrui , ils se nuisent à eux-mêmes ; et ils se détruisent promptement s'ils ne sont pas contenus par une loi morale qui s'impose plus sévèrement aux consciences à mesure qu'elles deviennent plus libres. Mais ceux qui recherchent la fausse liberté en secouant le joug de la loi morale, sont bien- tôt frappés de décadence. On ne conserve la pro- spérité qu'en restant soumis à ce joug. A vrai dire, le plus parfait état de liberté n'est qu'un régime de contrainte morale. Des considérations analogues s'appliquent à la famille et aux groupes sociaux qui s'interpo- sent entre l'individu et l'Etat. Pour ces diverses subdivisions de la société, la liberté a des limites étroites, qui s'élargissent toutefois dans les in- stitutions à mesure que la contrainte morale prend plus d'empire sur les mœurs. Quant à la dose d'autonomie qui, dans les meilleures con- stitutions sociales , appartient à chaque groupe , c'est un fait d'expérience qui est révélé par la pratique des peuples les plus libres et les plus prospères , et qui nous montre partout la limite à côté de la liberté. 340 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS On commet donc une profonde erreur lors- qu'on signale la liberté comme la source de tout bien, comme un principe supérieur à tous les autres et même à la loi morale. On suscite , en réalité , chez les peuples la guerre des inté- rêts et la confusion des idées. On provoque une décadence générale en pervertissant les classes peu éclairées, c'est-à-dire en leur donnant lieu de croire qu'elles peuvent s'abandonner sans scrupule à toutes les impulsions qui ne sont point formellement punies par la loi. On voit dans certaines réunions de Paris de tristes exemples de cette aberration , depuis que des lois récentes (§ 34, n. 7) ont rendu la li- berté à la presse et à la parole (J). On a souvent dit que les désordres produits par ces déclarations imprudentes et par l'exagé- ration de la liberté avaient pour correctif né- cessaire et pour remède infaillible l'autorité des gouvernants. Suivant cette théorie, il existerait dans le gouvernement des sociétés deux prin- cipes en présence : le principe de liberté don- nerait quelquefois aux peuples des satisfactions fort désirables; mais le principe d'autorité serait le vrai fondement de la prospérité publique : l'autorité serait à la fois l'origine du bien et le remède au mal produit par l'abus du principe opposé. Mais cette seconde erreur est encore plus dangereuse que celle qui signale la liberté § 57 — L'ABUS DU MOT LIBERTÉ 341 comme la source de tout bien : elle est (Tail- leurs réfutée par les trois dernières époques de notre histoire (§§ 15 à 17). On peut, à la rigueur, justifier cette^ confiance dans l'autorité en se reportant à la réforme de certaines races complètement dégradées Les sauvages qui, de nos jours, ont perdu les plus indispensables notions de la loi morale , ne peu- vent sortir de leur abaissement qu'en se soumet- tant au gouvernement absolu des missionnaires qui leur apportent les préceptes du Décalogue. On a pu voir depuis un siècle, dans la région équatoriale, des exemples remarquables d'une telle régénération accomplie par le principe d'au- torité. Mais rien de semblable ne s'est produit chez les Européens de l'Occident, sous l'in- fluence du christianisme, interprété par des clercs dignes de leur mission. Le bien a été surtout propagé par les chefs de famille, les corporations privées et les pouvoirs locaux , et le mal est venu de l'autorité des souverains (§ 15) plus habi- tuellement que des libertés du peuple. Si, de- puis 1789, la nation n'a pas accompli la réforme en reprenant plusieurs fois possession d'elle- même , c'est que les nouveaux gouvernants ont conservé les institutions vicieuses de l'ancien régime en décadence, au lieu de revenir à la saine tradition conservée dans les ateliers par les Autorités sociales. 342 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS Ainsi la liberté et moins encore l'autorité ne sauraient être signalées comme les vraies sources de la prospérité d'un peuple chrétien. Ce ne sont point deux principes fondamentaux, mais bien deux éléments \ également néces- saires , du mécanisme social. Quant à la force qui imprime à ce mécanisme une activité bien- faisante, c'est la loi morale. Or, depuis le xrv® siècle , peu de souverains ont aidé à la conserva- tion des bonnes mœurs ; tandis que des familles innombrables ont toujours fait preuve de vertus exemplaires, même aux époques d'excessive corruption*. La famille chrétienne, aidée par le prêtre , est par excellence l'agent de la loi mo- rale. C'est là que, par une faveur insigne de la Providence, se conserve l'esprit de dévouement, lorsqu'il s'est éteint dans les autres groupes sociaux. C'est au foyer paternel que se régénè- rent sans cesse chez l'enfant les vertus du ci- toyen, celles qui le rendent capable d'obéir ou de commander, ou, en d'autres termes, celles qui fécondent à la fois la liberté et l'autorité. 1 « L'humanité... cherche, sans parvenir à le réaliser parfai- (( tement ni pour longtemps, Téquilibre des éléments dont se « compose le monde : autorité et liberté , droit et devoir , inté- « rét et conscience, État et Église. » (Mk^ Darboy, lettre pasto- rale du 28 octobre 1869.) = 2 Une Famille au xvi« siècle, par M. C. de Ribbe. Une brochure in-18, 2« édition; Paris, 1868. Cet ouvrage, dû aux recherches d'un savant dévoué à la réforme, met en lumière le contraste qui existait à cette époque entre la vertu des familles provinciales et la corruption de la cour (§15). § 57 — L'ABUS DU MOT LIBERTÉ 343 La meilleure constitution sociale a toujours été celle où le foyer, étant le plus libre , résiste effi- cacement à la corruption du dehors; où le père, maître de ses actions , mais soumis à Dieu , a le pouvoir de dresser ses enfants à la pratique de la vertu. Le fondateur du consulat et du premier em- pire, pénétré de ces principes par les impres- sions de son enfance (K, 1), avait d'abord tenté de les faire prévaloir en réagissant contre le ré- gime créé par la Terreur (E). Il opina d'abord daiis le même sens que Portalis (L, 6) et les autres légistes sortis de nos régions rurales à familles -souches (§ 46). Malheureusement il céda aux fausses impressions qui lui furent don- nées par les légistes élevés dans les villes ou les campagnes à femilles instables (§ 46). Il s'arrêta au système qui se résumait dans un double régime de contrainte (K, 2), savoir : le^ droit d'aînesse, qui annule l'ascendant du père sur l'héritier; le partage forcé, qui étend l'esprit de rébellion à tous les enfants, et qui soumet la transmission du foyer et de l'atelier à la lourde domination des officiers publics. Telle fut l'ori- gine d'une foule de maux de notre temps. C'est depuis lors que s'éteignent rapidement dans notre race les sentiments qui créent la prospé- rité des peuples, parce qu'ils fécondent à la fois, dans les cœurs, l'autorité et la liberté! 344 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS 8 58 l'abus du mot progrès. Il se présente à première vue quelques motifs pour employer le mot progrès dans un sens général et absolu : c'est pour désigner les amé- liorations matérielles accumulées, dans le ré- gime du travail , pendant les époques qui offrent une certaine continuité et qui ne sont point brusquement interrompues par quelque grand cataclysme social. L'invention qui crée un pro- duit, celle qui diminue le travail de la produc- tion en soumettant à l'homme les forces de la nature, et, en général, les perfectionnements du même genre que chaque jour voit éclore, sont, en effet, les évidents symptômes d'une tendance continuelle vers le mieux. Ces perfec- tionnements ne sauraient être délaissés, dès qu'une fois on en a constaté les avantages; et, lorsqu'on les considère isolément, ils semblent justifier la prétendue loi du progrès. Mais il en est autrement lorsque l'on tient compte , en outre, de l'état moral des sociétés *. Les mêmes instincts qui portent à respecter les lois du monde matériel conseillent, pour la plupart, d'enfreindre celles du monde moral. D'ailleurs la i La Réforme sociale, t. I«'f, p. 17. § 58 — L'ABUS DU MOT PROGRÈS 345 diminution des fatigues du travail, Taccroisse- ment des jouissances et les autres avantages qui se rattachent au bien-être physique tendent, pour la plupart, à affaiblir les forces qui font régner la vertu. Ces changements, que le cours naturel des choses amène dans l'existence d'un peuple civilisé, rappellent ceux que l'histoire nous signale chez certains peuples transportés des rudes contrées du Nord sous les fertiles cli- mats du Midi. Les mâles vertus qu'entretenaient les privations et les luttes constantes contre la nature, ont été bientôt remplacées par la cor- ruption et la mollesse, filles de l'abondance et de l'oisiveté. Les améliorations qui se montrent de toutes parts dans les villes et les campagnes de l'Occident sont loin de s'étendre au cœur ou à l'esprit de leurs habitants ; souvent même les avantages en sont balancés par un accroisse- ment de la misère. Le mot progrès matériel exprimerait fort imparfaitement le mouvement plein de contrastes auquel nous assistons: le mot progrès , que nous entendons chaque jour proclamer seul, donne une idée positivement fausse et dangereuse. Dans la pensée de ceux qui invoquent sans cesse le progrès , ce mot fait allusion à un ordre de choses chimériques qui n'a aucun rapport avec la réalité. Il se réfère à une force occulte, à un aveugle destin, qui grandirait les nations, 346 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS comme la circulation du sang anime le corps hu- main. L'amélioration se produirait sans relâche en vertu de cette force ; et les peuples en tire- raient profit, sans être tenus de s'imposer les durs sacrifices qu'exige la pratique du travail et de la vertu. Ce fatalisme du bien n'est pas moins dangereux que celui d'un destin créant indiffé- remment le bien et le mal. La fausseté de cette conception est d'ailleurs démontrée par l'état actuel de nations qui , après avoir brillé au pre- mier rang, ont successivement perdu, avec l'or- dre moral, toutes leurs éminentes aptitudes. Cette erreur, alors même qu'elle n'est pas dans la pensée de ceux qui abusent du mot progrès, se présente naturellement à l'esprit des classes peu éclairées qui l'entendent répéter sans cesse. Elle est d'ailleurs séduisante : ceux, en effet, qui font le mal, sans perdre tout sentiment du bien, sont heureux de se persuader qu'en s' aban- donnant à leurs passions ils ne compromettent pas les destinées de leur race. Le faux dogme du progrès a une contre- partie : celle qui proclame la décadence fatale et irrémédiable des nations, après une courte époque de prospérité. Cette autre forme de l'er- reur est fort répandue chez nous , et elle porte au découragement beaucoup d'hommes réllé- chis. Mais en général le faux dogme de la dé- cadence fatale des nations reste dans le secret § 59 — L'ABUS DU MOT ÉGALITÉ 347 de la pensée : car les hommes d'État, imbus de cette triste doctrine, n'ont guère intérêt à l'in- voquer auprès de leurs clientèles. J'ai cru pou- voir me borner à donner ci-dessus (§ 10) le précis de la réfutation que j'en ai faite dans un autre ouvrage *. 8 59 l'abus du mot égalité. Le mot égalité , employé avec les restrictions indiquées par la raison et l'expérience , exprime convenablement un des grands principes dont les sociétés humaines devraient toujours s'in- spirer ; mais ce mot , pris avec un sens absolu , n'est pas plus vrai que les deux précédents. Si, en analysant une bonne constitution sociale, il fallait nécessairement résumer par un seul mot le trait dominant de chaque détail, on serait ramené à l'idée d'égalité moins souvent qu'aux idées inverses. Cependant il en est de l'égalité d'une part et de l'inégalité ou de la hiérarchie de l'autre, comme de la liberté ou de la con- trainte, comme du progrès et de la décadence. Ce ne sont point des principes absolus : ce sont des faits essentiels à toute société. L'égalité et la hiérarchie ont pris des formes très -variées, 2 La Hé forme sociale, 1. 1*»", p. 23. 348 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS selon les temps, les lieux et les races. Cette variété se retrouve même aujourd'hui à un haut degré chez les divers peuples européens. Tou- tefois les deux faits conservent chacun une grande place dans la constitution sociale des nations prospères , et ils concourent également au bien-être, à la stabilité et à Tharmonie, s'ils sont fécondés par les pratiques de la Cou- tume et les préceptes du Décalogue. Dans l'ordre naturel, l'inégalité se montre partout. Elle caractérise en quelque sorte les principaux éléments de la vie physique. Elle apparaît avec évidence dans les trois termes de l'unité sociale, le père, la mère et l'enfant. Elle se révèle en outre dans les familles fé- condes par l'extrême diversité d'aptitudes qui règne entre les enfants issus des mêmes pa- rents * . Les régions habitables , avec leurs varié- tés infinies, modifient d'ailleurs prcrfondément la constitution physique de l'homme, et créent à la longue entre les races des inégalités con- sidérables. Mais, d'un autre côté, dans toutes ces races, l'homme, la femme et l'enfant ont la même aptitude naturelle à comprendre et à pratiquer la loi morale , qui est aussi immuable et aussi simple que les lois physiques sont va- riables et compliquées. Cette commune aptitude 1 Im Réforme sociale , 1. 1*"", p. 28. § 59 — L'ABUS DU MOT EGALITE 349 est une des plus utiles manifestations de l'égalité dans Tespèce humaine. Dans Tordre social, l'homme ne se distingue réellement de la brute et ne s'élève à la pro- spérité qu'en cultivant soigneusement la loi morale. Chez les peuples prospères, cette cul- ture nécessaire est, autant que possible, donnée à tous les hommes : elle ne supprime pas l'effet des inégalités physiques et intellectuelles ; mais elle réussit du moins à l'atténuer. Chez ces mêmes peuples, d'ailleurs, la loi morale s'ac- corde avec la loi religieuse et la loi civile pour proclamer l'égalité de tous les hommes devant Dieu, devant la justice et devant l'impôt. Mais, en même temps, les peuples prospères maintiennent fermement l'inégalité dans tous les cas où celle-ci sauvegarde l'ordre moral, les justes aspirations de la conscience et les autres intérêts généraux de la société. Au nombre des inégalités nécessaires ils placent en première ligne : dans la vie privée, l'ascendant du prêtre et du père de famille , la suprématie du maître chargé de l'enseignement de la jeu- nesse et le patronage des chefs d'atelier; dans la vie publique , une forte hiérarchie fondée sur la richesse , le talent et la vertu. L'intervention du jury dans tous les procès est l'institution la plus propre à démontrer aux peuples la néces- sité d'un classement social. Tel niveleur, qui pro- 350 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS clame en politique une égalité absolue, serait fort inquiet si tous les citoyens étaient appelés indis- tinctement à décider une action judiciaire d'où dépendent sa fortune , sa vie et son honneur. En voyant chez nous tant d'hommes affi- cher une doctrine contraire à la pratique univer- selle , j'ai d'abord été tenté de croire qu'à cet égard la France se distingue des autres nations par une inclination qui lui est propre. Mais de longues recherches * n'ont point justifié cette prévision. J'ai même constaté que mes conci- toyens sont beaucoup plus portés que tout autre peuple européen vers les habitudes d'inégalité ^, et même vers celles qui sont le moins justifiées par l'expérience et la raison. Au nombre des entraînements condamnés par les plus sages préceptes de l'égalité, nos émules remarquent surtout avec étonnement : la pratique générale de l'usurpation des titres de noblesse, et l'en- gouement ridicule que montrent les nouveaux enrichis pour les titres ainsi usurpés * ; les ar- dentes convoitises manifestées sans relâche de- vant ceux qui interviennent dans la distribution des ordres de chevalerie, français ou étrangers^; la répugnance pour les corporations libres qui ^ chez nos émules, réunissent tous les esprits 2 La Réforme sociale, t. I*"", p. 63. = ^Ibidem, t. IF, p. 381 . = 4 Ibidem, t. n, p. 382. = b Ibidem, i. H, p. 383. § ^9 — L'ABUS DU MOT ÉGALITÉ 351 adonnés à la culture des arts libéraux et Testime excessive accordée aux académies fermées ^ ; la disposition invétérée à instituer des catégories de places, pour les diverses classes de la so- ciété, dans les réunions publiques et jusque dans le temple du Seigneur"'; la variéfé infinie des formules de civilité dans le nouveau style épistolaire ; la prépondérance abusive et les pri- vilèges attribués aux fonctionnaires publics ^ ; enfin cet insatiable besoin de privilège qui ra- mène incessamment, malgré les déclarations pompeuses de nos législateurs , les charges vé- nales d'officiers ministériels, et les innombrables variétés de monopoles commerciaux ou profes- sionnels ^. Ces institutions et ces mœurs ne sont pas les derniers vestiges d'un ancien ordre de choses qui tendrait à s'éteindre dans notre prétendu régime d'égalité. Elles sont, au contraire, le résultat d'une impulsion, relativement nouvelle, imprimée à notre race, d'abord par l'ancien régime en décadence , puis par les révolutions de l'ère actuelle. Cet état de choses est, à beau- coup d'égards, le contre-pied de nos vieilles tra- ditions nationales : il est notoire , par exemple , qu'on voit disparaître chaque jour les admirables 6 La Réforme sociale, t. U , p. 384. = 7 ibidem , t. H , p. 385. = 8 Ibidem, t. H, p. 387. = » Ibidem, t. H, p. 388, 352 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS sentiments qui unissaient autrefois le riche au pauvre et le maître au serviteur*®. Ces propensions invétérées vers l'inégalité ne sauraient être modifiées, comme l'espèrent quel- ques-uns, par l'action prolongée d'un régime dit démocratique (§60), qui substituerait par la contrainte , aux classes dirigeantes actuelles , de nouvelles individualités sorties des derniers rangs de la société. Chacun sait, en effet, que ceux qui commencent à s'élever traitent leurs égaux de la veille avec une dureté toujours rare chez les personnes placées , dès leur naissance , dans une situation élevée. Ce vice des parvenus est vivement senti de ceux qui sont restés aux derniers rangs; il contribue plus qu'on ne croit à maintenir l'harmonie entre les pauvres et ceux qui ont joui, dès leur naissance, des avantages de la richesse. En constatant ces dispositions naturelles du cœur hun^ain, on comprend que la réforme sociale ne se trouvera pas dans les institutions qui violent la liberté pour détruire les inégalités établies par la nature ou créées par le travail des aïeux. Ainsi la proclamation incessante du prétendu principe de l'égalité ne s'accorde pas plus avec la raison et l'expérience qu'avec l'état actuel de nos mœurs. Les efforts qui se font de loin en 10 La Réforme sociale, t. I«, p. 48; t. II , p. 74. § 59 — L'ABUS DU MOT EGALITE 353 loin pour introduire dans nos institutions des applications utiles de ce principe s'inspirent de r esprit de parti et de T antagonisme social plus communément que d'une généreuse répugnance contre le monopole, le privilège et les autres inégalités injustifiables; et lorsque ces sortes dp réformes ne sont pas commandées par la passion politique , elles sont indéfiniment diffé- rées par l'erreur ou le préjugé ". De cette con- tradiction entre la doctrine et la pratique naît, au sein des classes supérieures ", un état général d'hypocrisie et d'irritation. Cette disposition des esprits engendre naturellement, dans les ate- li II s'est présenté dans le cours des dernières années plu- sieurs occasions de vérifier l'exactitude de cette remarque. On accomplit aisément une réforme peu utile , si elle peut accroître la force agressive de l'esprit de révolution; et tel a été le cas pour la liberté des coalitions (loi du 25 mai i86i), qui est plus conforme à une notion abstraite d'équité qu'au véritable intérêt des ouvriers. Au contraire , malg^ré des nécessités fort urgentes, on n'a pu restaurer encore , en ce qui touche les rapports des citoyens et des fonctionnaires, les plus légitimes aspirations de l'esprit d'égalité. {La Réforme sociale, t. II, p. dSH.) = 12 Cette expression a le sens très -net adopté dans la Réforme sociale (R). Dans toute société il existe, au-dessous et au-dessus d'une masse intermédiaire plus ou moins nombreuse, deux classes distinctes : la classe inférieure, qui est obligée, par une né- cessité impérieuse, de concentrer toute sa sollicitude sur ses propres intérêts ; la classe supérieure , qui se dévoue à l'intérêt public. A ce point de vue , beaucoup de riches qui ne pensent qu'à eux-mêmes sont fort inférieurs aux pauvres qui ne peuvent subvenir à leurs propres besoins. Mais les riches qui font leur devoir n'en sont que plus dignes du respect que leur refuse un coupable esprit de nivellement. 354 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS liers de travail, roubli de la Coutume; elle pro- voque Tabandon des bons rapports qui, dans une organisation régulière , doivent exister entre les classes extrêmes de la société. Lorsque la hié- rarchie sociale est fondée par la tradition sur la vertu , le talent , la richesse , et sur le souvenir des services rendus , les classes dirigeantes ont intérêt à justifier la prééminence qui leur est ac- quise : elles se préoccupent de conserver l'affec- tion et de favoriser les succès de leurs clients. Lorsque , au contraire , elle est sans cesse con- testée par la haine ou Fenvie, les chefs de la société sont disposés à étouffer tous les mérites naissants qui pourraient dans l'avenir leur faire concurrence. Les mœurs protestent d'ailleurs avec exagération contre l'impulsion imprimée par les ni velours. Le luxe qui désole aujour- d'hui notre société semble être , pour beaucoup de familles, un moyen de démontrer l'inégalité qui existe réellement entre les diverses condi- tions. Froissés de voir les pauvres refuser cer- taines marques traditionnelles de déférence , les riches se livrent à des dépenses extravagantes pour constater leur supériorité. La fausse notion de l'égalité porte plus direc- tement les classes inférieures (n. 12) à l'anta- gonisme social. Elle suscite des ambitions qui ne peuvent être satisfaites que pour les individua- lités pourvues de facultés exceptionnelles. Quant § 60 — L'ABUS DU MOT DÉMOCRATIE 355 à la masse, qui sent son impuissance, elle est fa- talement conduite à résoudre le faux problème de Fégalité par l'abaissement forcé et, par suite, par le découragement des supériorités sociales. Sous le gouvernement des majorités, exagéré au delà des bornes tracées par Texpérience et la raison, la doctrine de Tégalité absolue amène- rait bientôt une décadence que les peuples de l'antiquité n'ont pu subir sous le régime de l'es- clavage. Elle tendrait, en effet, à constituer une race où les hommes éminents , soumis aux ca- prices de masses imprévoyantes et dégradées, n'auraient aucun intérêt à s'imposer les efforts du travail, du talent et de la vertu. S 60 l'abus du mot démocratie. C'est seulement de nos jours que le mot dé- mocratie est devenu usuel en Europe. Il exprime habituellement un nouvel ordre de choses qui, en attribuant aux classes inférieures (§ 59, n. 12) l'exercice de la souveraineté, développerait la prospérité des nations. Ce néologisme n'est jus- tifié ni par l'expérience ni par la raison, et, en troublant les esprits, il donne lieu déjà à de graves difficultés. Comme les trois mots précé- dents, le mot démocratie a des sens fort di- vers dans l'esprit de ceux qui l'emploient : de là 356 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS deux inconvénients principaux qui ont égale- ment pour effet de retarder la réforme. Ce mot plaît tout d'abord à ceux qui voient dans l'égalité un principe absolu (§ 59), et qui voudraient que ce principe fût sanctionné par un système de gouvernement. Selon leur fausse doctrine, tous les hommes auraient un droit égal à gouverner la société. Les individualités les moins recommandables devraient , en vertu de leur supériorité numérique, dominer les hommes éminents qui ne forment partout qu'une minorité. Le nivellement des conditions s'opé- rerait alors par la répartition et l'emploi de l'impôt. L'inc9,pacité et le vice ne profiteraient plus seulement de l'assistance que leur donne toute société chrétienne, ils jouiraient légale- ment de tous les avantages sociaux créés par le talent et la vertu. Une telle conception est à la fois chimérique et injuste. La première applica- tion qui en serait faite provoquerait de toutes parts l'émigration des hommes d'élite : elle dé- capiterait en quelque sorte la nation soumise à ce régime , et elle la ferait tomber au dernier degré de l'abaissement. Il importe donc que les Européens cessent d'encourager, par l'emploi d'un mot vague et inutile, des erreurs aussi dan- gereuses. D'un autre côté , le mot démocratie égare une foule de gens de bien qui voudraient, dans l'a- 60 — L'ABUS DU MOT DEMOCHATIE 357 venir, soustraire la nation aux maux que lui infligea l'ancienne hiérarchie en décadence. Ils veulent que les classes vouées aux travaux pro- ductifs exercent sur les gouvernants et les classes dirigeantes des contrôles qui furent interdits à cette triste époque. A ce point de vue, ils ont été conduits à désirer les gouvernements dits démocratiques qui, selon les assertions réité- rées d'une littérature contemporaine, auraient fait la gloire de l'ancienne Grèce et la prospé- rité présente des États-Unis. Cette impulsion a été imprimée aux esprits par deux hommes émi- nents : au xviii® siècle, par Montesquieu; sous le gouvernement de 1830, par M. A. de Tocqueville. Mais il est facile de montrer qu'elle ne s'accorde point avec les faits exposés par ces grands écri- vains. Les traits cités par Montesquieu, à l'appui de sa définition de la démocratie \ sont tous em- pruntés à l'ancienne Grèce ; mais rien n'indique que, dans sa pensée, ce régime fût applicable à un grand État européen. Cette réserve est justifiée par les descriptions que nous ont lais- sées les auteurs anciens touchant l'état social 1 « Lorsque , dans la république , le peuple en corps a la sou- {De l'Esprit des loix, liv. IV, chap. vu.) § 60 — L'ABUS DU MOT DÉMOCRATIE 363 fiants ceux mêmes dont cette doctrine froissait le plus les idées. Il ne leur parut pas suspect de partialité en proclamant les deux erreurs sur lesquelles repose son système , savoir : l'infério- rité des classes dirigeantes de l'Europe, et la supériorité des classes populaires des États-Unis. D'un autre côté, l'auteur ne se montrait pas en- goué de la démocratie américaine , et il la criti- quait même sévèrement. Les honnêtes gens, qui se rattachaient au passé ou qui restaient indécis entre le bien et le mal (§17), prirent peu à peu confiance en sa prédiction, et depuis lors ils croient à l'avènement fatal du régime américain, signalé comme le type de l'égalité et de la démo- . cratie ^^ 12 « Le développement graduel de Tégalité est un fait pro- « videntiel. Il en a les principaux caractères : il est univer- « sel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance « humaine ; tous les événements comme tous les hommes ont « servi à son développement. Serait- il sage de croire qu'un « mouvement social qui vient de si loin puisse être suspendu « par une génération? Pense -t-on qu'après avoir détruit la a féodalité et vaincu les rois , la démocratie reculera devant les « bourgeois et les riches ? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle « est devenue si forte et ses adversaires si faibles? » {De ia Démocratie en Amérique, t. I*"^, Avertissement, p. ii.) Les An- glais, qui, au xiii« siècle, déclaraient leur pays voué à la per- sistante corruption des Tudors et des Stuarts , raisonnaient plus judicieusement que M. de Tocqueville déclarant en ces termes l'Europe fatalement condamnée à la démocratie. Cependant la prédiction a été démentie, en Angleterre, par la réforme de Georges III. C'est de nos dévouements que dépend aujourd'hui le même succès. 364 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS Cependant M. de Tocqueville n'a nullement établi ces deux points de départ de ses travaux ; et il n'a pas justifié davantage la conclusion qu'il en a tirée. Les nations prospères de l'Europe, et la France elle-même, possèdent encore des Autorités sociales (§8) vraiment dignes de di- riger les populations. Les unes, sorties de types anciens, se. sont spontanément modifiées selon le besoin des temps ; les autres sont nées et ont grandi avec les nouveaux ateliers de travail (§§ 29 et 30). Ces autorités ont conquis dans les États modernes une importance qui a été hautement signalée par le jury international .de 1867 (Q). Elles ont toutes les qualités néces- saires pour accomplir la réforme et ramener l'Europe à ses hautes destinées (§§ 33 à 37). D'un autre côté, il est complètement inexact d'attribuer aux classes inférieures des États- Unis la prospérité -que M. de Tocqueville a observée en 1832. Les allégations faites en ce sens par l'auteur sont réfutées, et par les faits cités dans son ouvrage même, et par les faits plus récents que je vais rappeler. Au sur- plus, l'histoire entière des États-Unis proteste contre les assertions qui nous présentent jour- nellement comme une panacée le mécanisme de la démocratie américaine. Depuis l'arrivée des premiers émigrants (1607) jusqu'à la proclamation de la constitution des § 60 — L'ABUS DU MOT DEMOCRATIE 365 États-Unis (1787), les colonies anglaises de l'A- mérique du Nord ont prospéré par la pratique des mêmes institutions qui, aux mêmes épo- ques, réussissaient le mieux en Europe. Chaque colonie , exempte de tout lien direct avec les colonies voisines, formait une province auto- nome de la monarchie anglaise, un État presque indépendant, sous la suzeraineté du roi d'An- gleterre assisté de son conseil. Au milieu d'in- stitutions assez diverses, six traits principaux peuvent être signalés dans la constitution an- cienne des treize colonies ^^ qui se confédérèrent pour la conquête de leur indépendance, et constituèrent ensuite l'Union : ces traits se rap- portent surtout à la religion, à la famille, au gouvernement local, à l'autonomie coloniale, à la hiérarchie sociale et au souverain. La liberté religieuse se conciliait plus qu'ail- leurs avec les fermes croyances ^* ; dans deux colonies elle s'était solidement fondée sur un sentiment vrai de tolérance *^ ; nulle part cepen- 13 Ces colonies, énumérées suivant Tordre de leur fondation, étaient : Virginie (1607), Massachusetts (1625), New-Hampshire (1629), Connecticut (1630), Maryland (4632), New-York (1634), Rhode-Island (1636), les deux Carolines (1662), New-Jersey (1664), Pensylvanie (1681), Delaware (1682), Géorgie (1732). = 1* A. de Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, 1. 1", p. 39. = 15 Ce sentiment fut particulièrement prononcé chez les quakers de Pensylvanie , qui ne repoussaient que les Indiens restés dans le paganisme ; il existait surtout chez les catholique s du Maryland , qui ne repoussaient personne. 366 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS dant elle ne se montra plus féconde qu'elle ne le fut alors en certaines localités de l'Eu- rope *^. La liberté des individus et des familles reposait, comme dans tous les établissements de la race anglo-saxonne, sur les vieilles cou- tumes du moyen âge : en Amérique, comme ailleurs , elle avait dans la liberté testamentaire sa principale garantie. Les libertés du gouver- nement local procuraient aux individus et aux familles le complet développement de leurs facultés : avec les mêmes fondements, elles offraient la même variété de formes qui fut dé- tmite en France aux mêmes époques , mais qui subsiste avec tous ses bienfaits en Angle- terre ", ainsi que dans les provinces basques *^, suisses, allemandes et Scandinaves. L'autonomie provinciale dont chaque colonie jouissait au sein de la monarchie anglaise, était comparable à celle que les provinces basques ont conservée par leur courage et leur persévérance, sous la monarchie espagnole. Dans les sept colonies où l'autorité royale se faisait le plus sentir *^, les 16 La France, par exemple, fit de 1629 à 1685 une des plus fécondes applications de Vesprit de tolérance (§ 16;. = ^"^ La Réforme sociale, t. Ill , p. 64 à 145. = i» Bulletin de la Société d'économie sociale, t. II, p. 269. = i^ Pendant la guerre de l'indépendance , il existait parmi les colonies deux formes principales de gouvernement , savoir : le régime seigneurial et le régime des chartes. Sous le premier régime , le territoire à coloniser avait été concédé avec la plupart des droits de sou- § 60 — L'ABUS DU MOT DÉMOCRATIE 367 trois pouvoirs de nos gouvernements européens (§63) étaient représentés. Un gouverneur pré- sidait , avec le droit de veto , à la promulgation des lois, à l'administration de la justice, à la défense du sol et au maintien de la paix pu- blique. Un conseil de notables, choisi par le roi dans la classe dirigeante de la colonie , assis- tait et contrôlait le gouverneur, remplissait à la fois , les fonctions d'un conseil privé et d'un sénat. Enfin une chambre de représentants, élue selon des coutumes propres â chaque localité, faisait, de concert avec le conseil, les lois nécessaires à la colonie. Des hiérarchies locales s'étaient fortement constituées selon les mœurs des populations, et elles offraient des nuances encore plus tranchées que celles qui subsistent de nos jours en Europe. Au midi, de grands propriétaires résidants, servis par des esclaves de la race noire , constituaient une classe dirigeante plus exclusive que les démocraties de l'ancienne Grèce ou la noblesse veraineté à un grand propriétaire : tels étaient le gouverne- ment du Maryland , sous les descendants de lord Baltimore ; les gouvernements de la Pensylvanie et du Delaware, sous les descendants de Penn. Sous le second régime, le territoire avait été concédé à une corporation, en vertu d'une charte qui conférait également des droits de souveraineté : tel était le cas du Massachusetts, du Connecticut et de Rhode-Island. Ces derniers tenaient beaucoup à leur autonomie; et Rhode-Island, en particulier, montra contre le principe de l'Union une répu- gnance extrême. 368 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS de la Russie actuelle. Au nord étaient éta- blis, tantôt de grands propriétaires assistés de tenanciers ou de serviteurs libres, tantôt de petits propriétaires cultivant leurs domaines avec le concours de leurs enfants. Partout les familles , supportant le poids de l'impôt direct , s'étaient spontanément réunies en communes presque souveraines , réglant elles-mêmes leurs intérêts, comme le font encore toutes les com- munes de l'Europe (§ 68), sauf celles de la France. Les coutumes locales, empreintes du génie britannique , attribuaient l'influence à certaines familles où se conservaient le mieux le talent et la vertu. Ces traditions elles-mêmes étaient créées par les coutumes ab intestat de l'Angleterre *^, qui liaient la transmission inté- grale du domaine paternel à la pratique de cer- tains devoirs privés et publics. Enfin, le roi formait le couronnement de l'édifice social : le respect accordé à son nom ennoblissait l'au- torité qui dérivait de lui aux degrés supérieurs de la hiérarchie ; mais , en dehors de la nomi- nation du gouverneur et du conseil, l'autorité royale ne se manifestait directement que dans l'appel des décisions rendues par les hautes cours de justice. La constitution des États - Unis , rédigée 20 La Réforme sociale, t. IH, p. 37. § 60 — L'ABUS DU MOT DÉMOCRATIE 369 en 1787, mise en vigueur en avril 1789 *\ eut pour objet de combler la lacune que la rupture avec la métropole avait produite dans le gouvernement des colonies. A cet effet, elle dut pourvoir à deux objets principaux : fonder le pouvoir fédéral pour créer directement, entre r les treize colonies devenues des Etats indépen- dants , l'union qui régnait précédemment d'une manière indirecte, sous la suzeraineté du roi; r instituer dans chaque Etat des pouvoirs équi- valents à ceux du gouverneur, du .conseil , des magistrats et des hauts fonctionnaires qui éma- naient précédemment de l'autorité royale. Les législateurs américains n'allèrent point au delà de ce qui était indispensable pour constituer l'Union : ils laissèrent intact dans chaque État l'édifice social, avec ses autonomies locales, ses hiérarchies sociales, ses coutumes religieuses, civiles et politiques. Le peuple, assemblé sur la place publique, continua à diriger ses propres affaires, à gouverner sa commune; mais il n'eut pas plus que par le passé à gouverner l'État ou l'Union. Ainsi, dans l'ère nouvelle, l'Amé- rique a d'abord conservé ses institutions, ses 21 Cependant la Caroline (du Nord) n'adhéra qu'en novem- bre 1789, et Rhode-Island qu'en mai 1790. Les 20 articles qui forment la constitution actuelle des États-Unis ont été rédigés à cinq époques différentes , savoir ; 7 en 1787 , 10 en 1789 , 1 en 1794, 1 en 1803, 1 en 1865." 370 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS mœurs et même le personnel du gouvernement local; elle a toujours eu à défricher des terri- toires sans limites ; elle n'a jamais eu à redou- ter les guerres continentales qui affaiblissent l'Europe , comme elles affaiblirent la Grèce ancienne ; enfin , elle continue à recevoir un immense courant d'émigration alimenté , en proportions croissantes, par les races les plus fécondes et les plus énergiques de l'Europe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, pendant le premier tiess de ce siècle, les États-Unis ont vu croître leur prospérité en conservant le pouvoir aux grands hommes qui, après avoir gouverné leur pays sous la suzeraineté du roi , l'avaient émancipé par la force des armes ^. Mais cette prospérité fut altérée dans sa source à mesure que la mort enlevait les fon- dateurs de l'indépendance. Elle est visiblement compromise aujourd'hui par une décadence morale dont M. de Tocqueville signalait déjà, vers 1832, les premiers symptômes, et dont les voyages plus récents , ainsi que les faits con- temporains, constatent les progrès rapides. Cette décadence est peu sensible encore dans les districts ruraux qui sont restés fidèles à l'an- cienne tradition; elle a déjà acquis des propor- 22 L'illustre Madison, Tun des fondateurs de l'Union améri- caine, vivait encore à l'époque où M. de Tocqueville étudiait l'Amérique j il ne mourut qu'en 1836. § 60 — L'ABUS DU MOT DÉMOCRATIE 371 tiens redoutables dans les grandes villes qui se développent partout et dans les régions conti- guës. Parmi les traits de corruption qui con- trastent avec l'ancien ordre de choses, les voya- geurs remarquent avec étonnement : l'affaiblis- sement des pratiques du christianisme, marchant de front avec les envahissements du scepti- cisme, de l'illuminisme et même de la polyga- mie; l'instabilité de la propriété et du foyer domestique ; l'indépendance coupable des en- fants devant les chefs de famille, et sa consé- quence habituelle, la stérilité des mariages ^^; l'accroissement rapide des divorces; la perte de l'honneur commercial et la multiplication des banqueroutes; l'oppression des races de 23 Parmi les scandaleux encouragements donnés à ce désordre je signale particulièrement les réclames médicales de certains spéculateurs. Pour rendre son offre plus inintelligible le même médecin présente souvent, avec une savante variété, dans la même feuille, trois réclames contiguës. Voici, par exemple, une triple formule de ce genre que j'extrais textuellement, au milieu de dix-neuf autres, du journal le plus répandu. Seule- ment, voulant éviter de favoriser l'industrie de ce praticien, j'ai soin de supprimer son nom et son adresse. — ft D"" M***, « professer of diseases of women , 30 years practice , guarantees i 372 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS couleur; la vénalité des gouvernants élus par le suffrage direct des citoyens ** ; l'impuissance de ces mêmes gouvernants à réprimer, chez beaucoup de fonctionnaires, les désordres les plus scandaleux ^ ; les prétentions choquantes à l'égard des étrangers , et les entreprises des flibustiers. Ces désordi*es ont eu pour contre - coup le développement de l'antago- nisme entre les classes extrêmes de la société , lés partis politiques et les États de l'Union; ils ont détruit presque partout les hiérar- chies locales fondées sur la richesse, le talent et la vertu *^; enfin ils ont eu pour conclu- 24 De meilleurs choix paraissent être faits par Télection à deux degrés. Les présidents de l'Union, nommés par ce dernier moyen , ont été généralement à la hauteur de leur charge. = 25 M. Walker, publiciste des États-Unis et commissaire des banques de la Nouvelle- Angleterre, a cité récemment des faits de corruption qui sont devenus usuels en son pays et qui, jusqu'à ce jour, restent sans exemple dans notre Occident. Il signale, en particulier , le service de l'impôt sur les spiritueux, dont le produit, à raison de l'improbité des percepteurs, est réduit, pour une année, de 80 millions à 13 millions de dol- lars. {Journal des économistes, octobre 1869, p. 131.) = 26 « Tandis que les instincts naturels de la démocratie portent « le peuple à écarter les hommes distingués du pouvoir, un « instinct non moins fort porte ceux-ci à s'éloigner de la car- « rière politique , où il leur est si difficile de «rester complé- « tement eux-mêmes et de marcher sans s'avilir. » (A. de Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, 1. 1*"", chap. xiii.) — L'énoncé de ce fait est contradictoire avec Topinion du même auteur (note 12), touchant Tavénement fatal de la démocratie en Europe. Il est évident, en effet, que les peuples ne sauraient prospérer qu'en attribuant l'influence au talent et à la vertu. § 60 — L'ABUS DU MOT DÉMOCRATIE 373 sien, pendant ces dernières années, une des guerres civiles les plus acharnées et les plus ruineuses dont l'histoire ait gardé le souvenir. Les deux propositions se liaient dans Tesprit de M. de Tocque- ville à deux convictions qu'il m'a plusieurs fois exprimées et que ses amis retrouvent encore dans leurs souvenirs. Ne connaissant point les arts usuels et les Autorités sociales (§5), croyaj^t d'ailleurs à l'incapacité gouvernementale des anciennes classes dirigeantes, il considérait comme inévitable la décadence? de rOccident. 11 croyait d'ailleurs que cette décadence ne pouvait guère être accélérée par l'importation du régime américain. Assurément les Européens doivent continuer le tribut de leur admiration aux éloquentes vérités qui abondent dans l'ouvrage de M. de Tocqueville ; mais ils ne sauraient trop se tenir en garde contre l'impression qu'il laisse dans l'esprit du lecteur : car un peuple qui a besoin de réformes doit , avant tout , garder con- fiance en son avenir. — T. Jefferson, le démocrate lé plus ardent parmi les fondateurs de ITnion américaine, ne voyait dans la démocratie que le meilleur moyen de mettre au pouvoir les supériorités naturelles. 11 croyait ce moyen efficace en son pays, mais inapplicable aux populations agglomérées de la France où il avait longtemps résidé. Il écrivait, de Paris, aux premiers temps de notre révolution : a Je considère l'aristocratie naturelle a comme le don le plus précieux que nous fasse la nature, « pour l'instruction de la société , pour la direction et le manié- es ment de ses affaires... La meilleure forme de gouvernement a est celle qui pourvoit avec efficacité à ce que les fonctions « publiques soient exclusivement confiées à ces aristoi naturels. « Je crois que le meilleur remède est... de laisser aux citoyens « le soin de séparer par des élections libres, les aristoi des « psetidO' aristoi... Les hommes de nos États... peuvent avec « sécurité se réserver à eux-mêmes un contrôle salutaire sur « les affaires publiques, et un degré de liberté qui, dans les « mains de la canaille des villes d'Europe, serait bientôt em- « ployé à la destruction des intérêts publics. » (Conseil, Mé- langes politiques de Jefferson, t. II, p. 213-2^20.) — Or les faits observés en 4832 par M. de Tocqueville prouvent que le ré- gime démocratique, en moins d'un demi - siècle , avait déjà corrompu les Américains au point de les rendre incapables» d& 374 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS Ces diverses formes de corruption sont venues surtout de trois causes : de Forgueil, qui rend les masses aussi accessibles que les rois à la flatterie des postulants et aux entraînements du pouvoir ^ \ de la vénalité électorale , qui ne fausse pas moins les institutions chez les pauvres que chez les riches ; enfin des exagérations de régalité ** qui sont Técueil de la démocratie, remplir la mission indiquée par Jefferson , si ce n'est dans les cas où fonctionnait le régime , semi - aristocratique , de l'élec- tion à deux degrés (note 24). Depuis lors, le mal a beaucoup empiré, .leflferson, en exagérant malgré Washington les ten- dances démocratiques dans la constitution des États-Unis, n'a- vait pas prévu que l'accroissement de la richesse et le dévelop- pement des agglomérations urbaines créeraient un jour en Amérique le danger que ces tendances lui paraissaient offrir en Europe. = 27 Kent, chancelier des États-Unis, justifie ainsi, dans ses Commentaires sur la constitution , la disposition qui ré- serve au pouvoir exécutif la nomination des juges : « Il est pro- « bable , en effet, que les hommes les plus propres à remplir ces (( places auraient trop de réserve dans les manières et troD de « sévérité dans les principes, pour pouvoir jamais réunir la « majorité des suffrages à une élection qui reposerait sur le « vote universel. » (Kent's Commentaries , vol. I, p. 272.) = 28 La constitution des États-Unis ne proclama point le prin- cipe de régalité; et, en outre, les coutumes de chaque État demandaient aux électeurs des garanties positives d'attachement à l'ordre public. Mais l'abus de ce principe s'introduisit peu à peu dans les institutions et les mœurs. T. Jefferson , qui avait reçu de la France les idées de scepticisme et de nivellement, donna en ce sens la première impulsion à l'Amérique. Mal- gré la résistance de G. Washington, il fit abolir, par une loi de partage égal , l'ancienne coutume ab intestat de la Vir- ginie. Cette loi, dominée partout par la liberté absolue des testaments, et çà et là par les substitutions à deux degrés, fut adoptée par les autres États. La Louisiane seule, en entrant § 60 — L'ABUS DU MOT DÉMOCRATIE 375 comme les privilèges sont Técueil des autres gouvernements. Ces causes ont peu de prise sur les populations composées de familles- souches rurales, vouées à une existence modeste et pénétrées du respect de Dieu *^; elles agissent avec une influence irrésistible sur les pauvres accumulés dans les grandes villes, au contact de tous les excès de la richesse. Ce dernier cas est déjà fréquent en Amérique , et il y entraîne des désordres qui sont relativement rares dans les États européens. Il est digne de remarque que les mœurs de la race anglo-saxonne ont décliné sous la démocratie américaine , dans le temps même où, sous la monarchie anglaise, elles éprouvaient une amélioration considérable (§§30 et 31). Nos orateurs et nos écrivains commettent donc une grande méprise lorsqu'ils nous recom- mandent, sous le nom de démocratie, un système de gouvernement qui n'a jamais existé en Grèce, et qui compromet aujourd'hui les destinées de l'Amérique du Nord. Ce régime a, au contraire, dans rUnion, conserva pour la moitié des biens la pratique du partage forcé. Cette abolition d'un élément essentiel à la Coutume m'explique en partie la décadence morale que la race anglo-saxonne subit maintenant aux États-Unis , beaucoup plus que dans les autres parties du monde. = 2» M. A. de Toc- queville a excellemment démontré comment les croyances reli- gieuses sont plus indispensables aux démocraties qu'aux autres gouvernements. (Voir § 39, n. 10.) 376 CHAPITRE \1 — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS de fortes racines dans les pays basques, les cantons suisses, la Norwége et autres petits États, dont la France dédaignerait les mœurs simples et l'attitude modeste. Nos lettrés pro- voquent de nouveaux mécomptes en excitant la nation à recommencer des tentatives qui n'ont produit, jusqu'à présent, qu'un antago- nisme acharné. Ils ne peuvent amener que con- fusion et amoindrissement en offrant cet idéal à un peuple porté à l'inégalité par la constitution de son territoire (§9) et le génie de ses habi- tants, avide d'influence et de renommée, sou- mis à une capitale qui est devenue à la fois un grand réservoir de richesse, le centre de toute la vie publique et l'école de la corruption. S 61 Qmt DIFFICULTÉ : L'IMPORTANCE EXAGÉRÉE ATTRIBUÉE AUX FORMES DU GOUVERNEMENT. Depuis longtemps , les hommes attribuent vo- lontiers leurs maux au destin ou à toute autre cause plus puissante que leur volonté. Les Fran- çais donnent souvent dans ce travers : ils re- jettent la responsabilité sur le gouvernement, même lorsque le mal est la conséquence directe de leurs propres vices. De leur côté, nos gou- vernants ont tout fait, depuis deux siècles, pour encourager cette aberration. Sous la mo- § 61 — 6^ LES FORMES DU GOUVERNEMENT 377 narchie absolue , comme dans l'ère des révolu- tions, ils ont affiché hautement la prétention chimérique de prendre en charge, même dans la vie privée, le bonheur des citoyens. Parfois même on les a vus se faire un mérite de l'abon- dance créée par le travail des individus ou par les libéralités de la nature : donner prétexte , par conséquent, aux récriminations de ceux qui, en d'autres temps, souffrent de la disette. Les citoyens se garderont plus aisément des reproches injustes si les pouvoirs publics re- noncent aux empiétements abusifs; mais ils reculeront indéfiniment l'époque des réformes s'ils n'acceptent pas franchement les responsa- bilités qu'aucun régime ne saurait annuler. Les gens de bien sortiront de leur inaction, et ils n'apporteront plus aux révolutions un appui indirect, lorsqu'ils s'assureront enfin que leur prospérité n'aura pas pour cause unique une meilleure forme de gouvernement. Ces sentiments de responsabilité personnelle conviennent à toutes les nations ; mais ils sont particulièrement nécessaires à celles qui pré- tendent pratiquer le bien sous un régime de liberté (§ 8). Si, depuis quatre-vingts ans, nous échouons dans tous les essais de réforme , c'est que. nous persistons à résoudre le problème social en changeant les formes du gouverne- ment, sans renoncer à nos discordes , à nos vices 378 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS et à nos erreurs. Si Ton compare les préoccu- pations de notre époque à celles qui régnaient il y a un demi -siècle, on constatera aisément que la France n'a pas fait un pas dans la voie des vraies réformes ' . Cependant mes concitoyens ne renonceront pas aisément à leur préoccupation dominante : ils ne se dévoueront pas aux réformes de la vie privée si on ne leur prouve qu'elles entraîne- ront, comme conséquence directe, les réformes de la vie publique. Malgré la spécialité du sujet traité dans cet ouvrage, je me trouve donc con- duit à indiquer les rapports intimes qui existent entre la meilleure organisation du foyer et de l'atelier et celle des pouvoirs publics. A cet effet, je rappellerai d'abord la méthode à l'aide de laquelle les gens de bien parviendront à s'entendre sur les principes d'une bonne consti- tution sociale. L'importance exagérée attribuée, chez nous, aux formes du gouvernement réclame 1 A une époque où la chambre des députés retouchait , comme on le fait aujourd'hui , les principaux textes de la cons- titution, un grand penseur, membre de cette assemblée, écri- vait: « Nous allons délibérer sur la liberté de la presse, le « concordat, la loi du recrutement et l'instruction publique... « Concevez-vous une nation qui se recommence ainsi , comme « si elle sortait de ses forêts, et chez qui tant d'hommes,... « sans connaissances préalables, viennent disserter sur ces « grands objets qui rempliraient tant de bibliothèques et ont ce occupé tant de grands esprits? » (De Bonald, Lettre du 2 décembre 1817.) 8 61 — 6^ LES FORMES DU GOUVERNEMENT 379 absolument cette entente préalable : car , au milieu d'un antagonisme dérivant d'un long oubli de la tradition, d'erreurs invétérées et d'idées préconçues , nous ne consentirons point à nous unir pour résoudre les six difficultés que je viens de signaler. Nous tenterons encore de régir la nation par des mouvements de bascule opérés au moyen de textes contra- dictoires. Nous dépenserons ainsi en agitations stériles et en discussions scolastiques l'activité qui succède périodiquement à de longues épo- ques de torpeur. Nous reviendrons sans cesse à la prétention chimérique de réformer les idées et les mœurs, non par un retour spontané à la Coutume et au Décalogue (§ 4), mais par les prescriptions d'une nouvelle constitution écrite -. On fera nommer successivement nos magistrats par le souverain ou par le peuple : mais on ne s'inquiétera guère d'alléger, pour le public , le poids de leur autorité ; on ne son- gera point surtout à créer des races d'hommes qui puissent utilement l'exercer. Plus funestes 2 «c L'homme ne peut '^as plus donner une constitution à la « société religieuse ou politique qu'il ne peut donner la pesan- « teur au corps, ou retendue à la matière... Bien loin de pou- « voir constituer la société , l'homme , par son intervention , ne « peut qu'empêcher que la société ne se constitue; ou, pour « parler plus exactement, ne peut que retarder le succès des « efforts qu'elle fait pour parvenir à sa constitution naturelle. » (De Bonald, Théorie du pouvoir , Paris, in -18, 1796, t. I«% p. in.) 380 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS encore que la loi écrite , nos erreurs nous retien- dront dans le cercle vicieux où nous tournons depuis quatre-vingts ans ^. S 62 LA SOLUTION DES SIX DIFFICULTÉS PAR L'IMITATION DES PEUPLES MODÈLES, ET PAR LE RETOUR A LA COUTUME DES TEMPS DE PROSPÉRITÉ. L'état de malaise où se trouve notre pays et les difficultés que je viens de décrire ne sont point des faits nouveaux dans l'histoire, et le remède est connu depuis longtemps. Tout peuple qui , en pareil cas , a voulu se soustraire à une décadence complète n'a pu employer que deux moyens : imiter les meilleures pratiques des étrangers; reprendre, parmi ses propres prati- ques des temps de prospérité, celles qui restent en harmonie avec les nécessités du temps pré- sent. L'imitation des modèles a été pratiquée sans relâche par tous les peuples qui ont su se 3 En entendant, sous tous les régimes qui se succèdent, nos Autorités sociales (§5) gémir de l'impossibilité où elles se trouvent d'organiser selon leurs besoins leur famille et leur vie privée (C) , je me suis souvent reporté à cette pensée : « Nous K ne ressemblons pas mal à un homme en profonde léthargie « qui , les yeux et les oreilles ouverts , verrait faire les apprêts « de son enterrement , sans pouvoir bouger. » (De Bonald, Lettre du 30 mars 1819.) § 62 — LA SOLUTION DES SIX DIFFICULTES 381 maintenir forts et prospères. Elle constituait chez les Romains ^ un principe de gouverne- ment. Elle était chez les Grecs d'un usage encore plus habituel; elle fut même enseignée par Socrate avec une précision à laquelle les modernes ne sauraient rien ajouter*. La réforme par l'imitation a été également appliquée au gou- vernement de la France, sous l'ancien régime 1 « Rome accrut beaucoup ses forces par son union avec les « Sabins, peuples durs et belliqueux comme les Lacédémo- < niens, dont ils étaient descendus. Romulus prit leur bouclier, « qui était large , au lieu du petit bouclier argien dont il s'était « servi jusqu'alors. Et on doit remarquer que ce qui a le plus « contribué à rendre les Romains les maîtres du monde, c'est « qu'ayant combattu successivement contre tous les peuples, « ils ont toujours renoncé à leurs usages sitôt qu'ils en ont « trouvé de meilleurs. » (Montesquieu , Grandeur et Décadence des Romains , ch. i«'.) = 2 Xénophon résume ainsi , dans un dialogue entre Socrate et Périclès, les causes de la décadence d'Athènes et les moyens de réforme. « Alors Périclès : Je m'é- « tonne , Socrate , que notre ville ait ainsi décliné. — Pour moi , « je pense, reprit Socrate, que de même qu'on voit certains « athlètes, qui l'emportent de beaucoup sur d'autres par la « supériorité de leurs forces , s'abandonner à la nonchalance et « descendre au-dessous de leurs adversaires, de même les « Athéniens , se sentant supérieurs aux autres peuples , se sont « négligés et ont dégénéré. — Et maintenant, que pourraient- « ils faire pour recouvrer leur ancienne vertu? — Alors Socrate : a II n'y a point ici de mystère ; il faut qu'ils reprennent les « mœurs de leurs ancêtres , qu'ils n'y soient pas moins attachés « qu'eux, et alors ils ne seront pas moins vaillants. Sinon, qu'ils « imitent du moins les peuples qui commandent aujourd'hui , « qu'ils adoptent leurs institutions, qu'ils s'y attachent de même, « et ils cesseront de leur être inférieurs; qu'ils aient plus et d'émulation, ils les auront bientôt surpassés. » {Mémoires sur Socrate, liv. III, chap. v.) 382 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS social, par les souverains les plus perspicaces ^ En ce moment enfin , nos gouvernants la met- tent à profit avec une activité fiévreuse, pour regagner l'avance qu'ils avaient laissé prendre aux peuples rivaux, en ce qui touche la fabri- cation des armes de guerre. L'imitation appliquée au choix des armes s'est toujours imposée aux peuples comme une nécessité évidente. Il ne serait pas moins néces- saire aujourd'hui d'étendre ce même procédé à la réforme du travail, au perfectionnement des mœurs et à l'amélioration du système de gouvernement. Malheureusement mes conci- toyens ne sont guère portés à se servir de ce moyen de salut *. Ils ignorent pour la plupart 3 « Vous sçavez bien le désir que j'ay de donner ordre au fait « de la justice et de la police du royaume, et pour ce faire il est « besoin d'avoir la manière et les coiitumes des autres pays. » (Lettre du 5 août 1479, de Louis XI au baron du Bouchage.) = * Je conseillais, il y a dix ans {Réforme sociale^ t. III, p. 23), de donner aux jeunes auditeurs sortant du conseil d'État là mission d'étudier sur place et de décrire méthodiquement les diverses constitutions sociales de l'Europe. Si ce conseil avait été suivi , nous jouirions de plusieurs avantages qui nous font défaut en ce moment : au milieu de Fagitation qui se reproduit en faveur d'un nouveau système de gouvernement, nous aurions des guides plus sûrs que la passion des partis ou l'égoïsme des satisfaits; nous aurions une pépinière de jeunes hommes ani- més d'énergiques convictions , et préparés à restaurer le règne du bien ; enfin , nous ne verrions pas ces mêmes hommes s'é- garer en fondant le succès d'une nouvelle carrière sur la pro- pagation de principes qui ne sont pas suffisamment justifiés par l'expérience. § 62 — LA SOLUTION DES SIX DIFFICULTES 383 les institutions et les mœurs des peuples étran- gers ; et cependant ils se plaisent souvent à les louer sans mesure ou à les dénigrer. Croyant faire acte de patriotisme, ils revendiquent la supériorité que TEurope acclama autrefois en notre pays (§16), mais qu'elle lui refuse main- tenant. Ces prétendus patriotes se croient en droit de blâmer les partisans de la méthode d'imitation. Mais en prenant cette attitude ils imitent eux-mêmes les Chinois, qui, cédant à l'orgueil et à l'ignorance , se persuadent que le reste du monde est plongé dans la barbarie. Le second moyen de résoudre les difficultés de notre temps est également indiqué par l'ex- périence et la raison , après une révolution qui a détruit par la violence des abus scanda- leux , en même temps que des traditions bien- faisantes. Il est évidemment nécessaire de reprendre celles de ces traditions qui s'accor- dent à la fois avec les éternels principes de l'ordre social, et avec l'ensemble des pratiques consacrées par les bonnes coutumes du temps actuel. Mais ce second moyen de salut a été suc- cessivement discrédité chez nous par les histo- riens et les légistes de la monarchie absolue, par les écrivains du xviii® siècle ^, puis par les décla- mations révolutionnaires ^ que reproduisent les 5 La Réforme sociale, 1. 1", p. 38 et note. = 6 Ibidem, 1. 1", p. 34 et note ; 1. 1*% p. 53 et note. 384 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS écrivains de notre temps. Sous ces influences, l'esprit public s'est perverti; et, selon l'asser- tion d'un de nos modernes historiens , les con- victions en matière d'histoire devraient être renouvelées à fond (§ 10, n. 2). Les Français tiennent maintenant en profond mépris les in- stitutions et les mœurs de l'ancien régime so- cial. La vieille France leur est aussi antipathique que la vieille Angleterre (old England)est chère à tout Anglais. Égarés par des assertions fausses et banales , ils se persuadent que la grandeur de la nation date seulement de 1789 : et ceux mêmes qui souffrent le plus du malaise pré- sent, contestent qu'on puisse faire aucun em- prunt utile au passé. Ne voulant rien fonder, ni sur les bonnes traditions de leurs aïeux, ni sur les meilleurs exemples de leurs émules, les Français se trou- vent forcément amenés à une dangereuse con- clusion. Ils croient avoir la mission de créer de toutes pièces une nouvelle organisation sociale , et ils sont particulièrement poussés dans cette voie par l'abus du mot progrès (§ 58). Sous cette inspiration sont nés, depuis 1830, les systèmes chimériques qui agitent stérilement tant d'es- prits. A une époque où des inventions utiles transforment rapidement l'ordre matériel, on se persuade volontiers que des succès analogues peuvent être obtenus dans l'ordre moral , et par § 62 — LA SOLUTION DES SIX DIFFICULTÉS 385 suite dans le gouvernement des sociétés. En cela on s'abuse singulièrement; car il y a con- traste plutôt que similitude entre les deux genres de phénomènes. Gomme je l'ai indiqué ailleurs \ la science des faits matériels est sans bornes : elle est toujours mise à profit avec em- pressement; et, lorsqu'elle fait défaut, elle est souvent devancée par la pratique ^ La science des faits moraux est, au contraire, d'une sim- plicité extrême : elle se réduit, à vrai dire, au Décalogue interprété par la pratique de Jésus- Christ. Il en est de même de l'art de gouverner qui, selon l'enseignement de la Nouvelle -An- gleterre (§8, n. 9), se résume, à vrai dire, en une règle unique : imposer aux peuples la pra- tique des dix commandements et l'autorité de la coutume. Or, après dix-huit siècles de chris- tianisme, les peuples les plus moraux restent encore , en ce qui touche cette pratique , à une distance infinie de leur divin modèle. Ceux qui sont tombés dans la corruption s'égarent donc étrangement lorsque, au lieu d'imiter les peuples les plus prospères , ils prétendent inventer des principes et des procédés de gouvernement supérieurs à ceux dont ces peuples se conten- tent. Ces deux erreurs aggravent beaucoup les six 7 la Ré forme sociale , 1. 1*»^, p. 15. = 8 ibidem, t. I*-^^ ç. IG, 386 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS difficultés (§§51 à 61) qui s'opposent à la ré- forme. Les Français resteront indécis entre le bien et le mal tant qu'ils ignoreront la méthode ou la tiendront en mépris : ils ne commenceront à se réformer que lorsqu'ils s'inspireront du principe d'imitation et tomberont d'accord sur le choix des modèles. S 63 LA RECHERCHE DES MODÈLES PAR L'OBSERVATION COMPARÉE DES PEUPLES. Les modèles à imiter ont été indiqués de tous temps par l'observation comparée des divers peuples. Ils se trouvent dans les localités qui démontrent, par la prospérité (§7) dont elles jouissent, la supériorité de leurs mœurs et de leurs institutions. Ces modèles sont inégalement répartis en Europe (§ 9). La recherche en est fort avancée , et elle fournirait déjà d'utiles ma- tériaux à l'œuvre de .la réforme. - En 1855, j'ai publié les descriptions métho- diques des meilleures organisations sociales que j'avais observées , avec le concours de mes amis , en Europe et dans les régions contiguès de l'Asie. Ces descriptions sont présentées dans des cadres uniformes qui les rendent compa- rables , nonobstant la diversité extrême des lo- calités et des races auxquelles elles se rappor- § 63 — LA RECHERCHE DES PEUPLES MODELES 387 tent. L'ouvrage dont elles font partie a pour titre les Ouvriers européens A\ a reçu en 1856, (Je r Académie des sciences, le prix fondé par M. de Monthyon(O). Depuis 1856, la Société d'économie sociale, reconnue en 1869 comme établissement d'uti- lité publique, a étendu au monde entier, confor- mément au vœu de l'Académie des sciences , le plan d'étude des Ouvriers européens, A l'aide de deux séries de publications, cette société a fait connaître une multitude de faits relatifs aux mœurs et aux institutions qu'il faut , soit réfor- mer, soit imiter (P). En 1864, conformément aux invitations réi- térées de personnes qui sont en situation de réformer l'État, j'ai coordonné l'ensemble de ces observations. J'ai publié, sous le titre de la Réforme sociale, un ouvrage où j'ai indiqué les réformes que réclame l'état actuel de la France. Trois éditions de cet ouvrage ont donné à ce plan de réforme quelque notoriété. Indépendamment de ces travaux dus à l'ini- tiative individuelle, deux enquêtes ayant un caractère public sont venues compléter les ré- sultats ainsi obtenus et conférer à ces derniers une certaine authenticité. En 1858, une commission composée de M. Rouher, de M. Schneider et de moi a été chargée de signaler les ateliers de travail qui, 388 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS en France , offrent les meilleures conditions de bien-être et d'harmonie à tous les intéressés : une enquête à ce sujet fut menée à bonne fin en deux mois , et elle permit alors de résoudre net- tement une importante question sociale. Enfin, en 1867, sur la proposition de la Commission im- périale de l'Exposition, approuvée par un décret de l'Empereur, la même enquête a été renou- velée chez toutes les nations représentées à ce grand concours. Les étabUssements classés au premier rang par le jury international ont reçu des mains de l'Empereur, le 1^"* juillet 1867, les plus hautes récompenses qui eussent été décer- nées jusqu'à ce jour dans les expositions univer- selles ( Q ). Les institutions publiques et privées se. tou- chent par une foule de points. D'ailleurs, comme je l'ai indiqué ci -dessus (§ 61), la question des procédés de gouvernement vien- dra toujours, en France, compliquer la réforme du travail et des institutions privées. Il sera donc nécessaire que l'étude comparée de ces pro- cédés complète celles qui ont fait l'objet des en- quêtes indiquées ci-dessus. Ayant exposé ailleurs le résultat de mes propres recherches ^, je me borne à rappeler ici les localités qui m'ont paru i La Réforme sociale, chap. vu : le Gouvernement, t. III, p. 1 à 513. § 63 — LA RECHERCHE DES PEUPLES MODÈLES 380 offrir le meilleur accord entre la vie privée et la vie publique. Ces localités ont toutes certains caractères communs. Partout la prospérité provient des hommes soumis à Dieu : elle a ses principales sources chez le père dévoué à sa famille et chez le patron aimé de ses ouvriers; elle devient complète quand le magistrat et le prêtre ont au même degré l'esprit de devoir et Tamour du peuple. Mais ce dernier cas est relativement rare. Aux diverses époques de Thistoire (§§ 13 et 15), comme dans l'ère actuelle (§ 17), on a vu souvent les classes dirigeantes et les gouvernants tarir, par leurs vices et leur égoïsme , les sources du bien qui tend à jaillir du foyer domestique et de l'atelier de travail. D'un autre côté, les foyers et les ateliers ne sont pas toujours eux- mêmes exempts de mal. En s'accumulant en certains lieux , et en formant des villes pour les besoins du commerce ou les jouissances du luxe, ils sont exposés, par leur contiguïté même, à une foule de conflits. Si le progrès de l'ordre moral ne correspond pas au développement des influences corruptrices émanant du rapproche- ment des familles et de l'accroissement des richesses, ces conflits se multiplient. L'ordre social devient bientôt impossible , à moins que les gouvernants n'aient le pouvoir de maintenir par la force la paix publique. Ainsi, les familles 390 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS dites civilisées se trouvent toujours placées entre deux écueils également dangereux : se ruiner parleurs discordes, si les gouvernants n'ont pas le pouvoir d'imposer le respect de la paix; être ruinées par les gouvernants, si ceux-ci man- quent à leur mission ou abusent de leur auto- rité. Les peuples modèles évitent ces écueils par des procédés dont l'efficacité varie singulière- ment, selon les conditions naturelles et les insti- tutions sociales au milieu desquelles sont placés les ateliers et les familles. S 64 LES CONDITIONS NATURELLES QUI RENDENT FACILES AUX PEUPLES LE RESPECT DE DIEU ET LA PAIX PUBLIQUE. Les nomades chasseurs ou pasteurs, consti- tués par familles ou peuplades isolées au milieu d'espaces incultes , ne veulent point se plier aux travaux de l'agriculture , et ils envoient les es- saims sortis de leurs races fécondes servir les peuples sédentaires qui manquent de bras, ou conquérir ceux qui tombent dans la corruption. En cela, au surplus, les sédentaires ne diffèrent point essentiellement des nomades : comme ces derniers, ils ne prospèrent qu'en gardant la fécondité; mais ils conjurent, par une émigra- tion régulière dirigée vers les parties incultes § 64 — LES CONDITIONS NATURELLES DE LA PAIX 391 des deux mondes ^ , les dangers d'une agglomé- ration exagérée. Les localités où les nomades ont donné les plus beaux exemples , dès les premiers âges de l'histoire , sont les steppes * qui traversent toute l'Asie, depuis les rivages du grand Océan bo- réal jusqu'à ceux de la Méditerranée et de la mer Rouge. Plusieurs de ces steppes, grâce à la fertilité de leurs pâturages, nourrissent de nombreux troupeaux et créent l'abondance sans exiger de l'homme un dur travail. D'un autre côté , l'éloignement des grandes voies commer- ciales y conjure l'accumulation des richesses et le développement des vices qui en émanent (§ 9). Dans les hiérarchies fondées en ces ré- 1 La Réforme sociale, t. Il, p. 161 et 454. = 2 J'ai ob- servé personnellement, en 1837, en 1844 et en 1853, le nord- ouest de la steppe d'Asie, ainsi que le vaste appendice de cette région qui s'étend en Europe entre l'Oural et la mer Noire , par le pays des Baschkirs , des Kalmouks, des Cosaques du Don et des Tartares nogais. J'ai obtenu de mon ami M. Vlan- galy, ministre plénipotentiaire de la Russie en Chine, de pré- cieux détails observés par lui-même, sur les pasteurs de la steppe centrale, nommés par les Russes de FAltaï Dvoedantzi, parce qu'ils paient deux tributs (à la Russie et à la Chine). Enfin l'ouvrage de M. Fabbé Hue offre l'exposé de faits observés chez les pasteurs de l'Est et du Midi. L'étude approfondie de la grande steppe d'Asie est celle qui importerait le plus aujour- d'hui au progrès de la science sociale et de l'histoire natu- relle. — Le lecteur pourra consulter, sur la constitution phy- sique des steppes, la Description des terrains carbonifères du Donetz, par M. F. Le Play, 1 vol. in -8°, Paris, 1842; sur les mœurs des nomades, Voyage dans la Tar tarie, par M. l'abbé Hue, 2 vol. in-8% Paris, 1853. 392 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS gions sur des traditions patriarcales ou féodales, la corruption ne saurait non plus venir des gou- vernants , puisque chaque famille , quel que soit son rang , ne peut subsister qu'en restant isolée dans le pâturage nécessaire à la nourriture de ses troupeaux. La religion naturelle s'imprime en quelque sorte dans les âmes d'élite, pen- dant les méditations de la vie pastorale , à la vue des grands spectacles de la nature^; elle se conserve dans chaque famille, par le ministère d'un de ses membres ^, sans le concours d'un 3 C'est au sein de Tune des races sorties de la steppe asiatique que le judaïsme et le christianisme ont été révélés. Cest égale- ment parmi ces races que se sont développés les divers systèmes religieux de l'ancien monde. Tous les voyageurs qui ont vécu dans cette région ont aperçu la connexion intime de la religion et de la vie pastorale. « Ces bons Mongols ont l'âme essentiellement Religieuse ; la « vie future les occupe sans cesse , les choses d'ici-bas ne sont « rien à leurs yeux ; aussi vivent-ils dans ce monde comme n'y « vivant pas. Ils ne cultivent pas la terre , ils ne bâtissent pas de «c maisons ; ils se regardent partout comme des étrangers qui « ne font que passer; et ce vif sentiment, dont ils sont profon- « dément pénétrés, se traduit toujours par de longs voyages. » (L'abbé Hue, Voyage en Tartarie, t. I", p. 48.) — Pendant la croisade de saint Louis, la bonne renommée des pasteurs de l'Asie centrale parvint jusqu'aux Français. (Joinville, Histoire de saint Louis, xciii.) ^ € Cette armoire tient aussi lieu d'autel à une petite idole « de Bouddha. Neuf vases en cuivre , de la grosseur et de la « forme de nos petits verres à liqueur, sont symétriquement « alignés devant Bouddha... quelques livres thibétains, enve- « loppés de soie jaune , complètent Tornement de la petite « pagode. Les membres de la famille dont la tête est rasée , (( et qui gardent le célibat, ont seuls le privilège de toucher (( ces livres de prières. » (L'abbé Hue, t. I"*", p. 61.) § 64 — LES CONDITIONS NATURELLES DE LA PAIX 393 clergé ^ Sous ce régime le chef de famille gou- verne, sans rintervention d'aucun autre pou- voir, ses enfants et ses serviteurs. Tous les hommes adultes de cette communauté, rompus dès l'enfance au maniement des armes et à l'exercice du cheval, pourvoient aisément à leur propre sécurité. Pour assurer plus com- plètement la police locale, plusieurs familles voisines se concertent au besoin. La justice et la force se trouvent ainsi répandues , avec les familles mêmes, sur la surface entière de la steppe. Dans ces conditions, la paix publique se conserve spontanément, sans qu'il soit néces- saire de recourir à l'autorité du souverain ou du chef de tribu qui le représente. Les meilleurs types de cette organisation sociale se trouvent au midi de l'Altaï , loin de tout contact avec les civilisés sédentaires : dans ces conditions, ils ont conservé la plupart des coutumes que la Bible signale dans la vie d'Abraham , d'Isaac et de Jacob ^. 5 Cependant le culte domestique est complété par les pèleri- nages. Les nomades de TOuest se rendent à la Mecque; ceux du centre et de l'Est, aux monastères du Thibet ou du pays des Khalkhas. = 6 L'Église catholique , depuis sa fondation , rend hommage à l'admirable organisation de la famille chez les patriarches nomades. Toutes les formules de mariage s'y réfè- rent. Dans la plus simple de ces formules , le prêtre qui marie les deux fiancés dit : « Que le Dieu d'Abraham , d'Isaac et de « Jacob vous unisse , et qu'il étende sur vous sa bénédiction. » (Voir l'ouvrage de dom Martène ayant pour titre : De antiquis Ecdesiœ Rttibus), 394 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS S 65 LES INSTITUTIONS RELIGIEUSES QUI CONSERVENT LE MIEUX LE RESPECT DE DIEU. Les peuples sédentaires ne possèdent point les avantages naturels qui rendent facile aux nomades la conservation des bonnes mœurs; mais ils ne se contentent pas de résister, comme ces derniers, à la corruption : ils prétendent s'é- lever au-dessus d'eux dans Tordre intellectuel aussi bien que dans l'ordre moral. Dans ce but, ils ont toujours organisé un culte public, sous la direction d'un clergé. Dans la civilisation euro- péenne , l'observation comparée nous montre les peuples soumis à Dieu, sous quatre régimes principaux. Ces régimes forment les traits do- minants de la constitution de ces peuples, et ils correspondent à des diversités profondes dans les institutions et dans les mœurs. Dans l'État romain et en Russie , la religion est le point de départ des institutions. L'Église et l'Etat se sont confondus, avec des circon- stances fort différentes, dans la personne du souverain : à Rome , le pontife a été doté par la reconnaissance des peuples d'une souveraineté temporelle ; à Moscou , le souverain temporel s'est attribué le pontificat. Dans les deux États , le prêtre , comme le fonctionnaire civil , concourt § 65 — LES MEILLEURES INSTITUTIONS RELIGIEUSES 395 au gouvernement de la nation. Aux mauvaises époques, la corruption règne parmi les deux catégories de gouvernants : mais les croyances , plus fermes qu'éclairées, se maintiennent au sein des populations, sous un régime de con- trainte qui conserve la tradition , punit le scepti- cisme et repousse les dissidents. En Turquie, toutes les institutions dérivent également de la loi divine. Celle-ci réside dans un livre, le Koran, non dans une Église. Le ministre du culte n'est, à vrai dire, que le lec- teur du livre saint. Dieu est, à vrai dire, la seule autorité religieuse. Le conseil des ulémas n'est qu'un corps de docteurs, interprète de la loi. Le souverain a le devoir de faire observer la loi ainsi interprétée ; et c'est à ce titre qu'il exerce le pouvoir absolu. Dans l'esprit de l'ancienne constitution des Turcs , la foi est la qualité dis- tinctive du citoyen. Tous ceux qui croient sont égaux devant Dieu, et sur la terre le souve- rain n'est que le chef des croyants. La foi reste très -ferme chez tous ceux qui ne sont point corrompus par l'exercice du pouvoir ou par le contact des étrangers. Quatre causes principales ont jusqu'à ce jour assuré ce bienfait aux peu- ples de l'Islam. Le Koran donne aux esprits les plus simples une notion nette sur les devoirs journaliers envers Dieu, sur l'importance dé la vie future et sur la vanité des biens de ce monde. 396 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS La corruption habituelle des races mêlées aux musulmans accroît la confiance de ceux-ci dans la supériorité de leur doctrine. En balance de ses graves inconvénients, l'institution de la poly- gamie a épargné aux populations la vue des scan- dales donnés, depuis quatre siècles, en Occident (§§ 15 et 17) par les cours et les classes riches. En ne lisant qu'un seul livre, les musulmans se sont condamnés à une ignorance fâcheuse; mais ils n'ont été atteints ni par le scepticisme social ou scientifique (§ 39), ni par les autres idées fausses de l'Occident (§ 31). Les trois provinces basques ^ et six cantons allemands de la Suisse* ont conservé dans toute leur pureté le groupement des familles en petites autonomies et l'institution religieuse du moyen âge. L'Église catholique est intime- ment associée à l'État : elle le domine même moralement par sa doctrine et par sa hiérarchie ecclésiastique relevant de la papauté. Les deux puissances vivent, en fait, dans un complet accord. Les pouvoirs civils interdisent l'établis- sement de tout autre culte. Les mœurs sont en harmonie avec les institutions : elles condam- nent avec une égale sévérité et le scepticisme et les dissidences religieuses, comme un at- 1 Biscaye , A lava et Guipuzcoa. = 2 Uri , Schwitz , Unter- wald (le haut)*, Untenvald (le bas), Zug, Appenzell (Rhodes intérieures). § 55 — LES MEILLEURES INSTITUTIONS RELIGIEUSES 397 tentât contre la nationalité. Les mêmes causes ont maintenu ce régime dans les neuf autono- mies indiquées ci-dessus. Les populations sont formées de familles - souches qui concilient le bien-être et la fécondité, à Taide d'un régime régulier d'émigration. Elles cultivent de leurs propres mains , en qualité de propriétaires , plus rarement comme tenanciers, de petits domaines agglomérés, avec habitation centrale (§46), épars dans les vallées. Comme les no- mades, elles exploitent, en outre, en commu- nauté les pâturages de leurs montagnes. Eloi- gnées des grandes voies commerciales, elles n'ont pu bâtir des villes populeuses ni accu- muler des richesses considérables , et elles ont conservé les bonnes mœurs avec les habitudes de travail et de frugalité. Les clercs, recrutés au sein des familles les plus honorées , donnent l'exemple d'une saine pratique, en même temps que l'enseignement de la doctrine. Les gouver- nants de profession, réduits au rôle le plus simple, ne sauraient guère exercer une in- fluence fâcheuse. Les chefs de famille, unis par la religion , par la pratique de la Coutume et par le patriotisme, s'entendent pour exercer eux- mêmes , dans une paix complète , la plupart des devoirs du gouvernement, sans recourir aux fonctionnaires ni aux légistes. Quoique relevant de la monarchie espagnole , les Basques sont ^ 398 CHAPITRE M — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS en fait , aussi indépendants que les Suisses re- levant du gouvernement fédéral. Comme ces derniers, ils doivent l'autonomie dont ils jouis- sent à la conservation de leurs croyances reli- gieuses, àTamour de leurs coutumes, et au cou- rage indomptable avec lequel ils ont toujours défendu leurs libertés locales contre les empié- tements du dehors. Les conditions naturelles et les organisa- tions sociales des provinces basques et des can- tons suisses se retrouvent encore ça et là dans quelques localités de moindre étendue; partout, ailleurs, dans TOccident, elles se sont profon- dément modifiées depuis le xiii® siècle. L'agricul- ture , en se substituant à la culture pastorale , a augmenté les contacts entre les familles et affai- bli le régime patriarcal (§ 6); les aggloméra- tions manufacturières et commerciales se sont multipliées au milieu des campagnes ; les villes se sont agrandies outre mesure, sous l'influence des gouvernants détachés de leurs anciens éta- blissements ruraux (§ 14). Les clercs se sont souvent corrompus et ont cessé de soutenir l'ordre moral. Les souverains, violant la cou- tume , ont détruit les autonomies provinciales et locales, et ils ont ruiné l'ancienne société en substituant l'action des légistes et des fonction- naires à celle des Autorités sociales et des pères de famille. En France particulièrement, la cor- s 65 — LES MEILLEURES INSTITUTIONS RELIGIEUSES 399 ruption des clercs et des gouvernants a désorga- nisé les anciennes institutions religieuses, d'a- bord par les schismes et la guerre civile (§15), puis par le scepticisme (§17). La paix publique s'est perdue chez nous à mesure que ce dés- ordre envahissait les esprits : elle ne s'est main- tenue que chez les peuples qui ont conservé leurs croyances. Sous ce rapport, l'Angleterre, les Etats allemands, les Etats-Unis et l'Amérique britannique se placent au premier rang. Cette supériorité se lie à une organisation religieuse qui se résume dans les traits suivants. Le culte dominant n'est plus imposé par la contrainte, et plusieurs cultes rivaux sont exercés concur- remment en toute liberté. Les catholiques, en particulier, lorsqu'ils se trouvent dans ces con- ditions, sont pénétrés de croyances aussi fermes et plus éclairées que celles du moyen âge; et ils restent animés, au plus haut degré, de l'es- prit de prosélytisme. Seulement, ils sentent le besoin de donner à ce zèle une nouvelle dh^ec- tion. Ils se préoccupent moins de combattre les infidèles , ou de discuter certaines nuances de la doctrine ; ils ont surtout à réfuter la prétendue science qui nie Dieu, la morale et la raison (§ 39). Au milieu de ce débordement d'erreur, ils ont pour alliés naturels toutes les communions chrétiennes. Les divers groupes de croyants d'un même peuple se trouvent ainsi , devant le scep- 400 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS ticisme qui les menace , dans la situation où les diverses nations chrétiennes du moyen âge se trouvaient devant l'Islam. Depuis quatre siècles, les grands Etats de l'Occident n'ont pu conser- ver la prospérité que sous le régime de liberté religieuse : car c'est seulement sous ce régime que les gouvernants et les clercs ont pu résister aux dangereuses épreuves de la puissance et de la richesse. Cependant la nécessité de ce régime n'est pas encore reconnue par tous les croyants. En France surtout, certains catholiques conti- nuent à réclamer, pour les institutions reU- gieuses, le régime de contrainte qui a généra- lement prévalu , depuis deux siècles , dans les institutions civiles (§M). Mais cette erreur est de plus en plus réfutée par deux faits qui, dès à présent, me paraissent être sans réplique : l'impuissance du régime de contrainte à con- server les croyances dans cet état des sociétés ; l'aptitude des croyants, sous le régime de liberté, à repousser l'invasion du scepticisme social et scientifique (§ 39). En résumé , dans toutes les organisations so- ciales comprises entre les formes les plus par- faites de la vie nomade et les formes les plus compliquées de la vie sédentaire, les peuples ne prospèrent qu'avec le respect de Dieu. Mais, tout en s'appuyant sur les mêmes principes, les institutions religieuses varient selon la con- 8 66 — LES MEILLEURES INSTITUTIONS CIVILES 401 dition des sociétés. Les pasteurs nomades, moins accessibles que les autres peuples à la corrup- tion, pratiquent exclusivement le culte domes- tique, complété par la méditation solitaire et les pèlerinages aux lieux saints. Les petites nations sédentaires, quand elles n'ont pas les moyens de s'enrichir ou de dominer leurs voi- sins, conservent aisément des mœurs simples et frugales; elles peuvent alors maintenir leurs croyances à l'aide d'une religion d'État réunis- sant ou séparant le pontificat et la souveraineté, mais excluant toujours les dissidents. Enfin les grandes nations, quand elles sont devenues riches et puissantes , quand elles ont développé la culture des arts libéraux, s'abandonnent fa- cilement à la corruption et à l'orgueil : dès lors, elles ne conservent leur prospérité que par la liberté religieuse et par le prosélytisme de tous les croyants unis contre les sceptiques. S 66 LES INSTITUTIONS CIVILES QUI CONSERVENT LE MIEUX LA PAIX PUBLIQUE. Il en est de la paix publique comme du res- pect de Dieu : elle ne se conserve pas chez les agriculteurs sédentaires aussi naturellement que chez les pasteurs nomades. Pour les divers types de sédentaires, la difficulté au%\xv^\N^fe 402 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS avec r agglomération des familles, raccroisse- ment des villes et l'agrandissement des nations. Cette difficulté devient presque insurmontable quand la corruption se développe au milieu des richesses , parmi les clercs orthodoxes protégés par le bras séculier contre la concurrence des dissidents. Enfin la guerre civile devient im- minente lorsque les gouvernants, cédant eux- mêmes à la corruption et à Torgueil , empiètent à la fois, à l'extérieur sur l'indépendance des peuples voisins, à l'intérieur sur l'autonomie des provinces , des localités rurales ou urbaines et des foyers domestiques. Telles sont les causes qui ont amené en France tant de révolutions et de vicissitudes (§§ 15 et 17). Mais , au milieu de cette diversité de systèmes sociaux, tous nos gouvernements ont continué l'œuvre des Valois en ce qui touche les libertés civiles et les autonomies locales. Ils ont tout détruit avec un aveuglement qui est pour les autres peuples un sujet d'étonnement et de blâme. En faisant peser exclusivement sur le souverain et ses fonctionnaires la responsabilité de la paix publique , la France a créé un régime sans précédents; mais elle n'a, en fait, orga- nisé que le retour périodique des révolutions et des guerres civiles. Les peuples qui ont conservé les bienfaits de la paix intérieure ont suivi la voie opposée : ils § 66 — LES MEILLEURES INSTITUTIONS CIVILES 403 n'ont point augmenté les attributions des gou- vernants , et ils se sont également gardés de les diminuer outre mesure. Ils ont réformé leur constitution en modifiant, selon les services ren- dus, le personnel de la hiérarchie sociale. L'apti- tude à défendre le sol n'a plus été le caractère unique de la prééminence : aux hommes capa- bles de mettre en action la force publique ils ont associé ceux qui excellent à diriger les do- maines ruraux et les autres ateliers de travail. Ce changement ne s'est point opéré par une révolution, ni même par une intervention de la loi écrite : il s'est introduit peu à peu dans la Coutume, à mesure que se produisaient les nouveaux besoins et les nouvelles influences. Ce changement a coïncidé avec le développement r des intérêts sociaux dans l'Etat et la province , comme dans le gouvernement local et la vie privée ; mais il n'a point laissé envahir ces deux dernières subdivisions de l'activité sociale par les gouvernants préposés aux deux premières. Tous ces intérêts ont été agrandis ; mais ils res- tent groupés par la nature des choses, comme ils l'ont été de tout temps. L'indépendance de la vie privée et l'autonomie du gouvernement local sont aujourd'hui, comme aux autres épo- ques de l'histoire , un caractère distinctif de tous les peuples qui jouissent de la paix publique. 404 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS S 67 LES MODÈLES DE LA VIE PRIVÉE DANS LA FAMILLE, L' ATELIER , LA PAROISSE ET LA CORPORATION. L'indépendance devant les pouvoirs publics féconde singulièrement la vie privée, et ce bien- fait se manifeste surtout dans la famille. Le père, secondé par le haut ministère de sa femme et la collaboration de son héritier -associé (§ 6), gouverne souverainement son foyer et son ate- lier ; il se livre en toute liberté aux entreprises qui ne blessent ni la liberté des autres familles, ni les intérêts généraux de la société. Chez les peuples prospères , la famille constitue la vraie unité sociale ; car elle se suffit à elle-même , et elle offre tous les éléments essentiels aux natio- nalités les plus puissantes. Mieux que tout autre groupe social, elle voit dans le respect de Dieu la source de toute prospérité. Elle a pour prin- cipe la liberté testamentaire (§ 44), pour chefs naturels les deux époux , pour capitale le foyer domestique, pour territoire le domaine agglo- méré (§ 46), et pour constitution la famille - souche (§ 6). Une famille-souche d'agriculteurs, survivant seule à un grand cataclysme , régéné- rerait bientôt des nations prospères ; car , tout en se perpétuant elle-même , elle enverrait dans toutes les directions , comme le fit autrefois une § 67 — LES MODELES DE LA VIE PRIVÉE 405 famille patriarcale d'agriculteurs \ des essaims d'hommes craignant Dieu, rompus au travail, sachant commander et obéir *. La possession du foyer domestique (§24) est le trait de la vie privée qui décèle le mieux l'existence des qua- lités morales nécessaires à tous les peuples. Sous plusieurs régimes excellents , les familles n'ont pas le droit de choisir leur souverain; sous les meilleures organisations du travail, elles ne possèdent pas toujours l'atelier, mais elles sont toutes propriétaires de leur foyer. La plupart des ateliers de travail ont été dans le passé , et restent encore aujourd'hui une simple dépendance du foyer domestique. La paix s'y maintient aisément, comme dans la famille elle-même, pourvu que celle-ci se rat- tache à l'un ou à l'autre des deux régimes qui engendrent la stabilité (§ 6). Les paysans qui cultivent leurs petits domaines agglomérés (§ 46), et une multitude d'artisans propriétaires de leur foyer, de leur atelier et de quelques dé- pendances rurales , offrent dans toute l'Europe d'excellents modèles. Les grands ateliers ruraux 1 Genèse, x, 1 et 5. = 2 Sous les deux régimes de la famille stable (§6), chaque chef de famille, avant de diriger la com- munauté, a été lui-même longtemps dirigé par son père. Cet apprentissage de la vie, qui conserve la Coutume chez les peuples prospères , est une des origines de la liberté et de l'ordre public. 406 CHAPITRE M — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS dirigés par un patron , avec la collaboration de plusieurs familles, ont été un des principaux traits de l'organisation sociale, dès le début de la grande époque du moyen âge (§ 14). La bien- faisante Coutume que j'ai décrite (§§ 49 à 25) a pris naissance dans les domaines des grands pro- priétaires : elle s'est propagée chez leurs tenan- ciers de tout rang , et elle a fait régner le bien- être avec l'harmonie chez tous ceux qui ont eu le bon sens de la conserver. Elle a été adop- tée par les grands ateliers qui se sont élevés , à partir du xvii® siècle, pour la fabrication des pro- duits manufacturés. Tant qu'elle a été respec- tée, la paix a régné dans la grande comme dans la petite industrie, et la vie privée a conservé toute son indépendance devant les pouvoirs pu- blics. Il en a été autrement dans les localités où ces salutaires pratiques ont été abandonnées sous les influences que j'ai décrites (§§ 26 à 32). Les populations imprévoyantes ont été envahies par des maux que l'humanité n'avait pas subis jusque-là : la paix publique a été souvent trou- blée , et les gouvernants ont dû intervenir dans des régions de la vie privée qui leur avaient été toujours interdites. Les faits qui se produisent maintenant chez les peuples où cette interven- tion a été jugée nécessaire, semblent indiquer que le remède est, à certains égards, pire que le mal. Ici encore le vrai remède se trouvera, § 67 — LES MODÈLES DE LA VIE PRIVÉE 407 non dans des iiino valions dangereuses, mais dans le retour à la tradition et dans l'imitation des bons modèles (§§ 62 et 63). La paroisse, considérée dans son organisa- tion civile, participe à la fois de la vie privée et de la vie publique. Selon que TÉtat s'identi- fie à la religion ou s'en distingue, la paroisse occupe le premier échelon du gouvernement local ou le sommet de la vie privée. Partout d'ailleurs elle est un trait d'union entre les par- ticuliers et les gouvernants. En Europe, comme dans une grande partie de l'Amérique du Nord, la paroisse s'est constituée sous l'ancien régime social (§ 8); et, alors même qu'elle n'est plus au point de vue légal qu'une institution privée, elle reste dans la pratique éminemment propre à remplir un service public. Ainsi les collecteurs privés qui , dans les pays libres , lèvent sur les immeubles des paroissiens la taxe d'église, sont partout en mesure de lever, sans supplément de frais , les taxes dues au département rural ou à la cité, à la province et à l'État (§ 68). Sous tous les régimes , la paroisse a une des- tination principale : elle fournit à plusieurs fa- milles d'une même localité le moyen de prati- quer le culte en commun. L'autorité préposée à cette première circonscription est le ministre, secondé parfois par un vicaire, toujours assisté 408 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS par un conseil de pères de famille ^, comprenant des dignitaires élus ou désignés par la Coutume. Ce dernier cas est fréquent sous les régimes de liberté religieuse , où chaque paroisse doit sub- venir directement aux frais de son culte. Les populations, désirant s'épargner la fatigue et la perte de temps imposées aux familles dans les trop grandes paroisses, encouragent par des dignités paroissiales la fondation de nouveaux temples : souvent même elles se concertent avec l'autorité ecclésiastique pour accorder au fondateur et à ses descendants le titre de pa- tron, avec le droit de présenter les nouveaux ministres. Au milieu des formes propres aux divers cultes , on reconnaît la meilleure organi- sation paroissiale aux caractères suivants. Le ministre, jouissant d'une grande indépendance, respecte la dignité des pères de famille et les associe, autant que possible, à sa fonction. L'association du ministre et des laïques est in- dispensable pour inculquer, dès le premier âge , à l'enfant les croyances en même temps que 3 Chez les protestants presbytériens, ce conseil intervient dans la direction du spirituel; chez les catholiques romains, il est surtout chargé de l'administration du temporel. En Angle- terre, où la paroisse appartient au gouvernement local, le conseil paroissial est chargé en outre, par la Coutume, de certains services civils {la Réforme sociale, t. III, p. 64) : il se nomme Vestry (la sacristie), mot qui rappelle sa principale fonction. 67 — LES MODELES DE LA VIE PRIVEE 409 la connaissance de la langue maternelle; elle est surtout nécessaire pour conserver la pra- tique du Décalogue dans les rapports sociaux de chaque jour. Elle s'est conservée avec les caractères les plus féconds chez les catholiques du Canada et des États-Unis, qui ont été pen- dant longtemps opprimés par les pouvoirs publics; elle a été souvent désorganisée, en Europe, par la corruption des clercs, le mauvais exemple des monarchies absolues et les aber- rations des sceptiques. Mais l'union des efforts dans la paroisse, en présence du scepticisme scientifique, redevient pour les sociétés, comme aux temps de la primitive Église, une impé- rieuse condition de prospérité. Cette vérité reste inaperçue en France; mais elle commence à être comprise des catholiques allemands *, chez lesquels l'esprit d'initiative a été moins complè- tement étouffé, depuis deux siècles, par l'absolu- * (( Les maux sociaux de notre temps... font paraître plus « que jamais nécessaire que tous les fidèles, s'unissant avec <( leurs pasteurs, participent à la vie de FÉglise et déploient... <( toute la plénitude de Faction chrétienne. Lorsque, dans une « situation analogue , l'ancienne Église vainquit jadis le monde « païen..., le lien qui unissait la communauté était si étroit, si «c ferme , que dans Télection de Tévéque on écoutait la voix du « peuple. Le rétablissement... de cette institution... dépendra « d'une entente amiable entre TÉglise et FÉtat. Mais-, dès à a présent, une participation... plus générale des laïques à la vie « chrétienne et sociale de la paroisse nous semble très-dési- « rable. » ( Adresse à Vévéque de Trêves y déjà citée , § 41 , n. 8.) 410 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS tisme monarchique, clérical ou révolutionnaire. La paroisse, ainsi fortifiée par l'association des clercs et des laïques, se soumet, sous le rapport spirituel, aux autorités de son Église; mais, subvenant seule aux frais de son culte , elle est complètement libre en ce qui touche le tempo- rel. Elle se maintient d'ailleurs soigneusement dans la tradition et dans la paix; et, tant que ce devoir est rempli , elle reste , en fait , indé- pendante de toute contrainte religieuse ou ci- vile. Diverses institutions se joignent à ces trois premiers éléments de la vie privée, à mesure que la civilisation se perfectionne ou se com- plique. Parmi les établissements les plus usuels figurent: les écoles primaires et secondaires consacrées à l'enseignement de la jeunesse ; les cours publics institués pour l'enseignement de tous les degrés, donné à tous les âges; les institutions ayant pour objet la culture des arts libéraux , le perfectionnement des arts usuels , l'amélioration des mœurs et l'assistance de ceux qui ne peuvent compter sur l'appui d'une famille. Chez les peuples modèles, ces établis- sements étendent, pour la plupart, leur action à des territoires plus grands que la paroisse; mais, dans ce cas même , ils se rattachent exclu- sivement à la vie privée. Ceux qui peuvent se 8 67 — LES MODÈLE» DE LA VIE PRIVÉE 411 soutenir à Taide des redevances de la clientèle sont créés par des entrepreneurs particuliers ou par les intéressés eux-mêmes réunis en associations libres; les autres sont confiés à des corporations autorisées par le souverain à posséder des biens à perpétuité , dans un but indiqué par la charte d'institution. Ces corpo- rations doivent leur origine aux dons et legs des individus et des familles ; elles sont dirigées à titre gratuit , selon la volonté des fondateurs , par des patrons ou des fidéi - commissaires appartenant à la localité. Ces derniers ne ré- clament jamais aucun secours du trésor public; et, en fait, ils jouissent d'une indépendance complète tant qu'ils restent fidèles à leur charte, légalement amendée selon le besoin des temps. Les peuples modèles interdisent aux gouver- nants la direction de ces établissements , aussi bien que l'immixtion dans les intérêts de la paroisse, de l'atelier et de la famille. Ils tien- nent en méfiance les écoles professionnelles ^ qui délivrent des diplômes d'aptitude sous la direction d'officiers publics, et qui acheminent directement vers les fonctions publiques une jeunesse inexpérimentée. En revanche, ces mêmes peuples condamnent sévèrement toute intervention des corporations perpétuelles dans 6 Im Réforme sociale, t. H, p. 351 à 360. 412 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS les affaires du gouvernement. Dans la vie privée, comme dans la vie publique, chaque autorité ne concourt sûrement au bien général qu'en restant dans le domaine qui lui est propre (§68). Selon la pratique universelle des peuples libres et prospères, les gouvernants exercent le contrôle des corporations perpétuelles ; et c'est précisément pour remplir ce devoir qu'ils restent étrangers à la direction. Celle-ci appar- tient toujours aux particuliers. L'aptitude à conduire la famille et l'atelier est le meilleur titre au suffrage des contribuables ou des pa- trons, qui choisissent les dignitaires de leur corporation. Ces petits groupes sociaux sont la véritable école du gouvernement local ; et celui-ci, à son tour, est la pépinière où se for- ment les notabilités qui prennent part à la di- rection de la province et de l'État ^, fi Le eongrès de la presse provinciale , tenu à Lyon du 8 au 11 septembre 1869, vient de montrer comment la France, dé- solée par l'antagonisme social , la bureaucratie et Texcès de la centralisation, pourra réorganiser pacifiquement la vie privée. Chaque délégué, réagissant autant que possible contre Tesprit de parti , s'est attaché loyalement à représenter l'opinion domi- nante des Autorités sociales qui forment la -plus saine partie de sa clientèle. Le congrès a pu ainsi formuler plusieurs dé- clarations qui se compléteront dans un nouveau rapprochement des partis politiques, mais qui, dès à présent, recevront de nombreuses adhésions. Selon la pente habituelle de l'esprit fran- çais, ces déclarations réclament surtout le changement du mé- canisme de la constitution (§ 61 , n. 2); mais elles' commencent s 68 — LES MODELES DU GOUVERNEMENT LOCAL 413 S 68 LES MODÈLES DU GOUVERNEMENT LOCAL, DANS LE DÉPARTEMENT RURAL ET LA COMMUNE URBAINE. Les familles agricoles ne sont point portées , comme les familles pastorales, à rester isolées. Après avoir pourvu aux moyens de conserver le respect de Dieu (§67), elles se concertent et s'associent pour assurer la paix publique. Dans les défrichements qui s'exécutent de nos jours sur un grand nombre de points des deux mondes, ces associations naissent partout des mêmes besoins. Elles s'étendent et se coordonnent à mesure que les familles se multiplient, et elles varient à l'infini, selon les circonstances. Ce- pendant , au milieu de cette diversité extrême , les particuliers tendent partout à grouper leurs intérêts communs les plus immédiats dans deux circonscriptions principales. Les agriculteurs, ainsi que les exploitants de mines et de forêts , disséminés sur la surface d'un grand territoire , créent le département rural ; les autres classes à signaler également Topporlunité des changements à introduire dans les sentiments et les idées. Ainsi, par exemple, le congrès indique la nécessité de rendre à Tindividu, à la famille, à Técole et aux associations privées , les attributions indûment usurpées par l'État. Il a compris que la réforme de la vie privée sera le point de départ des réformes de la vie publique. 414 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS de producteurs, accumulés en certains lieux éminemment favorables au commerce, créent la commune urbaine. Le département * est institué en vue d'un objet principal : assurer aux populations rurales la paix publique fondée sur la justice et, au besoin, sur la force. Dans une bonne organisa- tion agricole (§46), les familles rurales intéres- sées à atteindre ce but sont clair-semées dans les campagnes. D'un autre côté , les services de la justice et de la force , pour être à la hauteur de leur mission , exigent des ressources considé- rables en argent et en personnel. Le départe- ment rural doit donc, parla nature des choses, former une circonscription étendue. L'institution judiciaire qui répond aux besoins journaliers des familles est la justice correction- nelle, qui réprime les offenses commises contre les personnes, la propriété privée et l'ordre public, à l'exception des crimes passibles de la peine de mort ou d'une longue servitude 1 Ce mot , comme tous ceux qui sont employés dans les §§ 67 à 70, pour exprimer une circonscription ou une fonction, est pris avec Tacception spéciale indiquée dans le texte, et non avec le sens général ou particulier que lui donne notre langue usuelle. Ainsi, par exemple, il s'agit moins ici de la circon- scription ainsi nommée en France , que de Tordre de choses ex- primé en Angleterre et aux États-Unis par le mot county. Une observation analogue s'applique , dans ces mêmes paragraphes , aux mots magistrat, commune , etc. § 68 — LES MODELES DU GOUVERNEMENT LOCAL 41b pénale. Cette justice est confiée aux magistrats choisis par le souverain parmi les proprié- taires résidants % offrant aux populations les garanties d'honorabilité exigées par l'opinion publique. Lorsque cette classe de citoyens est nombreuse dans les campagnes, les magistrats exercent gratuitement ^ leur fonction sans sup- porter une trop lourde charge , et ils répriment efficacement le mal jusque dans les moindres paroisses. Ce régime comprend trois juridic- tions. Dans la première, chaque magistrat juge en permanence , en son domicile , les moindres délits. Dans la seconde, correspondant à des unions de paroisses , plusieurs magistrats , sié- geant fréquemment, jugent les offenses plus graves ou l'appel des décisions rendues par un seul magistrat. Dans la troisième enfin, plu- sieurs magistrats , tenant au chef-lieu du dépar- tement un petit nombre de sessions annuelles , jugent les plus graves offenses et les appels formés contre les décisions de la seconde juri- diction. La justice des assises punit les crimes en- traînant la peine de mort ou une longue servi- tude pénale. Elle est exercée deux fois par an, au chef -lieu du département, par deux juges 2 La Réforme sociale, t. H , p. 71. = 3 Tel est , par exemple , le cas en Angleterre. {La Réforme sociale, t. HI, p. 89.) 416 CHAPITRE M — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS des hautes cours de justice de la province (§69). Pendant chaque session d'assises, les juges se transportent successivement dans plu- sieurs départements de la province, suivant un ordre fixé par la coutume ou par la déci- sion des autorités judiciaires. Enfin, la justice civile du département est li- mitée aux contestations pour dettes et dom- mages d'une médiocre importance. Elle est exercée par un juge qui parcourt fréquemment les unions de paroisses où des causes sont in- struites. Dans les procès où l'intérêt en litige est plus considérable , les deux parties peuvent , d'un commun accord , réduire les frais ou accé- lérer la solution en déférant l'affaire au juge départemental, avec ou sans appel aux cours provinciales. Les contestations d'une minime importance, celles surtout qui se rapportent aux intérêts spéciaux de certains commerces, sont jugées par des magistratures locales an- nexées aux principaux centres de population. L'application du jury au jugement des causes civiles et criminelles est à la fois une des cou- tumes les plus fécondes de l'ancien régime européen, et un des moyens de conjurer les plus grav.es difficultés de notre temps. Cette institution assure aux peuples libres plusieurs avantages essentiels. Elle réduit dans une pro- portion considérable le nombre des juges de $ 68 — LÉS MODÈLES DU GOUVERNEMENT LOCAL 417 profession*: elle permet, par conséquent, de les mieux choisir et de tenir ainsi le corps entier à la hauteur de sa fonction. Elle décharge ces juges d'une responsabilité compromettante , et elle rehausse d'autant le respect dû à leur caractère. Mais le principal avantage du jury est l'enseignement pratique donné aux peuples qui glissent sur la pente de la fausse égalité (§ 59). Elle leur démontre journellement la lé- gitimité d'une hiérarchie sociale fondée sur la richesse unie au talent et à la vertu. Les mêmes hommes, qui voient un principe absolu dans l'application du suffrage universel à la direc- tion des affaires publiques , aperçoivent distinc- tement les inconvénients de ce même principe appliqué au jugement des procès civils et cri-r minels. Les partisans exagérés de l'égalité en matière politique sont rarement disposés à pousser la logique d'un faux système au point de soumettre les décisions concernant leurs in- térêts, leur honneur et leur vie au verdict de la plupart des citoyens qui les entourent. Enfin, sous les régimes de liberté , où la connaissance * Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande, grâce au concours du jury et de ses magistrats locaux résidants , peut se contenter de 300 juges de profession. Avec ce personnel très- bien rétribué et relativement économique , nos voisins assurent aux moindres localités une sécurité que nous sommes loin d'obtenir en France , avec nos 9,400 juges , si peu rétribués et cependant si onéreux pour le budget. 418 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS des mécanismes de l'impôt est devenue fami- lière , chacun apprécie hautement les avantages d'une institution qui réduit aux plus strictes li- mites les frais de la justice. Les deux catégories d'offenses contre la paix publique sont, autant que possible, prévenues et réprimées , sous la direction des magistrats , par une police composée d'agents qui ne sont point armés, mais qui ont le droit de requérir l'assistance de tous les citoyens. La force qui vient en aide aux magistrats est une milice , ré- serve de l'armée. Cette milice se rassemble de loin en loin pour l'apprentissage des armes : les officiers sont choisis parmi les propriétaires ré- sidants ; ils offrent , comme les magistrats , par leur caractère, toute garantie aux populations. Un haut fonctionnaire choisi par le souverain parmi les magistrats du département dirige l'ad- ministration de la justice, et intervient dans la nomination des agents qui assistent les ma- gistrats et les juges. Un second haut fonction- naire, également choisi parmi les magistrats, commande la milice : il y fait les nominations qui ne sont point réservées aux autorités pro- vinciales (§ 69) ou au souverain. Les magistrats et leur chef dirigent naturel- lement certains services qui complètent les deux précédents : tels sont là construction et l'entretien des prisons, des bâtiments où se § 68 — LES MODELES DU GOUVEKNEMENT LOCAL 419 rend la justice , où se conservent les archives départementales et le matériel de la milice. Ils évitent, au contraire, d'intervenir dans les ser- vices qui peuvent être , à la rigueur, accomplis par les familles, par les associations formées dans un but d'utilité publique ^, par les paroisses et les unions de paroisses : c'est ainsi, par exemple, que, dans la majeure partie de l'An- gleterre , les magistrats ne donnent qu'un con- cours indirect à la construction et à l'entretien des routes^. Cependant, parla force même des choses , les départements sont tenus de remé- dier à certains maux qui se développent par l'agglomération et la corruption des peuples sédentaires : c'est ainsi qu'ils pourvoient de plus en plus aux soins qu'exigent les aliénés. Ceux-ci, en effet, sont au sein des familles une source d'embarras ou d'abus; et ils récla- ment , de la part des pouvoirs publics , une sur- veillance qui ne peut être exercée que dans des établissements spéciaux, sous la surveillance et le contrôle des magistrats. L'existence du département, comme celle de R La Réforme sociale ^ t. U, p. 263 à 370. = « Les routes d'intérêt local sont construites et entretenues par les paroisses; les ponts seuls sont à la chargée du département. Les routes d'intérêt général sont adjugées , avec un droit de péage , à des entrepreneurs. Certains départements se concertent aujourd'hui avec les unions de paroisses pour multiplier les routes à parcours gratuit. {La Réforme sociale, t. UI, p. 68 et 113.) 420 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS la paroisse , repose sur une organisation finan- cière d'une simplicité extrême , qui est une des garanties des peuples libres : ce régime est fondé sur l'évaluation exacte du revenu que pourrait donner la location des immeubles de la circonscription. Le principal soin du con- seil paroissial et des magistrats préposés au service financier est d'assurer à chaque con- tribuable une exacte évaluation de ce revenu. Les deux autorités qui fixent le budget de la paroisse et du département font savoir annuel- lement aux contribuables qu'ils doivent payer, pour chaque sorte de dépense , tant de centimes et tant de millimes par franc de revenu. Sous un tel régime, chaque famille contrôle effica- cement le gouvernement local; car elle peut comparer, pour les moindres détails, les charges que chaque service lui impose avec les avan- tages que ce même service lui assure. Les finances locales des peuples libres sont aussi claires et aussi simples que celles des Etats trop centralisés sont obscures et compliquées. Ces qualités résident dans la perception autant que dans l'assiette des taxes; et, comme je l'ai indiqué ci -dessus (§ 67), le conseil paroissial vient, sous ce rapport, en aide aux autorités des circonscriptions supérieures. Ces détails d'organisation départementale § 68 — LES MODELES DU GOUVERNEMENT LOCAL 421 concernent spécialement les campagnes où les domaines ruraux sont agglomérés autour d'une habitation centrale (§ 46), où par conséquent les familles sont uniformément disséminées sur la surface entière du pays. Ils se modifient, par ia force des choses , dans les localités où se for- ment de grandes agglomérations urbaines. Ce cas se présente notamment quand les classes dirigeantes méprisent et abandonnent les rési- dences rurales , quand les entreprises commer- ciales ou manufacturières se multiplient, et surtout quand le département possède des ports maritimes exploitant le commerce du monde entier. Les villes tendent alors à .dominer les campagnes , ainsi qu'il arriva chez les Grecs et les Romains de l'antiquité, ou chez les Italiens du moyen âge; et si les institutions . ne prêtent point leur appui aux bonnes mœurs, la cor- ruption, puis la décadence deviennent inévita- bles. La prospérité se maintient, en effet, sans trop de difficulté dans une province , malgré la richesse et la puissance des grandes villes, si les classes dirigeantes , fidèles à leurs rési- dences rurales, conservent dans les campa- gnes leur légitime influence. De leur côté, les grandes villes jouissent d'une autonomie com- plète : elles règlent en toute liberté cette mul- titude d'intérêts communs qui n'existent point dans les campagnes, et qui naissent de la 422 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS contiguïté des habitations. Certaines villes ac- quièrent , par leur population et leur richesse , une importance comparable à celle des dépar- tements auxquels elles confinent ; elles sont représentées , autant que ces derniers , dans les conseils de la province ou de l'Etat; et, comme les départements, elles sont le siège d'assises spéciales tenues par les juges des hautes cours provinciales. Mais cette autonomie se renferme rigoureusement dans un îlot^, constitué par la coutume ou par la loi , avec les territoires de la ville et de sa banlieue, et elle n'empiète jamais légalement sur les départements ruraux conti- gus. Les villes moins considérables ont égale- ment une existence séparée et des droits en rapport avec leur importance ou leur spécialité *. Quant aux petites villes liées par la Coutume à la vie des campagnes, elles font partie intégrante du département rural : elles sont habituellement le siège des associations d'utilité publique , des 7 Selon la Coutume d'Angleterre , les communes urbaines , qui ont dans la province une situation aussi indépendante que celle du département rural, sont comprises dans un cercle idéal tracé autour d'un point central défini par la loi , avec un rayon de 11 kilomètres. La surface de ce cercle est de 37,000 hectares. Les lois relatives aux intérêts locaux des populations agglomérées à côté de la cité de Londres se réfèrent habi- tuellement à des cercles ayant pour centre l'église Saint - Paul. = 8 Voir, par exemple, l'excellente organisation des communes urbaines désignées en Angleterre sous le nom de Boroughs. (La Réforme sociale, t. HI, p. 125 à 135.) 8 68 — LES MODÈLES DU GOUVERNEMENT LOCAL 423 foires et marchés, des sessions tenues par le juge civil ou les magistrats. Une admirable législation ^ autorise , dans ces petites villes , la majorité des habitants à pourvoir aux conve- nances de la salubrité et de la voirie , notam- ment aux services des distributions d'eau, de l'éclairage , des égouts , des abattoirs , des mar- chés, des établissements insalubres et incom- modes. Cette législation soumet les intéressés à un régime de contrainte et au paiement de certaines taxes; mais elle laisse toute liberté aux territoires qui n'ont point adhéré à l'établis- sement de ces communautés exceptionnelles. Il est absolument interdit à ces communautés, comme aux communes urbaines proprement dites, de recourir à un des plus déplorables procédés financiers du moyen âge , et de gêner la circulation par le genre d'impôt qui , après avoir été supprimé en France, en 1791, y fut rétabli, en 1798, sous le nom d'octroi. Dans les agglomérations urbaines , comme dans les cam- pagnes, le service financier est assuré par la taxe sur les immeubles. On y joint naturelle- ment les produits de certains services commu- naux. Parmi ces produits figurent souvent les redevances payées pour les fournitures d'eau et de gaz pour l'usage des marchés et des ports. ^> La Réforme sociale, t. UI, p. 135 à 145. 424 CHAPITRE M — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS Certaines campagnes, alors même qu'elles sont nettement séparées des grandes villes, se composent de populations agglomérées qui se sont constituées sous diverses influences. Au premier rang de celles-ci figurent : la haute estime accordée aux villes par les pre- miers législateurs de la race *^; l'admiration conçue , par une race nomade ou rurale , pour les villes d'un peuple voisin " ; l'obligation où se trouvent encore certains agriculteurs de se grouper en villages pour échapper à un bri- gandage intérieur ** ou aux incursions de l'ennemi sur un pays frontière *^ ; enfin la dé- plorable coutume des domaines morcelés avec habitations groupées en villages (§ 46), qui, au milieu d'une sécurité complète, conserve sans espoir d'amélioration l'antique assolement triennal et la vaine pâture ^\ Dans les campa- gnes ainsi constituées, l'agriculture est grevée de longs transports et mal pourvue d'engrais. Les familles , trop agglomérées, tendent, plus 10 Exemple, les anciens législateurs de la Grèce et de l'Italie. = 1 i Les Gaulois , après leurs expéditions en Grèce et en Italie (§ 43). = 12 Aujourd'hui encore, dans plusieurs dis- tricts méridionaux de FEspagne et de Fltalie, personne n'oserait créer une habitation en dehors des villages. = 13 La plupart des villages de la Lorraine ont été fondés sous cette influence. 11 en a été de même pour beaucoup de bourgades des townships de la Nouvelle-Angleterre, créées par des colons qui redoutaient les attaques des Indiens. = ^^ Les Ouvriers européens , p, '239 , 241. — La Réforme sociale, t. II, p. 65. § 68 — LES MODÈLES DU GOUVERNEMENT LOCAL 425 que sous le régime des habitations disséminées , à se corrompre et à adopter les habitudes de communauté. Elles oublient alors facilement que le premier motif qui oblige les familles à s'associer est le devoir d'adorer Dieu. Dans les institutions, comme dans les mœurs, la vie communale tend à étouffer la vie paroissiale ^^ La France, en instituant après la révolution de 1789 un nouveau gouvernement local , s'est complètement éloignée des modèles dont je signale ici les traits principaux. Elle a rompu à la fois avec la tradition de ses époques de prospérité et avec la coutume des peuples les plus prospères. Elle a démembré ses provinces. i& Les notabilités les plus sinistres de la Terreur, et celles qui ont le plus contribué à nous transmettre , en les aggravant , les mauvaises pratiques de tyrannie et de centralisation de l'ancien régime en décadence (§ 17), provenaient en général des villes et des régions à domaines morcelés. Pour mieux étu- dier cette triste organisation, j'ai acquis en Champagne une propriété dans le pays natal du conventionnel Danton. (Voir quelques traits de ce régime agricole dans les Ouvriers euro- péens, p. 241.) La vraie pâture y repousse toute amélioration de la culture , et le christianisme y est oublié à ce point que le prêtre chargé de la direction spirituelle de quatre anciennes paroisses , n'exerce en fait qu'une sinécure. La réforme sociale de ces vastes plaines exigerait deux séries de mesures : restau- rer, à Taide de la loi morale , les vraies notions de la famille et de la propriété; donner aux majorités, selon le mécanisme de certaines lois allemandes, la liberté de se soustraire à ce régime et de reconstituer des domaines agglomérés (§ 46). Voir la Réforme sociale, t. H , p. 60 et 8i. 426 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS au mépris des droits réservés par les actes d'union*^; et elle a ainsi brisé les formes qui, sous l'ancien régime en décadence, conser- vaient aux localités un reste d'autonomie. Elle a achevé l'œuvre de destruction en jetant dans le même moule communal deux éléments abso- lument dissemblables : les grandes cités , assez riches et assez éclairées pour constituer des Etats; les paroisses rurales, qui ne peuvent fon- der que sur des unions les bases de leur vie locale. .Enfin, la France révolutionnaire a fait entrer au même titre ces êtres si différents dans l'unité départementale, et elle s'est flattée de créer un ensemble harmonieux en les domi- nant tous à l'aide des fonctionnaires délégués par le pouvoir central. Mais ce régime sans précédents n'a jamais répondu à l'attente de ses fondateurs ; car il ne s'est concilié ni avec l'ordre public ni avec l'équité. Dans les temps de trouble, les grandes villes ont secoué toute autorité "y et elles ont opprimé les campagnes, 16 Les sentiments qui se manifestent sous nos yeux indiquent que la révolution , en adoptant cette mesure , n'a point atteint le but qui en fut le prétexte : elle n'a point resserré le lien national. Le gouvernement anglais a suivi, à l'égard de TÉcosse, le système opposé : malgré les insurrections de 1715 et de 1745, il a toujours respecté l'autonomie réservée par l'acte d'union de 1707 (la Hé for me sociale, t. III, p. 156); et aujourd'hui, dans les questions internationales, l'Ecosse est devenue plus bri- tannique que r Angleterre elle-même. = i^ Ces usurpations urbaines, conséquences d'un faux système, ont déjà conduit nos § 68 — LES MODELES DU GOUVERNEMENT LOCAL 427 mises dans l'impossibilité de sauvegarder leur liberté par leur union. Même dans les temps de calme , les campagnes ont perdu toute indépen- dance devant la prépondérance naturelle des villes , et les usurpations factices de l'État. Je ne sais si la réforme de ce triste état de choses , tant de fois acclamée par l'Empereur ^*, s'accomplira sous son règne. Les fonctionnaires, intéressés à proclamer l'incapacité irrémédiable des localités à se gouverner elles-mêmes, ont eu jusqu'à présent, en ces matières, une in- fluence irrésistible , et il en sera de même aussi longtemps que nous n'aurons pas trouvé le gouvernements à priver Paris et Lyon des libertés acquises à toutes les villes du monde, sous les régimes les plus divers. En présence des sentiments antisociaux qui se manifestent maintenant, le même régime de contrainte s'étendra fatale- ment à toutes les agglomérations urbaines, si la réforme ne vient pas nous arrêter sur cette pente dangereuse. = 18 « Mon- « sieur le Président du Conseil d'État , notre système de « centralisation, malgré ses avantages, a eu le grave incon- « vénient d'amener un excès de réglementation. Nous avons « déjà cherché , vous le savez , à y remédier ; néanmoins il reste a encore beaucoup à faire. Autrefois, le contrôle incessant de « l'administration sur une foule de choses avait peut-être sa « raison d'être, mais aujourd'hui ce n'est qu'une entrave. Com- a ment comprendre , en effet , que telle affaire communale , par « exemple, d'une importance secondaire et ne soulevant d'ail- (( leurs aucune objection , exige une instruction de deux années « au moins, grâce à l'intervention obligée de onze autorités « différentes? Dans certains cas, les entreprises industrielles « éprouvent tout autant de retard. Plus je songe à cette situa- « tion et plus je suis convaincu de Turgence d'une réforme, a Mais.... » (Lettre de Napoléon UI, du 24 juin 1863.) 438 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS milieu à garder entre la soumission passive et la révolte. Tant que ces mœurs subsisteront, les hommes dévoués à la réforme n'auront guère qu'un -moyen de préparer un meilleur avenir : insister sur le profond contraste qui existe, touchant le gouvernement local et ses résultats, entre les pays étrangers et la France. Nos principaux émules trouvent dans leur régime plusieurs avantages précieux. Les par- ticuliers, même dans les résidences les plus isolées , voient réprimer et punir sans délai les moindres offenses contre les personnes et les propriétés. Les diverses autorités de la hiérar- chie départementale gouvernent en toute sou- veraineté les intérêts des campagnes, nette- ment séparés de ceux des villes. Les autorités rurales ou urbaines montrent d'ailleurs, dans l'exercice de leurs fonctions," la vive sollicitude et la prudente réserve qui se développent à la fois, chez les gouvernants, avec la réalité du pouvoir et la responsabilité qui en dérive. Elles n'ont garde, par conséquent, de compromettre cette responsabilité en sortant du domaine que leur assigne la Coutume ou la loi : sous ce rap- port, aucune d'elles ne porte ombrage ni à la province ni à l'État. En France règne l'ordre de choses opposé. Les délits de maraudage sont devenus la plaie permanente de la propriété rurale et l'école de s 68 — LES MODÈLES DU GOUVERNEMENT LOCAL m rimmoralité : ils ne sauraient être réprimés ; car les inconvénients d'une justice trop loin- taine l'emportent toujours sur les dommages à réparer *^ Aucune autorité locale ne peut amé- liorer la maison commune ou le chemin qui y conduit sans une tutelle de l'Etat qui est à la fois onéreuse et décourageante. Les citoyens indépendants recherchent de moins en moins ces fonctions. Ceux qui les exercent tendent, au contraire, à exagérer leurs pouvoirs. Ils sont encouragés dans ces empiétements par une législation qui les protège contre les réclama- tions du public (§ 54, n. 4). Ils sont même contraints d'entrer dans cette voie par la loi de leur institution. En même temps qu'elle leur interdit de régler librement leurs propres af- faires, cette loi leur enjoint, en effet, d'inter- venir par une multitude d'avis dans les affaires relevant des autres pouvoirs. Cette dernière pratique n'est pas seulement contraire à l'expérience des peuples prospères : elle est condamnée par la raison et par les dis- positions naturelles du cœur humain. Il est peu judicieux de demander avis sur la gestion d'un 19 Dans le cours de ses travaux agricoles , mon fils Albert Le Play a fait une étude journalière des maux qui résultent, en Limousin , du maraudage et du braconnage. l\ en a donné un précis dans le journal la France, du l^' février 1869. Les jour- naux du Limousin ont reproduit ce travail et en ont constaté Texactitude. 4^ CHAPITRE VI — LES DIFFICULTÉS ET LES SOLUTIONS domaine étranger à des hommes jugés incapa- bles de gérer leur domaine propre. D'un autre côté , rhomme capable de remplir un tel devoir s'épargnera, en général, les fatigues d'un tra- vail qui ne lui impose aucune responsabilité et ne lui assure aucun honneur. Ce vice de notre constitution ne saurait être trop signalé à une époque où l'on en remanie les textes pour la onzième fois (§ 8, n. 44 à 43). Si , par égard pour la bureaucratie , on persiste à priver les pouvoirs locaux d'une activité né- cessaire, on pourrait du moins préluder à la réforme en" les dispensant de remplir des de- voirs inutiles ou compromettants. S 69 LES MODÈLES DU GOUVERNEMENT CENTRAL, DANS LA PROVINCE ET l'État. La province a toujours un caractère mixte : r elle est placée entre l'Etat et le gouvernement local , comme la paroisse entre le gouvernement local et la vie privée. Les départements ruraux et les communes urbaines ne sauraient réunir séparément les ressources financières et les talents nécessaires à l'organisation de certains services, tels que la haute justice, la force armée et le haut enseignement; et, en conséquence, ils s'associent pour y pourvoir en commun. § 69 — LES MODÈLES DE LA PROVINCE ET DE L'ÉTAT 431 Toutefois cette association ne saurait embrasser tous les territoires d'un grand Etat : elle ne doit point placer les gouvernants de la pro- vince trop loin des localités ; elle ne réunit d'ailleurs utilement que les populations entre lesquelles la contiguïté, les productions natu- relles, les travaux usuels, la race, le langage et l'histoire établissent, en dehors des insti- tutions proprement dites, certains motifs de • rapprochement. En donnant satisfaction à ces intérêts, la province se présente comme le couronnement du gouvernement local. D'un autre côté, la province est, sous deux rapports principaux, l'auxiliaire du gouvernement cen- tral. Elle exerce les contrôles qui, sans empiéter sur les droits des corporations privées et sur les libertés du gouvernement local, en conjurent les abus. Elle intervient dans les actes com- mandés par les intérêts généraux de l'État. En résumé , la province , étudiée auprès des meil- leurs modèles de notre temps, est le siège nécessaire de trois groupes d'institutions qui ne sauraient être organisées dans des circon- scriptions moins étendues , savoir : les cours suprêmes, le corps d'armée et les universités. Elle réclame d'ailleurs naturellement une qua- trième institution, le gouvernement provincial proprement dit. Les cours suprêmes sont l'institution la çlus^ 432 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIQNS essentielle à la province. Elles remplissent le mieux leur fonction quand elles sont au nom- bre de trois. Elles rendent la justice conformé- ment aux lois générales de l'Etat et aux lois spéciales ^ de la circonscription. Indépendam- ment de leurs devoirs professionnels, elles pourvoient à un grand intérêt social : elles sau- vegardent la légitime autonomie de la province en conciliant, par leur jurisprudence, le texte de ces lois avec les coutumes locales et les besoins nouveaux qui se révèlent. Elles sont égales en rang, constituées de la même ma- nière , également formées d'un très-petit nombre t La spécialité de législation , qui est une garantie nécessaire des libertés locales, résulte à la fois du respect des coutumes, de l'action de la jurisprudence et même de la diversité des lois écrites. Le parlement du Royaume-Uni rend souvent des lois spéciales à l'Angleterre, à l'Ecosse ou à Tlrlande; et il accuse ainsi davantage les autonomies réservées par les actes d'union de ces dernières provinces. La diversité des législations est encore plus marquée dans les huit provinces actuelles de la Prusse. En respectant depuis 1815, sur la rive gauche du Rhin, le Code Napoléon, la Prusse a fait preuve d'un sens politique que la France n'a point montré en imposant récemment ce même Code à la Savoie et au comté de Nice, malgré le vœu des populations (H). Le passé et le présent enseignent que le système prussien est aussi favorable aux unions et même aux annexions que le système d'uniformité forcée de la révolu- tion française leur est hostile. La monarchie française s'est con- stituée, en fait, sous le régime des autonomies provinciales que la Prusse a conservé, et que l'Autriche s'applique tardi- vement à reconstituer. La révolution , en brisant ce régime par la violence , au mépris des droits réservés par les actes d'u- nion , a commis un acte à la fois inintelligent et injuste. § 69 — LES MODELES DE LA PROVINCE ET DE L'ETAT 433 de juges *. Elles interviennent au même titre dans le jugement des causes civiles et crimi- nelles; et chacune remplit devant les deux autres le rôle d'une cour d'appel. Elles four- nissent les juges qui président les assises des départements et des grandes villes (§ 68). Elles jugent directement les causes civiles, avec le concours du jury , et , en appel , certaines causes confiées aux juges du département (§ 68). Ega- lement placées en ce qui touche l'organisation générale de la justice, les trois cours se dis- tinguent en se partageant diverses catégories de causes spéciales qu'il est utile de centra- liser. Telles sont les causes relatives aux bre- vets d'invention ; telles sont surtout , chez les peuples libres, celles qui se rattachent aux testaments et aux fidéicommis. Le corps d'armée , comprenant tous les élé- ments nécessaires aux grandes opérations de guerre, est devenu aujourd'hui, par les causes que j'indiquerai plus loin, la véritable unité militaire. La Prusse, perfectionnant les me- sures prises par d'autres peuples, a depuis longtemps subordonné la division de ses huit 2 Ce nombre est déterminé par la condition de suffire au service dés cours d'assises. En Angleterre, chaque cour a 5 juges, y compris le président. Les 15 juges des trois cours suffisent pour rendre la justice aux 52 comtés anglais , qui offrent à peu près la même population qu'un pareil nombre de dépar- tements français. (la Réforme sociale, t. TIF, ç. 8Q.^ 434 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS corps d'armée aux huit circonscriptions provin- ciales ^. Les motifs de cette organisation sont frappants, et ils viennent d'être d'ailleurs justi- fiés par le succès. Les chiffres de population qui donnent une ampleur suffisante à la vie provinciale, sont également ceux qui suffisent au recrutement d'un bon corps d'armée. En temps de paix, les charges du trésor public et celles des particuliers sont réduites à leurs moin- dres limites : car les officiers et les soldats peuvent concilier de fréquents séjours au foyer domestique avec l'apprentissage, donné à peu de distance, aux chefs -lieux du bataillon ou du régiment et avec la participation aux ma- nœuvres des camps d'instruction. Lorsque la guerre éclate, le corps entier se réunit, dans des conditions connues de chacun, avec la moindre dépense de temps et d'argent. Les corps d'armée provinciaux offrent en outre 3 Un neuvième corps, celui de la garde royale, a une or- ganisation spéciale et se recrute dans toutes les provinces. Ce corps donne lieu à des dépenses relativement élevées ; mais l'organisation provinciale des huit autres corps est si écono- mique que Tarmée de 1866, qui comptait un efifectif de 200,000 hommes en temps de paix et put être alors portée à 600,000 hommes, ne coûtait alors annuellement que 145 millions de francs. Au début de mes excursions en Prusse, j'ai été fort étonné d'apprendre, par la lecture des poteaux indicateurs placés méthodiquement sur les moindres chemins, que les divisions provinciales (communes, cercles, régences), y sont mentionnées en regard des compagnies , des bataillons et des régiments de la hndwehr. § 69 — LES MODELES DE LA PROVINCE ÏT DE L'ÉTAT 435 de grands avantages dans l'ordre politique et moral : à nos époques d'antagonisme social , de révolutions subites et d'annexions forcées, les populations sont fort heureuses d'être placées sous la garde de leurs enfants. Les Universités complètent les écoles pri- maires et secondaires par le haut enseigne- ment des lettres et des sciences. Elles sont, à plusieurs égards, le couronnement nécessaire des institutions locales : elles aident les familles à développer, sans déplacements onéreux et sous une surveillance immédiate , certaines ap- titudes éminentes des jeunes gens (§ 23); elles étendent ainsi leur influence sur toute la ré- gion où elles sont établies, et elles élèvent en quelque sorte le niveau intellectuel de chaque foyer. Elles conservent à cette région son indi- vidualité légitime en s'y adonnant spécialement à l'observation directe de la nature et à l'histoire de la race *, et par là elles fournissent à la science générale ses plus précieux matériaux. L'union intime des Universités et de la pro- vince résulte donc de la nature même des choses : elle s'est spontanément fondée chez tous les peuples , dès que ceux-ci ont pu s'adon- ner à la culture des sciences et des lettres. Elle a 4 Ce sont les Universités qui ont jusqu'ici rassemblé les principaux éléments des musées historiques dont le plan est indiqué (§10, n. 7 à 9). 436 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS élevé très-haut la renommée des Arabes d'Asie , d'Afrique et d'Espagne; elle conserve depuis le moyen âge la supériorité aux Européens de l'Occident. Du xi® au xiii^ siècle, les établis- sements scientifiques et littéraires se créèrent de toutes parts, avec les communes urbaines (§44). Peu à peu, dans chaque région, cer- tains établissements conquirent la renommée et se concilièrent la confiance des familles. Partout cette prépondérance se constitua sous un régime de complète liberté , grâce à la solli- citude des Autorités sociales (§5), à la supé- riorité des maîtres indigènes, au dévouement des maîtres étrangers appelés à grands frais ^, aux dons et legs conférés par la sympathie des familles riches de la province ou par la recon- naissance des élèves parvenus à de hautes si- tuations, enfin au souverain qui consacrait par une charte le succès des grands établissements et leur imprimait le caractère d'une institution publique. Mais ces chartes de l'ancien régime européen, respectées jusqu'à ce jour par les peuples prospères, excluaient le monopole : elles organisaient la concurrence au sein de chaque . 5 Au moyen âge , cet apostolat scientifique et littéraire était singulièrement favorisé par l'unité du langage. Vers le milieu du xiiie siècle, Albert le Grand, le maître de saint Thomas d' Aquin , professa successivement à Paris , à Pesth en Hongrie et à Cologne. Partout il était suivi par un groupe de disciples dévoués. § Ô9 — LES MODÈLES DE LA PROVINCE ET DE L'ÉTAT 437 Université ; elles établissaient dans chaque ré- gion au moins deux universités rivales ^, et elles assuraient ainsi , sans aucune intervention des pouvoirs publics, le perfectionnement de& méthodes d'enseignement et le contrôle des doctrines. Souvent aussi l'émulation salutaire des universités laïques était fortifiée par l'in- tervention des corporations religieuses \, La révolution française en détruisant nos libres universités provinciales, le premier empire en créant le monopole d'une Université de l'État , ont rompu à la fois avec la tradition nationale et avec la coutume de tous les peuples civilisés. Dans un temps où les principes fondamentaux sont ébranlés, où les doctrines les plus in- sensées réclament le droit de se produire, le régime actuel soulève contre la paix publique des dangers qu'aucune sagesse humaine ne saurait conjurer. Malgré d'admirables efforts, 6 C'est sous cette influence que prospérèrent simultanément : en Angleterre, Cambridge et Oxford; dans la basse Ecosse, Edimbourg et Glasgow; dans la haute Ecosse, Saint -Andrews et Aberdeen ; dans le Languedoc , Toulouse et Montpellier ; en Saxe , Leipzig , Halle et Wittemberg , etc. = 7 En France , la concurrence opposée à nos 23 universités vint surtout des fran- ciscains, des dominicains et des jésuites. Jusqu'à la révolution, la nécessité de ce régime fut hautement appréciée. Le cardinal de Richelieu l'a signalée dans les termes suivants : « Puisque « la foiblesse de notre condition humaine requiert un contre- « poids en toutes choses , il est plus raisonnable que les univer- (i sitez et les jésuites enseignent à l'envi, afin que l'émulation « aiguise leur vertu. » {Testament politique, I, ii, 11.) 438 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS individuels , il a déjà provoqué une décadence dans la culture des sciences et des lettres. Ce fait peut être, encore masqué par des déclara- tions officielles et par un patriotisme peu judi- cieux ; mais il apparaît avec évidence pour peu que Ton compare la situation actuelle avec celle qui existait, il y a un siècle, quand l'a- cadémie de Berlin se fondait sous la direction de savants français. L'atteinte portée à notre nationalité est déjà profonde : on n'y remédiera que par le retour à la liberté ; à ce seul point de vue, la restauration de la vie provinciale et de la liberté testamentaire (§ 45) serait en- core une impérieuse nécessité de la réforme ^. Le gouvernement provincial est confié à un haut fonctionnaire choisi par le souverain. Le gouverneur, quand il remplit sa mission, met le plus possible à la portée des populations les bienfaits qui émanent de la souveraineté. Il établit en outre des liens permanents entre le 8 C'est surtout pour le personnel de l'Université qu'il faut re- produire la remarque déjà faite pour les magistrats, les fonction- naires et les officiers ministériels (§ 54). La réforme ne devrait pas nuire aux situations acquises : elle les améliorerait pour la plupart; elle y retiendrait par conséquent les célébrités qui, chez nous, abandonnent la science pour les fonctions mieux ré- tribuées de l'administration ou de la politique. La science est mieux dotée par le testament (§46) sous le régime de liberté que par le budget sous le monopole de l'État. Dans la petite ville de Boston (États-Unis), les établissements de haut enseigne- ment ont reçu récemment, dans un laps de temps de 15 années, une somme de 10,200,000 fr. (La Réforme sociale, t. H, p. 246.) § 69 — LES MODELES DE LA PROVINCE ET DE L'ETAT 439 pouvoir exécutif, les pouvoirs locaux et les individualités éminentes de la province; et il concilie ainsi le jeu régulier des libertés locales ou privées avec la conservation de la paix pu- blique. A ces divers points de vue, le gou- vernement provincial est l'intermédiaire obligé pour les grâces accordées par le souverain. Il se concerte avec les présidents des hautes cours et avec le commandant du corps d'armée. Il exerce un haut patronage sur les autorités universitaires : il assure aux professeurs , de- vant les pouvoirs publics, une indépendance comparable à celle des juges ; il les maiatient dans le devoir en veillant à l'exécution des chartes d'institution, et, au besoin, en provo- quant la concurrence d'établissements nou- veaux. Il donne son appui aux services que l'État exerce dans la province, notamment à ceux qui lèvent l'impôt sur la production ou la consommation des spiritueux et des narco- ■ tiques. Il seconde les pouvoirs locaux en ce qui concerne la police, la salubrité, les alié- nés , les prisons , les enregistrements relatifs aux naissances, aux mariages et aux décès. Il les contrôle en même temps, et il veille sur- tout à l'exécution des coutumes, des lois et des chartes qui se rapportent à l'assiette des taxes locales ou à la gestion des biens en mainmorte. La province n'a guère de services qui lui soient ^ 440 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS propres : au premier rang de ceux-ci on doit citer la culture des forêts et Taménagement des eaux pluviales dans les hautes montagnes qui ne peuvent se rattacher utilement à la propriété individuelle ^ Sous un tel régime le budget de la province est peu compliqué. L'État pourvoit à la subvention du gouverneur, à la dotation des juges des cours suprêmes et aux dépenses du corps d'armée. Le département et les villes subviennent par leurs taxes à toutes leurs dé- penses propres. Les universités et les autres corporations disposent du revenu de leurs biens et de certaines redevances payées par le public. La province, à l'exemple de l'Etat, repousse absolument l'usage des fonds communs dont la distribution est une source malsaine d'influence : elle pourvoit, à l'aide d'une faible taxe, à ses dépenses propres, quand elle n'y peut suffire avec le revenu des forêts ou des eaux. L'État n'a pas, comme l'atelier de famille , la paroisse, le département rural, la commune urbaine et la province, une étendue fixée par la r nature des choses. Les grands Etats compren- nent plusieurs provinces ^^, parfois même la 9 La Réforme sociale y t. II, p. 95. = lo Le Royaume -Uni, 3 provinces; la Prusse avant 1866, 8; TAutriche, 18; l'Espagne, 13. La France ancienne, à l'époque de la Révolution, comprenait 32 provinces. § 69 — LES MODELES DE LA PROVINCE ET DE L'ÉTAT 441 majeure partie d'un continent ". Les petits États se réduisent à une province ^*, à un départe- ment ^^, à une ville ^\ à une union de paroisses r r rurales ^^ L'Etat -province, ou même l'Etat- département, surtout quand il confine à un rivage maritime ^^, peut associer les variétés de territoires, de productions et de travaux qui correspondent aux principales aptitudes des sociétés ; et il peut , en conséquence , constituer une nationalité complète. Ces petits États ne sauraient guère imprimer à l'humanité la puis- sante impulsion qui émane des grands États dont toutes les forces sont dirigées vers le bien; mais, en revanche, ils ne donnent ja- mais, comme ces derniers, le spectacle de la corruption déchaînée et de l'injustice triom- phante. Les continents modèles sont ceux où un petit nombre de grands Etats ont été sépa- rés l'un de l'autre par une multitude de pe- tites nations indépendantes. Cette organisation régnait en Europe après la paix de Munster (1648); elle subsistait encore en partie après la paix de Paris (1845) ; elle a été fortement altérée depuis quelques années , au mépris du 11 Par exemple, la Russie et les États-Unis. = 12 Les Pays- Bas, la Belgique, la Bavière, le Danemark^ le Portugal. = 13 La Toscane, le grand-duché de Bade, la Servie. = l* Les anciennes villes hanséatiques , la république de Saint -Marin. = i^ La république d'Andorre. = !« La Toscane, les Pays- Bas , la Belgique et le Portugal. 442 CHAPITRE VI — LES DIFFICULTES ET LES SOLUTIONS droit des gens et des traditions les plus ancien- nes. L'Europe perdrait bientôt sa prépondé- rance si cette désorganisation devait s'achever, pendant que le régime des petits États conti- nuerait à se développer dans TAmérique du Nord, à la faveur des confédérations (§ 70). L'Etat a les mêmes devoirs généraux que les subdivisions dont il se compose : comme celles- ci, il doit surtout conserver la paix publique en la fondant sur le respect de Dieu. Mais les moyens d'action ne sont plus uniformes aujour- d'hui, comme ils le furent au moyen âge : ils varient selon les conditions dans lesquelles l'É- tat est placé. Depuis la corruption du xvi^ siècle (§ 15), le régime de contrainte n'a pu conci- lier la foi et la paix que dans les petits Etats à mœurs simples et frugales ". Les grands Etats, d'abord riches et puissants , qui ont conservé ce régime , sont tombés dans la décadence ^* ; ceux qui n'ont établi la liberté religieuse que pour donner dans le scepticisme ont eu le même sort. Ceux, au contraire, qui se sont attachés à la nouvelle liberté, tout en restant fidèles à l'ancienne croyance , ont vu croître leur prospé- 17 Notamment dans les trois provinces basques et les six petits cantons catholiques de la Suisse (§ 65). = 18 Cepen- dant la Russie a conservé la prospérité sous ce régime, grâce à son admirable race de paysans et à la prédominance de la vie rurale ou pastorale. {La Réforme sociale, t. !*•■, p. 118.) § 69 — LES MODÈLES DE LA PROVINCE ET DE L'ÉTAT 443 rite; et ils ont obtenu ce succès en s'aidant de deux régimes différents. Sous le premier régime , l'État continue à placer une religion officielle au premier rang de ses institutions. Sous le second, il ne se rattache légalement à aucun culte officiel ; mais les gouvernants et les Autorités sociales (§ 5) se concertent pour donner le bon exemple et respecter les cou- tumes qui conservent aux localités les bienfaits de leur culte (§ 8). Les six États de l'Amé- rique du Nord (§ 70, n. 6), récemment confé- dérés sous la suzeraineté de l'Angleterre, offrent maintenant â l'Europe , pour la religion comme pour le gouvernement, d'excellents modèles à imiter. Sans recourir au principe des religions d'État, ils réussissent de plus en plus, grâce à l'énergie des initiatives individuelles et des associations libres, à fortifier les croyances et à grouper par circonscriptions distinctes les fidèles de chaque communion. Dans le haut Canada, les épiscopaux anglicans de race an- glo-saxonne ont spontanément renoncé aux privilèges traditionnels que leur attribuait l'or- ganisation religieuse de la métropole, importée dans le pays par droit de conquête (1763). Néanmoins leur culte prospère plus que ja- mais; et leurs ministres restent dotés, par les souscriptions des fidèles, comme ils l'étaient précédemment, par l'impôt prélevé à titre {Delà Liberté du travail; Paris, 1845, 3 vol. in-8% t. III , p. 506.) 9. Opinion de M. Troplong. « Partout , et dans tous les pays civilisés ou non . les désirs exprimés par le père à son moment su- prême parlent plus haut aux enfants recueillis que toutes les lois de l'ordre civil. « Le droit de tester, ce droit d'une volonté mortelle qui dicte des lois au delà de la vie, nous transporte si naturellement aux régions sublimes des sources du droit , que Leibnitz le faisait dériver de l'immortalité' de rame. Le testament est le triomphe de la liberté dans le droit civil. Le testament , en effet , est entière- ment lié au sort de la liberté civile ; il est gêné et contesté quand la liberté civile est mal assise; il est respecté quand la liberté civile a , dans la société , la place qui lui appartient. La propriété étant la légi- time conquête de la liberté de l'homme sur la ma- tière , et le testament étant la plus énergique expres- sion de la liberté du propriétaire , il s'ensuit que , tant est la liberté civile dans un Etat , tant y est le testament. L'histoire prouve que toutes les fois que la liberté civile est comprimée ou mise en question , la propriété et par conséquent le testament sont sa- crifiés à de tyranniques combinaisons... Un peuple n'est pas libre s'il n'a pas le droit de tester, et la ' L — OPINIONS JUSTIFIANT LE DROIT DE TESTER 521 liberté du testament est l'une des plus grandes preuves de sa liberté civile. » (Troplong, Traité des donations entre -vifs et des testaments; 4 vol. in-8®, 1865, préface, p. ii.) 10. Opinion de M. Pinart. « Cette double plaie que porte la famille , c'est en bas le morcellement du patrimoine , c'est en haut l'affaiblissement de l'autorité. « Le morcellement du patrimoine a pu être , au début de notre nouveau régime économique , un élé- ment de prospérité pour la culture ; mais , universel aujourd'hui à tous les degrés de l'échelle sociale, il a dépassé la mesure du bien qu'il devait accomplir, et il devient un péril qui s'aggrave à chaque génération. « Dans les classes élevées , au sein de ces familles qui , sous toutes les formes politiques , doivent y gar- der le dépôt des traditions nationales , l'héritage se divise ou se licite à chaque décès. Avec la division qui le morcelle, ou la licitation qui le livre à des mains étrangères pour être partagé un peu plus tard , les relations cessent, de maître à tenancier, les liens doux et forts du patronage s'évanouissent. L'absen- téisme devient une loi au lieu de rester une exception. Le riche s'éloigne du pauvre, comme le propriétaire du colon. Tout les sépare : leurs habitudes comme leurs intérêts ; et l'opposition des rangs, ferment d'en- vie pour les petits , péril ou menace pour les grands, s'aggrave dans de sérieuses proportions. » ( Discours cité, K.) 522 DOCUMENTS ANNEXES * 11. Opinion de M. le duc de Persigny. « ... Dans l'ardeur de la lutte, au milieu de toutes ses violences , la révolution , en prenant ses précau- tions contre les privilèges qu'elle venait de détruire , n'a-t-elle pas exagéré la portée de ses propres doc- trines et tourné contre la société nouvelle les armes destinées à combattre l'ancienne? En enchaînant la liberté du père de famille, en diminuant son autorité par l'intervention si absolue de la loi dans le partage des biens entre les enfants , n'a-t-elle pas dépassé le but qu'elle se proposait? « Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion de traiter un sujet qui intéresse si gravement notre état social. Mais il est impossible de ne pas être frappé de la ten- dance actuelle des esprits à soumettre à un examen nouveau un état de choses qui semblait irrévocable- ment acquis au domaine de la révolution. La liberté de tester n'est-elle pas, en effet, devenue l'objet d'une attention sérieuse? N'a-t-on pas vu récemment des jurisconsultes, des publicistes éminents et même une fraction importante du Corps législatif s'émouvoir des conséquences de notre loi sur les successions ? » ( Moniteur du 4 septembre 1866.) 12. Opinion de M. E. About. « Le même individu à qui nous reconnaissons, jusqu'à sa dernière heure, le droit d'aliéner, de déna- turer et même d'anéantir tout son bien, n'est pas libre d'en disposer par testament. Dès qu'il a des en- L — OPINIONS JUSTIFIANT LE DROIT DE TESTER 523 fants , c'est la loi qui teste pour lui et se charge de répartir sa fortune en parties égales , sauf une quo- tité restreinte dont on lui laisse la disposition comme par grâce. Cette loi , inspirée par un amour aveugle de l'égalité, est un attentat permanent contre la liberté individuelle et l'autorité paternelle. Elle ne permet pas au chef de famille de déshériter le fils qui l'a offensé ou déshonoré ; elle constitue au profit de chaque enfant un droit né et acquis sur la fortune de leur père vivant. Elle réduit le père à la condition d'usufruitier, sous la surveillance de sa propre fa- mille; elle l'oblige à dénaturer frauduleusement son bien , s'il veut en disposer selon sa volonté et confor- mément au droit naturel. C'est une loi jugée au point de vue moral. « Parlerons-nous des effets qu'elle a produits en un demi-siècle sur la société française? Elle a poussé jusqu'à l'absurde la division des propriétés; elle a dévoré en licitations et en frais de justice une notable partie du capital acquis; elle a défait peut-être un million de fortunes, au moment où elles commen- çaient à se faire. Le père fonde une industrie et meurt : tout est vendu et partagé ; la maison ne sur- vit pas à son maître. Un fils a du courage et du ta- lent : avec sa petite part du capital paternel, il fonde une autre maison , réussit , devient presque riche et meurt; nouveau partage, nouvelle destruction; tout à recommencer sur nouveaux frais : un vrai travail de Danaïdes. L'agriculture en souffre , l'industrie en souffre , le commerce en souffre , le sens commun en rougit. 524 DOCUMENTS ANNEXES « 11 est trop évident que le père ne doit pas sa for- lune à ses flls ; il leur doit l'éducation et les moyens d'existence. Quiconque appelle un enfant à la vie s'engage implicitement à l'élever et à le mettre en état de se soutenir par le travail. Mais c'est tout, et la raison ne décidera jamais qu'un homme riche à quatre millions , et père de quatre enfants , soit dé- biteur de 750,000 francs envers le polisson qui lui a fait des actes respectueux pour épouser la cuisi- nière. » {Le Progrès; 1 vol. in-8®, 1864, p. 295.) 13. Opinion de M. Legouvé. « Les enfants, c'est-à-dire ces petits jeunes gens de dix-sept ans , disputant avec leur père , et ne s'in- clinant ni devant la vieillesse ni devant la supério- rité ; ces petits docteurs de dix-huit ans , tranchant toutes les questions politiques , de métaphysique , de beaux-arts, et athées même au besoin; ces oisifs de vingt ans , réclamant impérieusement leur part dans le bien paternel pour la satisfaction de leurs goûts ou de leurs passions, et disant nettement à leur père : Tu as bien assez travaillé pour que je ne fasse rien ! » [Les Pères et les Enfants au xix® siècle, p. 3.) L'auteur ne conclut pas cependant à la restau- ration de la liberté testamentaire. 11 exprime l'opi- nion que cette liberté devrait être rétablie pour les biens que le propriétaire a créés par son travail. Dans son système, le régime actuel serait conservé pour les biens reçus en héritage. L — OPINIONS JUSTIFIANT LE DROIT DE TESTER 525 14. Opinion de 41 députés au Corps lég^islatif (Session de 1865). (( Scrutin sur ramendement présenté par MM. le baron de Veauce , le vicomte Clary, le marquis d'Ha- vrincourt, Koib-Bernard , le duc de Marmier, etc., au S 8 du projet d^adresse, amendement ainsi conçu : « Peut-être serait-il utile que votre gouvernement étudiât la question de savoir si , par suite de la trans- formation de la richesse et des changements dans les mœurs, qui en ont été la conséquence, nos lois de succession n'appelleraient pas des modifications favo- rables à l'extension des droits du père de famille. » Nombre des votants 238 Majorité absolue 120 Pour Tadoption 41 Contre 197 « Ont voté pour : MM. Ancel , le comte d'Arjuzon , le comte d' Ayguevives , Bartholoni, le prince de Beauveau (Marc), Bethmont, le comte de Boigne, Bourlon , Bûcher de Ghauvigné , le comte Gaffarelli , le comte de Champagny (Jérôme-Paul), le comte de Champagny (Napoléon), de Ghiseuil, le vicomte Glary, le baron de Gœhorn, Gouleaux, de Dalmas, DoUfus (Gamille), Duplan, Dupont (Paul), Etche verry, Geoffroi de Villeneuve , Gellibert des Séguins, Granier de Gassagnac, le vicomte de Grouchy, le marquis d'Havrincourt , Henon , Kolb - Bernard , Lambrecht, le comte de la Tour, Lubonis, le duc de Marmier, Martel, Palluel, Pissard, le vicomte de Plancy, le baron de Reinac, Talabot, Terme, le baron 526 DOCUMENTS ANNEXES de Veauce , de Wendel. » {Moniteur du 6 avril 1865 , p. 395.) DOCUMENT M DÉCLARATIONS DE NAPOLÉON III, SUR LA NÉCESSITÉ DE LA RÉFORME MORALE. « ... On peut dire avec vérité : Malheur à celui qui le premier donnerait, en Europe , le signal d'une collision dont les conséquences seraient incalculables. J'en conviens, et cependant j'ai, comme l'Empereur, bien des conquêtes à faire. Je veux comme lui con- quérir à la conciliation les partis dissidents et rame- ner dans le courant du grand fleuve. populaire les dérivations hostiles qui vont se perdre sans profit pour personne. « Je veux conquérir à la religion , à la morale , à l'aisance, cette partie encore si nombreuse de la population qui, au milieu d'un pays de foi et de croyance, connaît à peine les préceptes du Christ; qui , au sein de la terre la plus fertile du monde, peut à peine jouir des produits de première nécessité. » (Programme de Bordeaux, 7 octobre 1852.) « Je l'ai dit, en 1852, à Bordeaux, et mon opinion est aujourd'hui la même : j'ai de grandes conquêtes à faire, mais en France. Son organisation intérieure, son développement moral, l'accroissement de ses ressources ont encore d'immenses progrès à faire. Il y a là un assez vaste chanïp ouvert à mon ambition , et il suffit pour la satisfaire. » (Lettre du 29 juil- let 1860.) N — AVÈNEMENT D'UNE LITTERATURE IMPARTIALE 527 « On peut voir par ce qui se passe combien il est indispensable d'affirmer les grands principes du christianisme, qui nous enseignent la vertu pour bien vivre, et l'immortalité pour bien mourir. » (Discours du 1^^ janvier 1869, en réponse aux vœux exprimés par M& de Paris.) DOCUMENT N TENDANCES NOUVELLES QUI CONDAMNENT ÉGALEMENT L'ERREUR ET LE VICE, DANS L' ANCIEN RÉGIME EN DÉCADENCE ET DANS l'ère ACTUELLE DE RÉVOLUTION. Pendant longtemps il n'y a point eu de milieu entre l'éloge ou le blâme du régime social issu de la révo- lution de 1789. Un des meilleurs symptômes d'une prochaine réforme est l'avènement d'une école lit- téraire, qui juge sans parti pris l'ancien et le nouveau régime. Les deux passages suivants , empruntés à deux écrivains éminents, peu sympathiques à l'an- cien régime , donnent une idée de cette évolution fé- conde de notre littérature. 1. Critique de l'ère actuelle de révolution, par M. E. Renan. « J'ai cherché à montrer ce qu'a de superficiel et d'insuffisant la constitution sociale sortie de la révo- lution , les dangers auxquels elle expose la France , les malheurs qu'il est permis de craindre, la néces- sité qu'il y a d'élargir l'esprit français, de lui ouvrir de nouveaux horizons , de le soustraire à des erreurs invétérées. Toujours grande, sublime parfois, la révolution est une expérience infiniment honorable pour le peuple qui osa la tenter; mais c'est une expé- 528 DOCUMENTS ANNEXES rience manquée. En ne conservant qu'une seule iné- galité, celle de la fortune; en ne laissant debout qu'un géant , l'État , et des milliers de nains ; en créant un centre puissant, Paris , au milieu d'un dé- sert intellectuel , la province ; en transformant tous les services sociaux en administrations ; en arrêtant le développement des colonies et fermant amsi la 9 se.ule issue par laquelle Jés Etats modernes peuvent échapper aux problèmes du socialisme, la révolution a créé une nation dont l'avenir est peu assuré, une nation où la richesse seule a du prix , où la noblesse ne peut que déchoir. Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal , naissant enfant trouvé et mourant célibataire; un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père , où toute œuvre collective et perpétuelle est in- terdite, où les unités morales , qui sont les vraies , sont dissoutes à chaque décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'arrange pour avoir le moins de de- voirs possible , où l'homme et la femme sont jetés dans l'arène de la vie aux mêmes conditions , où la propriété est conçue , non comme une chose morale , mais comme l'équivalent d'une jouissance toujours appréciable en argent; un tel code, dis-je, ne peut engendrer que faiblesse et petitesse... Avec leur mes- quine conception de la famille et de la propriété, ceux qui liquidèrent si tristement la banqueroute de la révolution, dans les dernières années du xviii® siècle , préparèrent un monde de pygmées et de ré- voltés. Ce n'est jamais impunément qu'on manque de philosophie, de science, de religion. Gomment des N — AVENEMENT D»UNE LITTERATURE IMPARTIALE 529 juristes, quelque habiles qu'on les suppose, comment de médiocres hommes politiques , échappés par leur lâcheté aux massacres de la Terrenr , comment des esprits sans haute culture, comme la plupart de ceux qui composaient la tête de la France en ces dernières années décisives, eussent- ils résolu le problème qu'aucun génie n'a pu résoudre : créer artificielle- ment et par la réflexion l'atmosphère où une société peut vivre et porter tous ses fruits ? » ( Questions con- temporaines, préface; 1 vol. in-8®; Paris, 1868.) 2. Erreur de la Révolution au sujet de la liberté testamentaire^ par M. P. Lanfrey. « L'opinion fut moins juste envers une mesure du Consulat relative au rétablissement du droit de dis- poser de ses biens par testament, bien qu'elle ne fût ni moins désirable ni moins utile... Malheureuse- ment les théoriciens de notre révolution n'avaient eu que trop de propension à sacrifier la propriété , comme tous les autres droits individuels , à l'État. Les passions égalitaires , égarées par le souvenir des iniquités de la propriété féodale, avaient été jusqu'à rêver la destruction de la propriété individuelle ; elles avaient applaudi à tous les coups qu'on lui avait portés. On ne s'était pas contenté de détruire le privilège; on avait porté atteinte au droit. Ces pré- jugés étaient encore très-vivaces. Le public considé- rait comme une conquête de la révolution toutes les restrictions qu'on avait mises au droit de la propriété, oubliant que c'étaient là autant d'entraves à la liberté des individus, déjà si faibles et si désarmés devant le 530 DOCUMENTS ANNEXES pouvoir de l'État. Il y a, en France, une tendance invétérée à exproprier les citoyens au profit de la société : on la regarde comme maîtresse des intérêts qu'elle a pour but de protéger ; et les droits qu'elle veut bien nous laisser sont considérés comme autant de faveurs qu'elle nous a faites. A cette disposition d'esprit se mêlaient certaines appréhensions plus motivées. Les emprunts que le premier Consul avait faits à Tancien régime avaient déjà éveillé beaucoup de défiances; on vit, dans ce nouveau projet, un essai du même genre. Andrieux le dénonça au tribunat comme un retour déguisé au droit d'aînesse, aux majorats, aux substitutions. Il demanda et fît voter la lecture du discours que Mirabeau mourant avait laissé manuscrit sur ce sujet...; mais, ainsi que le fit remarquer Regnault de Saint-Jean-d'Angély, ce dis- cours n'était qu'une ébauche préparatoire écrite sur ses indications par un de ces nombreux collabora- teurs dont il s'assimilait les travaux, et à laquelle il n'avait pas encore mis la dernière main. Il n'en est pas moins vrai que ses disgrâces personnelles avaient altéré, sur ce point, la justesse de ce grand esprit, qui n'eût pas tardé à reconnaître combien une forte constitution de la famille est nécessaire à une société démocratique qui veut rester libre. Que sont, en effet, les abus possibles du droit de tester , abus insépa- rables de toute liberté, et qui peuvent être, d'ailleurs, jusqu'à un certain point prévenus, auprès des incon- vénients qui résultent de sa limitation excessive : destruction de l'esprit de famille, anéantissement de, V autorité paternelle, ruine périodique des indus- 0 — SUR LES OUVRIERS EUROPEENS 531 tries tombant sous la loi départage, pulvérisation indéfinie des fortunes comme des individus? (His- toire de Napoléon /«% t. II, p. 128.) DOCUMENT 0 SUR l'ouvrage intitulé : Les Ouvriers européens i. L'auteur y décrit , dans les moindres détails , la condition de trente-six familles d'ouvriers. Il insiste Sur les rapports qui unissent chacune d'elles aux classes supérieures de la société; et il déduit de ces faits les caractères distinctifs des principales consti- tutions sociales de l'Europe. L'ouvrage comprend trois parties : une introduc- tion avec un exposé de la méthode d'observation propre à l'auteur ; un appendice résumant les prin- cipales conclusions; un Atlas, comprenant les trente- six monographies suivantes, qui sont Tobjet de la plupart des renvois aux Ouvriers européens indi- qués dans le cours de ce livre. Ces renvois désignent lefe numéros d'ordre ou les pages rapportés sur le tableau suivant : RÉaiONS DE L'ORIENT ET DU NORD. Pages. I. Bachkirs, demi-nomades de TOural (Russie orien- tale) 49 II. Paysans à corvées d'Orembourg (Russie méridio- nale) 58 i I^s Ouvriers européens, Études sur les travaux, la vie domes- tique et la condition morale des populations ouvrières de l'Eu- rope , précédées d'un exposé de la méthode d'observation , par M. F. Le Playj Paris, 1855, 1 vol. in-folio. S32 DOCUMENTS ANNEXÉS Pages. III. Paysans à TAbrok de TOka (Russie centrale) . . 69 IV. Forgeron de TOural (Russie septenirionale) . . . 78 V. Charpentier de TOural (Sibérie occidentale) ... 86 VI. Forgeron de Danemora (Suède septentrionale). . 92 VII. Fondeur de Buskerud (Norwége méridionale). . 98 VIII. Forgeron de Samakowa (Turquie centrale) . . 104 IX. Paysans à corvées de la Theiss (Hongrie centrale) . 110 X. Fondeurs slovaques de Schemnitz (Hongrie occi- dentale) 116 XI. Menuisier de Vienne (Autriche) 12i XII. Charbonnier des Alpes de la Carinlhie (Empire autrichien) . 129 XIII. Mineur de la Carniole (Empire autrichien) . . 134 XIV. Mineur du haut Hartz (Hanovre) 140 RÉaiONS DE L'OCCIDENT ET DU MIDI. • XV. Fondeur de THundsrucke (Prusse rhénane) . . 146 XVI. Armurier de Solingen (Prusse rhénane). . . . 152 XVII. Tisserand du Rhin (Prusse rhénane) 158 XVIII. Horloger (premier type) de Genève (Suisse) . 164 XIX. Horloger (deuxième type) de Genève (Suisse). 170 XX. Paysan métayer de la Vieille-Castille (Espagne). 176 XXI. Mineur émigrant de la Galice (Espagne) . . . 182 XXII. Coutelier de Londres (Middlesex, Angleterre). 188 XXIII. Coutelier de Sheffield (Yorkshire, Angleterre) . 194 XXIV. Menuisier de Sheffield (Yorkshire, Angleterre). 200 XXV. Fondeur du Derbyshire (Angleterre) 206 XXVI. Brassier de TArmagnac (Gers, France). . . 212 XXVII. Manoeuvre - agriculteur du Morvan (Nièvre, France) 218 XXVIII. Manœuvre - agriculteur du Maine (Sarthe, France) 224 XXIX. Pen-ty de la basse Bretagne (Finistère, France). 230 0 — SUR LES OUVRIERS EUROPÉENS 533 Pagbs. XXX.' Moissonneur émigrant du Soissonnais (Aisne, France) 236 XXXI. Fondeur du Nivernais (Nièvre, France). . . 242 XXXII. Mineur de F Auvergne (Puy-de-Dôme, France). 248 XXXIII. Tisserand de Mamers (Sarthe, France). . . 254 XXXIV. Maréchal-ferrant du Maine (Sarthe, France). 260 XXXV. Blanchisseur de la banlieue de Paris (Seine, France) 266 XXXVI. Chiffonnier de Paris (Seine, France) ... 272 L'ouvrage, soumis au jugement de l'Académie des sciences de Paris, a été apprécié par une commis- sion composée de MM. Bienaymé, Boussingault, Gh. Du pin, de Gasparin et Mathieu. Le savant rappor- teur, M. Gh. Dupin, a bien voulu signaler le plan suivi par l'auteur comme un modèle de méthode ; et il a exprimé le vœu que des observations conçues dans le même esprit fussent étendues à toutes les contrées. Il a proposé , au nom de la commission , d'accorder à l'auteur le prix de statistique, fondé par M. de Monthyon; et il a terminé son travail par les réflexions suivantes : « Les développements dans lesquels nous avons cru devoir entrer montrent le cas que nous faisons de l'ouvrage dont nous rendons compte à l'Académie. Ge travail est nouveau par son point de vue, par son en- semble, par son esprit mathématique à l'égard des faits constatés; par l'esprit de modération avec lequel les idées propres à l'auteur sont présentées , soit à titre d'explications, soit à titre de conséquence. » Le prix de statistique a été décerné à l'auteur, 534 DOCUMENTS ANNEXES dans la séance publique de TAcadémie des sciences , du 28 janvier 1856. DOCUMENT P SUR LA SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE ET L'OUVRAGE INTITULÉ : Les Ouvriers des deux Mondes. La société s'est constituée , en dehors de tout sys- tème social et politique, pour remplir le vœu qu'a exprimé l'Académie des sciences de Paris, en approu- vant le rapport sur roiivrage intitulé : Les Ouvriers européens (0). Elle applique à l'étude comparée des diverses constitutions sociales la méthode d'obser- vation exposée dans cet ouvrage. Elle publie le ré- sultat des recherches qu'elle encourage par des prix, dans un recueil ayant pour titre : Les Ouvriers des deux Mondes, La première pensée de cette institution a été émise dans une réunion de savants, d'agriculteurs et de m ami facturiers appelés à Paris par l'Exposition uni- verselle de 1855. La société a rédigé ses statuts le 11 avril 1856. Elle s'est définitivement constituée le 27 novembre suivant. Elle a exposé, dans une notice spéciale, datée du 1" janvier 1857, le but qu'elle pourfeuit et les moyens d'action qu'elle emploie. Elle a publié, en 1858, le tome P% et, en 1863, le tome IV des Ouvriers des deux Mondes. Enfin, elle a été classée, en 1869, par décret de l'Empereur, comme établissement d'utilité publique; et , en cette qualité, elle est autorisée à recevoir des dons et legs. Ces quatre volumes, auxquels l'auteur du présent P — SUR LES OUVRIERS DES DEUX MONDES 535 ouvrage fait de fréquents renvois , comprennent les monographies indiquées ci-après : TOME PREMIER. N®* Pages. 1. Charpentier de Paris (Seine, France); par MM. F. Le Play et A. Focillon 27 2. Manœuvre-agriculteur de la Champagne (Marne, France); par E. Delbet 69 3. Paysans en communauté du Lavedan (Hautes- Pyrénées, France); par M. F. Le Play. . . . 107 4. Paysans du Labourd (Basses-Pyrénées, France); par MM. A. de Saint-Léger et E. Delbet ... 161 5. Métayers de la banlieue de Florence (Toscane); par M. U. Peruzzi 221 6. Nourrisseur de vaches de la banlieue de Londres (Surrey, Angleterre); par M. E. Avalle . . . 263 7. Tisseur en châles de Paris (Seine, France); par MM. F. Hébert et E. Delbet 299 8. Manœuvre -agriculteur du comté de Nottingham (Angleterre); par M. J. Devey 373 9. Pêcheur-côtier, maître de barque, de Saint- Se- * bastien (Guipuscoa, Espagne); par MM. A. de Saint-Léger et E. Delbet 403 TOME SECOND. No. 10. Ferblantier, couvreur et vitrier d'Aix- les -Bains (Savoie, France); par M. F. Le Play .... 9 U. Carrier de la banlieue de Paris (Seine, France); par MM. L. Avalle et A. Focillon 63 12. Menuisier, charpentier (nedjar) de Tanger (Ma- roc); par M. N. Cotte 105 13. Tailleur d'habits de Paris (Seine, France); par M. A. Focillon 145 536 DOCUMENTS ANNEXÉS N«»« Pages. 14. Compositeur -typographe de Bruxelles (Brabant, Belgique); par M. J. Dauby 193 15. Décapeur d'outils en acier d'Hérimoncourt (Doubs, France) ; par M. Ch. Robert 233 16. Monteur d'outils en acier d'Hérimoncourt (Doubs, France); par M. Ch. Robert. ........ 285 17. Porteur d'eau de Paris (Seine, France) ; par M. E. Avalle 321 18. Paysans en communauté et en polygamie de Bous- rah (Syrie, empire ottoman); par M. E. Delbet. 363 19. Débardeur et piocheur de craie de la banlieue de Paris (Seine-et-Oise, France); par M. Châle. 447 TOME TROISIÈME. N" 20. Brodeuses des Vosges (Vosges, France); par M. Au- gustin Cochin 25 21 Paysan et Savonnier de la basse Provence (Bou- ches-du-Rhône, France); par M. A. Focillon. 67 22. Mineur des placers du comté de Mariposa (Cali- fornie, États-Unis); par M. L. Simonin . . . 145 23. Manœuvre -vigneron de TAunis (Charente -Infé- rieure, France); par M. P.-A. Toussaint . . . 207 24. Lingère de Lille (Nord, France); par M. L. Au- vray 247 25. Parfumeur de Tunis (régence de Tunis, Afrique) ; par MM. N. Cotte et Soliman El. Haraïri . . . 285 26. Instituteur primaire d'une commune rurale de la Normandie (Eure, France) ; par M. A. Roguès. 327 27. Manœuvre à famille nombreuse de Paris (Seine, France); par MM. Courteille et J. Gautier . . 373 28. Fondeur de plomb des Alpes Apuanes (Toscane, Italie) ; par M. F. Blanchard 413 P — SUR LES OUVRIERS DES DEUX MONDES 537 TOME QUATRIÈME. N*s Pages. 29. Paysan d'un village à banlieue morcelée , du Laonnais (Aisne, France); par M. Callay . . 37 30. Paysans en communauté du Ning-po-fou (pro- vince de Tché-kian, Chine) ; par M. L. Donnât. 83 31. Mulâtre affranchi de Tîle de la Réunion (océan Indien) ; par M. L. Simonin 159 32. Manœuvre-vigneron de la basse Bourgogne (Yonne, France); par M. E. Avalle . ; 195 33. Compositeur-typographe de Paris (Seine, France); par M. A. Radier Ui 34. Auvergnat, brocanteur en boutique à Paris (Seine, France) ; par M. F. Gautier 283 35. Mineur de laMaremme de Toscane (Toscane, Ita- lie); par M. F. Blanchard. . . . 331 36. Tisserand des Vosges (Haut -Rhin, France); par M. L. Goguel 363 37. Pêcheur-côtier, maître de barque, de Tîle de Mar- ken (Hollande septentrionale, Pays-Bas); par MM. S. Coronel et F. Allan 405 La Société d'économie sociale, pour guider ses col- laborateurs et imprimer une direction uniforme à leurs travaux, a publié, en 1862, un document ayant pour titre : « Instruction sur la méthode d'observa- tion dite des Monographies de familles, propre à l'ouvrage intitulé : Les Ouvriers européens. » Depuis 1864 , la société consacre la plypart de ses séances à la discussion des questions soulevées par les monographies précédentes. Elle publie le résumé ' de ces séances dans un Bulletin qui, à la fin de 1868, formait déjà deux volumes in-8®. 538 DOCUMENTS ANNEXES DOCUMENT Q SUR LE NOUVEL ORDRE DE RÉCOMPENSES INSTITUÉ, k L'EXPOSI- TION UNIVERSELLE DE 1867, POUR LES ATELIERS DE TRAVAIL OU RÉGNENT LE BIEN-ÊTRE, LA STABILITÉ ET L'HARMONIE. Conformément au décret impérial du 9 juin 1866, les prix , les mentions honorables et les citations in- diqués ci-après ont été attribués, par le jury inter- national, aux établissements et aux localités qui ont le mieux conservé, avec les six pratiques essentielles à la Coutume (§§ 19 à 25), le bien-être, la stabilité et rharmonie. Les récompenses ont été décernées par l'Empereur, dans la grande solennité du 1®'' juillet 1867. Elles ont été proclamées selon Tordre alpha- bétique des États. PRIX. Allemagne du Nord. Le baron de Diergardt. — Fa- brique de soie et de velours , à Viersen (Prusse rhénane) 29 Allemagne du Sud. M. Staub. — Filature et tissage de coton ^ à Kuchen (Wurtemberg) 31 Autriche. M. Liebig. — Filature de laine, à Reicben- berg (Bohême) • . 34 Belgique. Société des mines et fonderies de zinc de la Vieille^- Montagne 37 Brésil. Colonie agricole de Blumenau ( province de Sainte -Catherine) ^1 États-Unis d'Amérique. M. W. Chapin. — Filature et fabrique de tissus , à Lawrence ( État de Massachu- sets) ^ ^5 Q — SUR LE NOUVEL ORDRE DE RÉCOMPENSES 539 France. MM. Schneider et G'«. — Forges, fonderies et fabrique de machines, au Creuset (Saône-et-Loire). 50 Idem. MM. de Dietrich. — Forges et fonderies de fer, à Niederbronn (Bas-Rhin) 50 Idem. M. Goldenberg. — Forges et fabrique de quin- caillerie, à. Zornhoflf, près Saverne (Bas- Rhin) . . 55 Idem. Le groupe industriel deGuebwiller (Haut-Rhin). — Grands ateliers pour la filature et le tissage du coton 58 Idem. MM. Marne. — Imprimerie, à Tours (Indre-et- Loire) 62 Italie. Le comte de Larderel. — Fabrique diacide borique, à Larderello (Toscane) 65 Suède. Société des mines de houille, des verreries et des fabriques de poteries de Hôganaes (Scanie). . 69 MENTIONS HONORABLES. Allemagne du Nord. M. Boltze. — Usines à briques de Salzmiinde (province de Saxe) 73 Idem. M. Frédéric Kru pp. — Fonderie d'acier, à Essçn (Prusse rhénane) 75 Idem. Le consul Quistorp. — Fabrique de ciment, à Lebbin, près Stettin (Poméranie). 77 Idem. MM. Stumm frères. — Fonderie et forge, à Neunkircben, près Saarbruck( Prusse rhénane). . $0 Allemagne du Sud. M. Lothaire de Faber. — .Fabi;'iqMe . de crayons, à Stein, près Nuremberg (Bavière). . 82 Idem. MM. Haueisen et fils. — Fabrique de faux et faucilles, à Neuenberg (Wurtemberg) 85 Idem. M. Charles Metz. — Filature de soie , à Fribourg- en-Brisgau (grand -duché de Bade) .87 Autriche. M. Henri Drasché. — Houillères et usines à briques, en Hongrie et en basse Autriche 90 540 DOCUMENTS ANNEXÉS Idem. MM. Philippe Haas et fils. — Fabrique de tapis et de tissus pour meubles, à Vienne (Autriche). . 92 Idem. M. le chevalier de Vertheim. — Fabrique d'ou- lils et de coffres- forts , à Vienne (Autriche). ... 94 Belgique. Société des mines de Bleyberg (province de Liège) 96 Espagne. M. Vincent Lassala. — Domaine rural, à Masia-de-la-Mar, près Chiva ( province de Valence ) . 98 États-Unis. Colonie agricole de Vineland (New- Jersey) 100 Franck. Compagnie des verreries et cristalleries de Baccarat (Meurthe). 102 Idem. MM. Bouillon. — Forges à fer de Larivière, près Limoges (Haute -Vienne) 104 Idem. Le baron de Bussière. — Fabrique de machines, àGraffenstaden(Bas-Rhin) 106 Idem. Société des forges à fer de Châtillon et Com- mentry(Côte-d'Or et Allier) . 108 Idem. MM; Gros , Roman, Marozeau et C'®. — Filature de coton et fabrique de tapis , à Wesserling ( Haut- Rhin) 111 Idem. MM. Japy frères. — Fabrique d'horlogerie, à Beaucourt (Haut -Rhin) 113 Idem. MM. Legrand et Fallot. — Fabrique de rubans de coton , au Ban-de-la-Roche (Vosges et Bas-Rhin ) . 115 Idem. Compagnie des glaces de Saint-Gobain , Chauny et Cirey( Aisne et Meurthe) 119 Idem. M. Sarda. — Fabrique de rubans de velours, aux Mazeaux (Haute-Loire). • 122 Idem. MM. Steinheil, Dieterlen et C>«. — Filature de coton et fabrique de tissus, à Rothau (Vosges). . 125 Suède. MM. James Dickson et C'^. — Forges à fer et exploitations forestières du golfe de Bothnie. . . . 128 R — SUR LÀ REFORME SOCIALE 541 CITATIONS PROCLAMÉES DANS LA DISTRIBUTION SOLENNELLE DES RÉCOMPENSES. CoNFiÉDÉRATiON SUISSE. iDstitutions de bien public. . 131 Espagne. Coutumes spéciales de la Catalogne et du pays basque 136 Pays-Bas. Société du bien public 142 Portugal. Associations professionnelles 145 Russie. Les Artèles, ou associations d'ouvriers pour les travaux des villes 148 DOCUMENT R SUR l'ouvrage intitulé : La Réforme sociale l. L'auteur a entrepris, en 1858, la rédaction de cet ouvrage, sur la demande réitérée de personnes qui sont en situation de coopérer à la réforme de notre pays. Il y a groupé , sous une forme analytique , les faits recueillis dans ses voyages et qui n'avaient été exposés que par un petit nombre de spécimens dans les Ouvriers européens (0). La première édition, publiée en 1864 , a été suivie de deux autres, en 1865 et en 1867. L'ouvrage, se référant à la pratique des peuples prospères , interprétée par les Autorités so- ciales (S 5), tend à un but qu'on peut résumer en peu de mots : signaler les conditions de l'ordre ma- tériel et moral dans les sociétés de notre temps. Le plan du livre se rapproche beaucoup de celui qui a été suivi dans la présente publication. L'in- troduction a l'étendue d'un chapitre : elle expose la 1 La Réforme sociale en France, déduite de l'étude comparée des peuples européens, par M. F. Le Play, 3« édition; Paris, 1867 ; Dentu, éditeur, 3 vol. in-18. 542 DOCUMENTS ANNEXES méthode qui a guidé l'auteur, puis la distinction du vrai et du faux, telle qu'il Ta déduite du rap-. prochement des faits observés et de l'opinion des Autorités sociales. Sept chapitres traitent successi- vement des principales branches de l'activité hu- maine : ils ont pour objet la religion, la propriété, la famille , le travail , l'association , les rapports privés et le gouvernement. Dans chacun de ces cha- pitres, l'auteur décrit les mœurs et les institutions qui font le succès des peuples les plus prospères de notre temps , les causes qui ont amené la décadence partielle de notre pays, et qui nous ont empêché jusqu'à ce jour de fonder la réforme sur les cou- tumes de nos époques de prospérité ou sur les pratiques actuelles classées au premier rang par l'opinion des européens. Enfin la conclusion donne le résumé des modifications et des réformes qu'il y a lieu d'introduire successivement dans nos mœurs et nos institutions. Le sommaire suivant résume le plan et indique l'importance relative des diverses parties de l'ou- vrage. SOMMAIRE DES TROIS TOMES. Tome premier. — Avertissement, v à x. — Introduction, 1 à 92.- Ghap. P^ La Religion, 93 à 192. — Ghap. IL La Propriété, 193 à 320.— Ghap. III. La Famille, 321 à 448. Tome deuxième. — Ghap. IV. Le Travail, 1 à 208.— Chap.V. L'Association, 209 à 370. — Ghap. VI. Les Rapports privés, 371 à 459. Tome troisième. — Ghap. Vil. Le Gouvernement, 1 à 503. — Concision, 504 à 513. — Documents annexés, 515 à 547. FIN TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES CHAPITRE I®^. — LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL. Pages. § 1. — Nécessité de la distinction préalable du bien et du mal ^ § 2. — Le bien et le mal dans l'atelier de travail . 5 § 3. — Le personnel du travail et les classes diri- geantes 8 § 4. — La Coutume des ateliers et la loi du Déca- logue 15 § 5. — Les Autorités sociales, gardiennes de la Coutume 18 § 6. — La Coutume sous les trois régimes de la famille 22 § 7. — La prospérité ou la décadence dans l'ate- lier et la nation 27 § 8. — Le bien et le mal sous les deux régimes de contrainte et de liberté 29 § 9. — La géographie du bien et du mal .... 41 § 10. — Le bien et le mal dans l'histoire .... 51 § 11. — Les six époques de l'histoire, sur le sol de la France 62 § 12. — Ire Époque (1600 à 300 avant J.-C.) : La prospérité des Gaules pastorales et agricoles. . 63 § 13. — 2« Époque (300 avant J.-C. — 496 après J.-C): La décadence des Gaules, sous la domina- tion des cités et la centralisation des Romains ... 68 § 14. — 3e Époque (496-1270): La prospérité par l'émulation des deux clergés chrétiens , sous les insti- tutions féodales 72 544 TABLE ANALYTIQUE Paqes § 15. — 4e Époque (1270-1589) : La décadence, par la corruption des clergés et de la monarchie, sous les derniers Valois 85 § 16. — 5« Époque (1589-1661) : La prospérité, par rémulation des églises chrétiennes , sous les deux premiers Bourbons 95 § 17. — 6® Époque (depuis 1661) : La décadence, par le scepticisme, sous la corruption de la monar- chie absolue et les violences de la révolution. . . 105 § 18. — Les symptômes d'une prochaine réforme. 123 CHAPITRE II. — LA PIIATIQUE DU BIEN, OU LA COUTUME. § 19. — La Coutume conserve le bien à Taide de six pratiques essentielles 135 § 20. — \^^ Pratique : Permanence des engage- ments réciproques du patron et de l'ouvrier 139 § 21. — 2© Pratique : Entente complète touchant la fixation du salaire 143 § 22. — 3® Pratique : Alliance des travaux de l'a- telier et des industries domestiques, rurales ou ma- nufacturières 145 § 23. — 4® Pratique : Habitudes d'épargne , assu- rant la conservation de la famille et l'établissement de ses rejetons 151 § 24. — 5® Pratique : Union indissoluble entre la famille et son foyer 154 §25.-6® Pratique : Respect et protection ac- cordés à la femme 161 CHAPITRE III. — l'invasion du mal, ou la corruption. § 26. — L'origine du mal 168 § 27. — Caractères spéciaux du mal à l'époque actuelle 173 § 28. — Les deux formes principales de l'invasion du mal 178 ^ DES MATIERES . 545 Pages. § 29. — En Angleterre, le mal est venu de l'a- bandon de la Coutume 179 § 30. — En France, le mal est venu de Toubli du Décalogue . 183 § 31. — Comment s'est perdu, en France, le res- pect de Dieu , du père et de la femme 185 § 32. — Comment la perte du respect a détruit les six pratiques de la Coutume 195 CHAPITRE IV. — LE RETOUR AU BIEN , OU LA RÉFORME. § 33. — Le retour aux trois formes du respect et aux six pratiques de la Coutume 201 § 34. — Comment sera restauré , en France , le respect de Dieu 204 § 35. — Comment sera restauré le respect du père 215 § 36. — Comment sera restauré le respect de la femme 218 § 37. — La réforme , en résumé , doit surtout res- taurer la religion, rétablir le testament et répri- mer la séduction 221 CHAPITRE V. — LES OBJECTIONS ET LES RÉPONSES. § 38. — Réponse aux objections concernant la re- ligion 225 § 39. — l»"e Objection : L'idée de Dieu est réfutée par la science de la nature 227 § 40. — 2® Objection : Les avantages des reli- gions sont annulés par les inconvénients de la cor- ruption cléricale 241 § 41. — 3® Objection : Le catholicisme est devenu incompatible avec la liberté des peuples et les meil- leures aspirations de l'esprit moderne 245 § 42. — Réponse aux objections concernant la li- berté testamentaire 260 546 • TABLE ANALYTIQUE Pages. § 43. — 4« Objection : Selon la nature, les en- fants ont tous un droit égal à Théritage %i § 44. — 5® Objection : La liberté testamentaire a été condamnée par les principes de 1789 et par les traditions du premier empire 265 § 45. — 6« Objection : Le droit des enfants à l'hé- ritage conjure le scandale des captations exercées sur les pères 268 § 46. — 7® Objection : Les mœurs de la France repoussent la liberté testamentaire 276 § 47. — Réponse aux objections concernant la ré- pression des faits de séduction 292 § 48. — 8® Objection : La séduction n'est point un délit; c'est l'accord de deux volontés également libres 293 § 49. — 9« Objection : La responsabilité , en ma- tière de séduction , exposerait les riches à l'oppres- sion et à l'injustice 297 CHAPITRE VL — les difficultés et les solutions. § 50. — La réforme est surtout retardée par les fausses notions du bien et du mal 305 § 51. — Le retard de la réforme provient de six difficultés principales 308 § 52. — l^e Difficulté : L'esprit de révolution et le mépris des Coutumes nationales. 310 § 53. — 2® Difficulté : L'amoindrissement des Au- torités sociales 314 § 54. — 3« Difficulté : L'intervention exagérée des légistes et des fonctionnaires 321 § 55. — ¥ Difficulté : L'influence anormale des hommes qui font profession de parler ou d'écrire. . 330 § 56. — 5^ Difficulté: La corruption du langage et .l'abus de quatre mots , 333 § 57. — L'abus du mot liberté 338 DES MATIERES 547 Pages. § 58. — L'abus du mot progrès 344 § 59. — L'abus du mot égalité 347 § 60. — L'abus du mot démocratie. 355 § 61 . — 6® Difficulté : L'importance exagérée at- * tribuée aux formes du gouvernement 376 § 62. — La solution des six difficultés par l'imita- tion des peuples modèles , et par le retour à la Cou- tume des temps de prospérité 380 § 63. — La recherche des modèles par l'observa- tion comparée des peuples 386 § 64. — Les conditions naturelles qui rendent faciles aux peuples le respect de Dieu et la paix pu- blique 390 § 65. — Les institutions religieuses qui conservent le mieux le respect de Dieu 394 § Q'à. — Les institutions civiles qui conservent le mieux la paix publique 401 § 67. — Les modèles de la vie privée, dans la fa- mille , l'atelier , la paroisse et la corporation .... 404 § 68. — Les modules du gouvernement local , dans le département rural et la commune urbaine .... 413 § 69. — Les modèles du gouvernement central, dans la province et l'État 430 § 70. — Une grande nation modèle de notre temps . 465 § 71. — Le résumé sur le principe et la pratique de la réforme 474 § 72. — Le rôle des particuliers et des gouver- nants, au début de la réforme 483 DOCUMENTS ANNEXÉS. A. — Souffrances physiques et morales infligées en France aux vieux parents 489 B. — Opinion , usuelle en France, touchant la su- périorité de la jeunesse sur la vieillesse et l'âge mûr. 493 548 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES Pages. C. — Influence funeste exercée sur la jeunesse riche par le droit à Théritage 495 D. — Antagonisme suscité, dans les familles fran- çaises, par le partage forcé des héritages 499 E. — Opinions qui déterminèrent la Convention à établir le partage forcé bOO F. — Doctrine adoptée, en 1791, en matière de séduction 502 G. — Idées fausses de l'Assemblée nationale tou- chant rimmixtion de TÉtat dans le régime du tra- vaU 503 H. — Opinion de la presse locale de Savoie sur un inconvénient de la récente annexion 504 J. — Comment un peuple civilisé peut rétrogader jusqu'à l'état sauvage 506 K. — Opinion de Napoléon 1©^ sur le régime des successions 510 L. — Opinions diverses venant à l'appui de la li- berté testamentaire 512 M. — Déclarations de Napoléon III sur la néces- sité de la réforme morale . 526 N. — Avènement d'une littérature impartiale pour l'ancien régime en décadence, comme pour l'ère actuelle de révolution 527 0. — Sur l'ouvrage intitulé : Les Ouvriers euro- péens 531 P. — Sur la Société d'économie sociale et l'ou- vrage intitulé : Les Ouvriers des deux mondes, . 534 Q. — Sur le nouvel ordre de récompenses insti- tué, à l'Exposition universelle de 1867, pour les ateliers de travail où régnent le bien-être, la sta- bilité et l'harmonie 538 R. — Sur l'ouvrage intitulé : La Réforme sociale. 541 INDEX ALPHABÉTIQUE SIGNALANT SURTOUT! 1° La Coutume des ateliers, ou les six pratiques essentielles à Torganisation du travail. — 2° Les conditions naturelles, les mœurs et les institutions qui créent la Coutume avec la prospérité. — 3° Les conditions naturelles , les moeurs et les institutions qui désorganisent le travail et créent la déca- dence. — 4° Les causes qui ont amené , en France , l'abandon de la Coutume. — S'» Les trois réformes préalables nécessaires à la restauration des six pratiques de la Coutume. — 6» La réponse aux neuf objections , et la solution des six difficultés qui retardent les trois réformes préalables. Abandon de la Coutume , en France : ses causes, 183, 185, 195. Abus des mots : 5« difficulté , 333 , 338, 344, 347, 355. Adultère : l'une des origines du mal , 192. — son établissement officiel en France , sous l'ancien régime en décadence^ 94, 109, 192. Agriculture : moyen d'ordre mo- ral et de prospérité , 277, 405. — son principal vice en France, 279. Alliance des travaux de l'atelier et du foyer : 3« pratique de la Coutume, 145. Ancien régime en décadence : 6« époque , 105 : avènement d'une littérature impartiale sur cette époque, 527. Angleterre , exemples à imiter : respect de Dieu, 184, 194, 225; libertés du gouvernement local , 38; retour à la permanence des engagements, 182; réforme des mœurs sous George III , 184. Antagonisme social : l'une des formes apparentes du malaise et de la décadence, 2, 7; s'étend même aux croyants d'une même communion , 190. Armée : institution à la fois provin- ciale et centrale , 433 , 453. Arts usuels comparés aux arts li- béraux: 3. Assemblée nationale : idée faus- se sur l'organisation du travail, 503. Association dans le travail : er- reurs actuelles, 141. Atelier de travail : le bien et le mal, 5; le personnel du travail et les classes dirigeantes, 8; la Coutume et le Décalogue , 15 ; la prospérité ou la décadence, 27; les 6 pratiques essentielles , 135 ; les modèles , 5 , 404 ; alliance de l'atelier et du foyer, ou 3» pra- tique de la Coutume , 145. 550 INDEX . ALPHABÉTIQUE Autorités sociales : définition, VIII, 18; rôle aux bonnes épo- ques, IX ; rôle dans le gouverne- ment local , 413 ; amoindrissement actuel , 314 ; rôle au début de la réforme , 483. ' Autriche, exemple à imiter : re- tour récent vers les libertés pro- vinciales, 432. B Basque (le pays), exemples à imi- ter : libertés locales , 38 ; mœurs privées et publiques , 396. Bien ( le ) : le retour au bien , ou la réforme , 201 ; le bien dans la Coutume, 135. — et le mal : nécessité de la dis- tinction préalable , 1 ; dans l'ate- lier, 5 ; sous les deux régimes de contrainte et de liberté, 29; en géographie , 41 ; en histoire , 51 ; notion fausse retardant la réforme, 305. Bourbons (les deux premiers) : la prospérité de la 5» époque , 95. Bureaucratie : 3« difficulté de la réforme , 327. — dans PÉglise romaine : exagéra- tion du zèle religieux , 190. Campagnes : distinction des campa- gnes et des villes dans le gouver- nement local, 414, 421. Canada : exemples à imiter, 405 , 407. Captations exercées sur les pères : 6e objection , 268. Catholicisme : abus et objections , 241,245; bienfaits, 471. Chasteté : son importance , 161 , 162. Classes dirigeantes : rapports avec le personnel des ateliers , 8 ; contraste entre le passé et le pré- sent , 14 , 175 ; source ordinaire de la corruption , 10. Classes supérieures et inférieures : définition , 353. Clercs : cause de prospérité , 3« et 5e époque , 72 , 95 ; cause de dé- cadence, 4e époque, 85 ; régénérés à l'époque actuelle, 105; 2e et 3e objection, 241, 245; grands services au Canada , 465. Colonies: rôle essentiel, 153, 404, 463. Communes urbaines : rôle dans le gouvernement local, 421. Communisme : naissant du partage forcé , 288.' Concurrence. Elle féconde par l'é- mulation les arts usuels, et encore plus les arts libéraux, notamment: l'enseignement religieux , 74 , 96 , 100 ; l'enseignement supérieur des lettres et des sciences , 436. Conditions qui créent la Coutume et fondent la prospérité , 15 , 43, 54, 56, 135, 169, 201, 380, 390, 394,401. Conditions qui désorganisent le tra- vail et provoquent la décadence , 46 , 54 , 168 , 305. — elles peuvent être neutralisées : par le développement de la loi morale , 48 , 58 ; par deux moyens de réforme , 380. Contraste entre l'Orient et l'Occi- dent , 2, 42, 43, 46 ; les caractères de l'antagonisme social dans le passé et le présent, 175, 176; les arts usuels et les arts libéraux , 3. Corruption : émanant surtout des gouvernants et des clercs, 168, 170, 241. Cours de justice ( hautes ) : insti- tutions provinciales, 431. Coutume des ateliers, comprenant 6 pratiques essentielles : 1" pra- tique , permanence des engage- INDEX ALPHABETIQUE 551 ments, 139; 2e pratique, entente sur le salaire , 143 ; 3« pratique , alliance des travaux de l'atelier et du foyer, 145; 4« pratique, habi- tude de l'épargne , 151 ; 5* pra- tique, possession du foyer, 154; 6« pratique , respect et protection de la femme, 161. — rapports avec : le Décalogue, 15 ; les Autorités sociales , 18 ; la fa- mille, 22; la réforme, 201. DÉCADENCE : définition ; 27; les 3 époques de décadence, en France, 68,85,105. Décalogue : ses rapports avec la Coutume, 15; oublié en France, 183. Démocratie (abus du mot), 355. Département rural : rôle dans le gouvernement local, 414. Difficultés (les 6) qui retardent les 3 réformes : 1^ difficulté , l'es- prit de révolution , 310 ; 2* diffi- culté , l'amoindrissement des Au- torités sociales , 314 ; 3» difficulté, le pouvoir des légistes et des fonctionnaires , 321 ; 4» difficulté , le pouvoir des orateurs et des écrivains, 330; 5e difficulté, l'a- bus des mots^ 333; 6e difficulté, les formes du gouvernement, 376. Distinction de l'Église et de l'É- tat , 248 , 487. Domaines agglomérés et familles stables , 277. Domaines morcelés et familles in- stables, 278 Économie sociale (société d'), 534. Écrivains : 4e difficulté, 330; avé nement d'une littér atur impar- tiale, 527. Engagements (permanence des) : Ire pratique , 139. Enseignement primaire et secon- daire , 410 ; supérieur, 435. Épargne ( habitude de 1') : 4e pra- tique, 151 ; aberrations de certains ouvriers, 506. Époques de l'histoire (les 6), sur le sol de la France : l^e époque , la prospérité des Gaules pasto- rales, 63 ; 2e époque, la décadence des Gaules urbaines , 68 ; 3e épo- que, la prospérité, par l'émulation des deux clergés , sous les institu- tions féodales , 72 ; 4e époque , la décadence par la corruption des deux clergés et de la monarchie féodale , 85 ; 5e époque , la prospé- rité par l'émulation des églises chrétiennes, sous les deux pre- miers Bourbons, 95; 6e époque, la décadence par le scepticisme, sous l'ancien régime en décadence et la révolution , 105 ; avènement prochain d'une 7e époque , 123. État : les modèles, 430; un grand État modèle de notre temps , 465. États-Unis ; causes de la prospé- rité , 35 , 364 ; symptômes de cor- ruption , 370 ; erreur de M. de Tocqueville sur le développement fatal de la Démocratie , 363. — Bons exemples à imiter : respect de Dieu , 36 ; libertés du gouver- nement local , 369 ; prescriptions locales sur le repos dominical, 36; contrôle du commerce des caba- retiers, 38. Famille : les 3 régimes, 22 ; les mo- dèles , 404. Femme : respect et protection; 6e pra- tique, 161 ; perte du respect, en France, 185; retour au respect, 218; 8e et 9e objection , 293 , 297 552 INDEX ALPHABETIQUE intervention scandaleuse dans la vie publique , 192. FÉODALITÉ : 3« époque , 72. Fonctionnaires : 3« difficulté, 321 ; intéressés à la réforme, 328; res- pect des droits acquis , 329. Force publique : du département , 418; de la province, 433; de l'É- tat, 453. Foyer : alliance des travaux de l'a- telier et du foyer ; 3« pratique , 145. — (possession du) : 5" pratique, 154. France. Traits cités touchant ses mœurs et ses institutions. — Traits à conserver : beaux exem- ples individuels de travail^ de talent et de vertu , ix , 132 ; per- sistance de l'esprit de réforme, 124 ; aptitude , toute nouvelle , à concilier la réforme et la paix pu- blique, 126; bienfaits d'une litté- rature nouvelle, 127; heureuse influence des ateliers de travail fidèles à la Coutume , 128 ; vertus de la jeunesse vouée au travail, 128; dévouement sincère à l'hu- manité, 129 ; qualités de la langue française, pour la distinction du vrai et du faux, 130; émulation suscitée par le désir de la fortune et des honneurs, 132; traditions de vérité , conservées par des hommes éminents, 512 , 526, 527. • — Traits à réformer : aberrations de l'opinion publique en matière d'histoire, 52; alliance des vices de l'ancien régime et de la révo- lution , 121 ; mobilité extrême des textes et des formes de la souve- raineté , 122 ; antagonisme des di- verses classes de la société , 176 , 190 ; corruption progressive des masses, 176; perte des trois prin- cipales formes du respect, 186, 202; scepticisme croissant parmi les masses , 188 , 509 ; perte du respect de Dieu, 189; discordes religieuses parmi les croyants, 190 ; habitudes d'intolérance et de bureaucratie, transportées de la vie civile dans la vie religieuse , 190; amoindrissement de l'auto- rité paternelle, 191 , 493, 495, 500; perte du respect de la femme, 192; abandon des six pratiques de la Coutume , 195 ; libations du lundi et du mardi, 207; corrup- tion électorale, 233; mesquines contestations entre l'Église et l'É- tat, 247; oinnipotence de l'État devant l'individu , la famille et les associations privées , 250 ; erreurs touchant la liberté testamentaire, 260, 495, 499, 500, 504 ; encou- ragements à l'instabilité et des- truction de la stabilité dans la famille et le domaine rural , 277 ; désordres émanant de l'impunité de la séduction , 299 ; fausses no- tions du bien et du mal , 305 ; es- prit de révolution et mépris de la Coutume, 310; amoindrissement des Autorités sociales , 314 ; in- tervention exagérée des légistes et des fonctionnaires , 321 ; in- fluence anormale des orateurs et des écrivains de profession , 330 ; corruption du langage , 333 , 338 , 344, 347, 355; importance exagé- rée attribuée aux formes du gou- vernement, 376; démembrement des provinces , 425 ; servitudes de la vie privée et du gouvernement local , 426 , 428 ; trois vices essen- tiels dans le gouvernement, 452. G Gouvernants : source ordinaire de corruption, 168, 170. Gouvernement : local , 413 ; pro- vincial, 430; central, 440. INDEX ALPHABETIQUE 553 — 3 vices essentiels en France : excès de centralisation dans les localités; manque de centralisa- tion dans l'État; destruction de la province , 453. Guerre : nécessité du retour au droit des gens , 459. H Harhoicib sociale : l'une des for- mes apparentes du bien-être et de la prospérité ,2,5. Henri IV : la prospérité sous son règne , 5« époque , 95. Hiérarchie et égalité , 349. Histoire : succession du bien et du mal , 51 ; alternances de prospé- rité et de décadence , 51 ; fausses notions propagées en France , 52 ; les 6 époques en France , 62. I Inégalité (esprit d') en France, 350. Innovation ( esprit d' ) , 449. Institutions et mœurs qui provo- quent : la prospérité, 390, 402 ; la décadence, 401. Jeunesse : influence abusive attri- buée par l'opinion , 493 ; par le droit à l'héritage , 495. Jurisprudence : diversité selon les provinces, 432. Jury : institution indispensable, sur- tout aux peuples libres , 416. Justice (organisation de la) : dé- partement rural, 414; commune urbaine, 422; province, 431 ; État, 452. Langage ( corruption du ) : 5« diffi- culté , 333 ; abus de quatre mots , 338,344, 347,355. LÉGISTES : rôle à la 4« époque , 85; 3« difficulté, 321. LmERTÉ (régime de) : définition, 29; abus du mot, 338. Libertés locales : pratiques usuelles, 413. — observation comparée de l'étran- ger et de la France , 428. LmERTÉ RELIGIEUSE : en Angle- terre, 247; au Canada, 468, 471; aux États-Unis, 247; en Prusse, 247; en France, 96, 245, 249, 259, 407, 487. Liberté testamentaire : l'une des 3 réformes préalables, 221 ; 4«, 5«, 6« et 7« objection, 260; opinion de la Savoie , 504 ; opinions di- verses à l'appui de la réforme, 512 ; pétition de 130 commerçants, 495. Louis (saint) : la prospérité sous son règne , 3« époque , 72. Louis XUI : la prospérité sous son règne , 5« époque , 95. Louis XIV : la décadence sous son règne , 6« époque , 105. Magistrats : du gouvernement lo- cal , 414 ; des trois Cours suprê- mes, 431. Majorats du premier empire , 266 , 611. Mal (le) : origine, 168; caractères à l'époque actuelle, 173; l'inva- sion sous deux formes, 178; l'in- vasion en Angleterre, 179 ; l'inva- sion en France , 183. M AN u r AC T u R E s ( agglomérations des): en Occident, 46; en An- gleterre, 179; en France, 183. 554 INDEX ALPHABETIQUE Mariage : vrai fondement des mœurs « de la Coutume des ate- liers et de la société entière, 161 , 197 ; abandon par beaucoup d'ou- vriers parisiens, 194. — stérilité en France, et partage forcé, 474, 500. Milice : force publique du gouver- nement local , réserve de l'armée, 418, 433. Ministres du culte : dans l'his- toire, 65, 73, 74, 90, 97, 101 ; dans la paroisse , 407. Modèles : la réforme par l'imitation des modèles , 380 ; recherche des modèles, 386. — les modèles : dans la vie privée , 404 ; dans le gouvernement local , 413; dans le gouvernement cen- tral, 430. — une grande nation modèle, 465. Mœurs : les mœurs et le testament, 276 ; les mœurs modèles de la vie privée , 404. MoMOGRAPHiES dc famiUcs : base de l'observation comparée des peu- ples , 386 , 531 , 534. Monopoles (tendance vers les) : blessant, en France, l'égalilé lé- gitime, 351. Morcellement des domaines ru- raux : infériorité de ce régime. 279. Moyen âge : erreurs au sujet de cette époque , 52 , 77, 473. N Nations : bienfaisante influence des petites nations , 396 , 441 ; une grande nation modèle de notre temps, 465. Nomades , ou pasteurs asiatiques : prospérité permanente, 56; élé- ments de prospérité , 390 ; hiérar- chie naturelle , 391 ; religion na- turelle, 392. Normandie (anciennes mœurs de la ) : conservées au Canada , 470 ; leur supériorité sur celles du temps actuel , 473. Objections (les 9) qui relardent les 3 réformes : Ire objection. Dieu et la science, 227; 2« objection, la corruption des clercs , 241 ; 3* ob- jection , les abus du catholicisme , 245 ; 4a objection , le droit à l'hé- ritage , 261 ; 5« objection , les principes de 1789, 265; 6* objec- tion , les captalions , 268 ; 7« ob- jection, les mœurs et le testament, 276 ; 8« objection , la séduction et l'égalité , 293 ; 9« objection , la sé- duction et la richesse , 297. Observation comparée des peu- ples : principal moyen de réforme, 386 ; méthode d'observation , 531 , 534. Occident et Orient : contraste dans la condition des sociétés, 43, 46. Orateurs : 4e difficulté , 330. Ordre moral et ordre matériel : contrastes, 55. Ouvriers des deux mondes (ou- vrage intitulé LES ) , 534. Ouvriers et patrons : voir Cou- tume. Ouvriers européens (ouvrage in- titulé les], 531. Paix publique et respect de Dieu : caractères de la prospérité , 28. — sont la mesure du service relatif: des localités, 390 ; des institutions civiles, 401 ; des moyens de gou- vernement , 404 , 413 , 465. Palliatifs aux maux actuels : ils préoccupent les réformateurs con- INDEX ALPHABËTIQUË 555 temporains plus que les vrais re- mèdes , 135. Paroisse : les modèles , 407 ; la li- berté paroissiale, 410. Partage force : source de désor- dres sociaux, 495, 499; opinions de la Convention , 500 ; opinion de Napoléon 1er , 510 ; opinions di- verses, 512. Pasteurs asiatiques : voir No- mades. Patrons et ouvriers : voir Cou- tume. Patronage volontaire , ou 1" pra- tique de la Coutume , 139. PÈRE : voir Respect du père. Permanence des engagements , ou Irc pratique de la Coutume , 139. Peuples nomades ou sédentaires : contraste des conditions natu- relles , des mœurs et des institu- tions, 42, 44, 46, 55, 390, 394. Prêtres : voir Clercs^ Minis- tres DU culte. Privilèges (tendance vers les) : blessant , en France , l'égalité lé- gitime, 351. Progrès (abus du mot), 344. Prospérité : définition , 27 ; 3 épo- ques en France , 63 , 72 , 95 ; 2e moyen de réforme ; retour à la coutume des temps de prospérité , 380. Province : les modèles, 430; sa destruction en France, l'un des 3 vices essentiels du gouvernement, 453. Prusse. Bons exemples à imiter : libertés du gouvernement local, 38; liberté religieuse, 247, 255; organisation provinciale de Tar- mée, 433. Quakers, ou Société des Amis : rôle parmi les communions chré- tiennes, 243. — principes touchant le serment et l'usage des armes, 457. EIapports sociaux divers : antago- nisme social; caractère dominant de l'époque actuelle , 177, 352. — de l'Église et de l'État, 247, 394. — des patrons et des ouvriers, 135, 139, 199. — des nations : désordres actuels , 453, 462. Bécompenses (nouvel ordre de), in- stitué à l'Exposition universelle de 1867, 538. RÉFORME : symptômes d'une pro- chaine réforme , 123 ; les palliatifs et les vrais remèdes, 135 ; résumé sur la réforme , 221 , 474 ; causes du retard , 305 ; six difficultés principales, 308; rôle des parti- culiers et des gouvernants, 483; déclaration de Napoléon 111 sur la réforme morale, 526. RÉFORME SOCIALE (ouvrage intitulé la), 541. RÉFORMES (les 3) préalables : re- tour aux 3 formes du respect et aux 6 pratiques de la Coutume, 201 ; le respect de Dieu , 204 ; le respect du père, 215; le respect de la femme, 218; précis des 3 réformes : restaurer la religion , rétablir le testament , réprimer la séduction, 221. RÉGIMES ( les deux ) : la contrainte , 30; la liberté, 33; caractères com- muns aux deux régimes , 34 ; rap- ports entre les régimes civils et religieux, 394. Religion : trait le plus important de l'organisation sociale, 34; Ire, 2e et 3e objection , 227, 241 , 245 ; mœurs et institutions qui conser- vent les croyances, 390, 394. 556 INDEX ALPHABETIQUE Respect (les 3 formes du), 185^ 195, 201. Respect de Dieu : oubli, 183; 3 objections, 225; restauration, 201, 221 , 390., 394 ; voir Paix publi- que. Respect de la femme : oubli , 192 ; 2 objections , 292 ; restauration , 218. Respect du père : oubli , 191 ; 4 'objections, 260; restauration, 215. Respect et protection de la FEMME : 6« pratique de la Cou- tume, 161. RÉVOLUTIONS de l'ère actuelle : 6« époque , 119 ; l'esprit de révo- lution, ou la Ire difficulté, 310; avènement d'une littérature im- partiale sur cette époque , 527. Russie. Exemples à imiter : fermeté des croyances religieuses , 31 ; li- bertés locales , 38. S Salaire (entente sur le) : 2« pra- tique de la Coutume, 143; doc- trine erronée propagée par l'An- gleterre, 181. Scandinaves (États). Bons exem- ples à imiter : libertés locales, 38 ; alliance de l'agriculture et de l'industrie, 45. Scepticisme : alternances de foi et de scepticisme en France , 91 , 96, 115, 120,127. — social des Français, 227 ; de Mon- taigne et Charron , 228 ; de Vol- taire, 229 ; de J.-J. Rousseau, 229 ; de Jefferson , 230 ; a pour origine la corruption, et pour remède la réforme du clergé , 228 , 230. — scientifique des Allemands: ex- posé de la doctrine , 231 ; réfuta- tion ^ 234. Science : Ire objection , Dieu et la science, 227. Séduction : répression , l'une des 3 réformes préalables , 221 ; 8« et 9e objection, 293, 297; doctrine de la Terreur, 502. Stérilité du mariage : conséquence du partage forcé, cause d'affai- blissement pour la France, 474, 500. Succession ( les 3 régimes de) : rap- ports avec l'organisation de la famille , 22 ; changement de ré- gime , l'une des trois réformes préalables , 221 ; rapports avec la fécondité du mariage et avec l'ex- pansion coloniale, 194, 500. — AB intestat : chez les peuples prospères, les mœurs subordon- nent la loi écrite à la Coutume ab intestat et au testament , 287, 520 ; voir Libertés testamen- taires , Majorats , Partage forcé. Suffrage (le droit de) et la cor- ruption, 372, 373, 447, 448. Suisse : Bons exemples à imiter : libertés locales, 38; fermeté des croyances religieuses, 396. Taxes sur le revenu des immeu- bles : bases du régime financier dans le gouvernement local , 420. Terreur (régime de la) : corruption des mœurs , 502 ; désorganisation de la France , 503 ; inoculation du communisme , 503 ; destruction des trois formes du respect , 187 ; opinions sur le partage forcé, 500 ; opinions sur la séduction , 502. Testament : chez les peuples libres, son autorité est supérieure à celle des lois écrites, 287, 520. Théories d'histoire : fausses no- tions propagées en France, 52. Tradition (respect de la) : ses bien- faits , 19, 139, 449. INDEX ALPHABÉTIQUE 557 — maux dérivant du mépris de la tra\dilion, 172, 310, 312. Transmission intégrale des im- meubles. Ses bienfaits : dans l'or- ganisation du travail , 152 ; dans l'organisation spéciale des domai- nes ruraux, 277. Travail (organisation du) : rap- ports avec l'ensemble de l'orga- nisation sociale, 1 ,* fondée sur les 6 pratiques de la Coutume, 15, 135; désorganisation partielle, 158, 183, 185, 195 ; moyens de réfo/me, 201; objections, 225; difficultés, 305; solutions, 380. — idées fausses et dangereuses pro- pagées : par les réformateurs con- temporains, 141 ; par les gouver- nants , sous le régime de la Ter- reur, 503. Turquie. Bons exemples à imiter : libertés locales, 38; fermeté des croyances religieuses, 395. Union canadienne : une grande na- tion modèle de notre temps ^ 405 , 407. Unions de paroisses rurales : élé- ment essentiel à l'organisation des campagnes, 215. Universités : institution provin- ciale , 435 ; principe de la concur- rence , essentiel à l'enseignement supérieur, 436. Valois (les derniers) : la décadence, à la 4« époque , 93. Vie pastorale : conditions . natu- relles de l'ordre moral et de la prospérité , 43 , 390. Vie privée. Les modèles dans : la famille , 25 , 29, 404 ; l'atelier, 29, 136, 405; la paroisse, 255, 407; la corporation , 410. Vie publique. Les modèles dans : les unions de paroisses rurales, 415; le département rural, 414; la commune urbaine, 421 ; la pro- vince, 430; l'État, 440, 465. Vieillesse : triste condition qui lui est faite , en France : par les pas- sions révolutionnaires , 500 , 501 ; par l'opinion, 493, 495; par le droit des enfants à l'héritage, 489, 490 , 491 ; par l'abus du principe d'uniformité dans les instituti(His civiles, 251, 504. Villages a banlieue morcelée : organisation vicieuse de l'agricul- ture , 279. Villes : distinction des villes et des campagnes dans le gouvernement local, 414, 421. LISTE Des Autorités sociales et des Auteurs cités à Tappui : des trois réformes préalables, respect de Dieu (1« r.), respect du père (2« r. ) , respect de la femme (3« r. ) ; et de diverses vérités (d. v.). About: (E.) d. v., 127 ; 2« r., 522. — Adams (J.): d. v., 35. — Ailly (Pierre d') : 1" r., 90. — Albert le Grand : d. v., 436. — Allan (F.) : d. V., 537.— Ancel ( J.): 2» r., 525. — Arjuzon (comte d') : 2« r., 525. — Assolant (Alfred) : d. v., 127; 2e r., 300. — Athénée; d. v., 69. — Auvray (L.): d. v., 536. — Avalle (E): d. V., 535; 536; 537.— Aygue- vives (comte d'): 2* r., 525. B Badier (A) : d. v., 537. — Barbier : d. V., 172.— Barlholoni : 2* r., 525. — Beauveau ( Prince Marc de ) : 2e r., 525. — Bethmont : 2« r., 525. — Bienaymé: d. v., 533. — Blan- chard (F.) : d. V., 536. — Blanqul (A) : d. V., 174. — Boigne (comte de) : 2e r., 525. — Bonald (de) : 2e r., 235 ; d. V., 306 ; 378;* 2e r., 379; d. V., 380. — Bonjean: 2e r. , 490. — Bossuet : l" r., 90. — Bourlon : 2e r., 525. — Boussingault : d. v., 533. — Brunet ( G) : d. v., 109. — Bûcher de Chauvigné : 2e r., 525. Caflfarelli (comte): 2e r., 525.— Callay : d. v., 537. — Cambacérès : 2e r., 501.— Cazalès : 2e r., 513.— Châle : d. v., 536. — Champagny ( comte Jérôme-Paul de ) : 2e r., 525. — Champagny (comte Napoléon de) : 2e r., 525.— Chapin (W) : 3e r., 166 ; d. y., 538. — Charles (L) : d. y., 80; 82. — Charron (Pierre) : Ire r., 91. — Chenu ( J.-C.) : l^e r., 32.— Cherrier (C. de): d. v., 91. — Chevalier ( Michel ) : 3e r. , 166. — Chiseuil (de) : 2e r., 525. — Clary (vicomte) : 2e r., 525. — Cochin ( Augustin ) : d. v,, 536. — Cœhorn (baron de) : 2e r., 525. — Commines (Philippe de) : d. v. , 93. — Cons- tant (Benjamin) : 2e r. , 518. — Coquille : d. v., 88. — Coronel ( S ) : d. y., 537. — Cotte (N.): d. v., 535 ; 536. — Couleaux : 2e r. , 525. — Courteille : d. v., 536.— Cousin : d. v., 98; 104; 172. Dalmas ( de) : 2e r., 525. — Darboy (Mgr) : Ire r., 342. — Dauby (J): d. v., 536.— Daumier: 3e r., 301. — Defourny ( l'abbé ) : d. v., 78. — D^lbet (E.) : d. y., 535; 536. — Delisle (Léopold) : d. v. , 81. — Devey ( J.) : d. v., 535. — Diergardt (baron de) : d. v., 538. — Dietrich (de) : d. v., 539. — Dollfus (Ca- mille ) : 2e r., 525. — Donnât ( Léon ) : d. V., 537. — Dumas fils (Alexan- dre) : d. V., 127; 2e r., 300.— Du- noyer (Charles): 2e r., 519. — Du- panloup ( Mgr) : d. v., 338. — Dupin (aîné) : 3e r., 171; 301. — Dupin 560 LISTE DES AUTORITES SOCIALES (baron Charles) : d. v., 533. — Du- plan : 2e r., 525. — Dupont ( Paul ) : 2« r., 525. Etcheverry : 2« r., 525. Faugère: 3« r., 103. — Félix (le R. P.): Irer., 188; 227; 250.— FociUon ( Adolphe ) : d. v., 535 ; 536. — Fraysslnous ( l'abbé ) : l" r., 188. G Garnier (Charles): d. v., 127. — Gasparin (de) : d. v., 533. — Gau- tier (J.) : d. V., 536; 537. — Gelli- bcrt des Béguins : 2« r. , 525. — Geoffroy de Villeneuve: 2« r., 525. — Georges III: d. v., 184.— Ger- main : d. V., 80. — Gerson (Jean) : Ire r., 90.— Gigot (Albert): 3« r., 302. — Girardin (Emile de): d. v., 127. — Goguel : d. V., 537. — Gol- denberg: d. v., 164; 539. — Gra- nier de Cassagnac: 2« r., 525. — Gratry (le R. P.) : d. v., 61 ; 122. — Grouchy (vicomte de); 2«r., 525. Guérard: d. v., 81. H Hanaûer (l'abbé): d. v., 81.— Havrincourt ( marquis d' ) : 2« r. , 525. — Hébert (F.) : d. v., 535.— Helme (E.): 2« r., 291. — Henon : 2e r., 525. — Henri IV : d. v., 95 ; 216 ; 463. — Héricault ( Charles d' ) : d. v., 127. — Hérouard ( J.) : d. v., 95; 97; 98. — Hue (l'abbé) : d. v., 44 ; 59 ; 391 ; 1" r., 392. — Hurler : Ire r., 90. — Hyacinthe ( le R. P. ) : Ire r., d88. Innocent III: Ire r., 90. — Isoard (Mgr): Irer., 211. Jannet (Claudio) : 2e r., 291. — Jeflferson (T.) : d. v., 193; 230; 279; 373. — Joinville : d. v. , 81 ; 82 ; 460; 463. K Kent : d. V., 374.— Ketteler (Mgr) : d. V., 251 ; Ire r., 252. — Kolb-Ber- nard: 2e r., 525. Lacordaire ( le R. P.) : l'e r., 188. — Lambrecht : 2e r., 525. — Lan- frey (P.): 2e r., 127; 529.— Lar- derel (comte) : d. v., 539. — La Tour (comte de) : 2e r., 525. — Le- gouvé (E.) : 2e r., 491 ; 524. — Le Play (F.): d. v., 67; 316; 387; 391 ; 535. — Le Play (Albert) : d. V., 429. — Liebig: d. v., 538. — Louis XI : d. V., 382. — Louis XIII : Ire r., 98. — Lubonis: 2e r., 525. M Madison ( J.) : d. v., 35. — Main- tenon (Mme de): ire r., 111. — Maistre (Joseph de): d. v., 103; 124; 130; 306. — M^me : d. v., 539. — Marmier ( duc de ) : 2e r. , 525. — Martel : 2e r., 525. — Martin (H): 3e r., 65. — Mathieu : d. v., 533. — Maurer (de): d. v., 81. — Metz (Charles) : 3e r., 167. — Min to (comtesse de): d. v., 187. — Mon- taigne : d. V. , 91 ; 92 ; 2e r., 94 ; d. V. , 171 . — Montalembert ( comte de ) : Ire r., 74 ; 188 ; 257. — Montesquieu : d. V., 52 ; 118 ; 3* r., 162; 2e r., 262 ; d. V., 298; 357; 2e r., 360; d. v., 360; 361; 381. - N Napoléon 1er : 2e r., 510. — Na- poléon III : d. V., 41 ; 126 ; 427. — Napoléon (S. A. I. le prince) : d. V., 41. ET DES AUTEURS CITÉS A L'APPUI 561 Oller (l'abbé) : Ire r., 471.— Olli- vier (Emile): l^e r., 487. Palluel : 2* r. , 525. — Persigny (duc de): 2» r., 522. — Peruzzi (U.): d. V., 535. — Phélippeaux : 2« r., 501. — Pinart: 2* r., 489; 521. — Pissart : 2» r. , 525. — Plancy (vicomte de) : 2* r., 525. — Plu- tarque : 3e r., 65. — Portails : 2* r., 516. — Prévost - Paradol : d. v. , 127. — Proudhon (P.-J.) : 1" r., 16. — Prugnon : 2e r., 514. Ravignan ( le R. P.) : Ire r., 188.— Rayneval (comte de ) : 2e r., 500. — Reinac (baron de) : 2* r., 525.— Renan (E.):d. v., 119; 121; 127; 527, — Reybaud ( Louis ) : d. v. , 172; 174. — Ribbe (Charles de) : d. y. , 342. — Richelieu ( cardinal de) : d. v., 437.— Robert (Charles) : d. v., 536. — Roguès (A.) : d. v., 536. — Rouher:d. v.,387. S Saint Bernard : Ire r., 89.— Saint- Léger (Albert de) : d.«v., 535. — Saint Louis ; d. v , 83 ; 84.— Saint- Simon (duc de) : d. V., 98; 112 114; 153 ; 172. — Sardou (V.) 3e r., 301. — Schneider : d. v., 387 639. — Simon (Jules): d. v., 174 3e r., 295.— Simonin ( L.) : d. v., 536 537. — Soliman El Haraïri : d. v., 536. — Staub: 3e r., 166; d. v., 538. — Strabon : 3e r. 66 ; d. v. , 67. Talabot ; 2e r., 525. — Teissier (0): d. V., 159. — Terme: 2e r., 525. — Thierry (Amédée) : 3e r., 65; d. V., 76. — Thierry (Augus- tin ) : d. y., 52 ; Ire r., 73 ; 2e r., 74 ; d. y., 60. — Thiers : d. y., 120. — Thuriot : 2e r., 501. — Tillemont ( Le Nain de ) : 1" r., 82. — Tocque- ville (A. de): 1" r., 35; 229; 237; d. y., 365; 370; Ire r., 375. — Tous- saint (P.-A.): d. y., 536.— Trop- long : 2e r., 287; 520. — Trueba (de): d. v., 7. Urquhart (David) : Ire r., 458; d. v., 460. V Veauce (baron de) : 2e r., 526. — Villermé: d. v., 172; 174; 3e r., 295; 299. — Vlan^aly : d. y., 391. — Voltaire : d. y., 116; 129. W Walker : d. y., 372. — Washing- ton (G.) : d. y., 36.— Weiss (C.) : d. y., 111. — Wendel (de) : 2e r., 526. X Xénophon : d. y., 337; 358; 359; 360; 381. Y Young (Arthur) : 2e r., 26. 9. — Tonrs, Irapr. Mame. f i T iiiiiiH 3 9015 02839 4727 00 NOT RENOVE OR MUTf "^